Une légère brise vespérale caressait les mollets de la jeune fille qui avait caché sa magnifique chevelure noire sous un foulard aux reflets argentés. Teratsu avait disparu de la voûte céleste et seuls les rougeoiements de la ligne d'horizon trahissaient son récent passage. Ayma respira avec volupté les parfums de la nuit, ceux que la ville exhalait quand la chaleur de la journée laissait place aux senteurs florales mêlées à celles de la pierre encore chaude.

Assise sur les marches du temple, Riwif attendait patiemment son amie. Elle serrait contre elle un sac en tissus qui était maintenu fermé par un ruban rouge. A la vue d'Ayma, elle se leva et l'entraîna vers un passage couvert qui s'ouvrait non loin du temple et débouchait sur une petite rue. Celle-ci, à l'instar de la plupart des rues de la capitale, longeait un canal sur lequel dansaient de petites embarcations. Elles marchèrent quelques instants, puis la rue s'ouvrit sur une place décorée de lanternes multicolores qui jetaient des reflets chatoyants sur les murs clairs des maisons.

A leur vue, le coeur d'Ayma se serra de nostalgie et elle ne put s'empêcher de songer à Monas, sa ville natale que l'on surnommait "la ville aux mille lanternes". Elle se demandait ce que faisait sa tante Cymaïa... Pensait-elle à eux ? Etait-elle inquiète ? Son oncle Ojas voguait-il toujours sur le vaste océan ou bien était-il rentré à la maison ? La jeune fille soupira et reporta son attention sur l'endroit où elles se trouvaient.

Des dizaines de personnes étaient assises par terre, formant de petits groupes disparates. Riwif saisit le bras d'Ayma et la conduisit jusqu'à l'un de ces groupes. Une jeune fille, assise à côté d'un vieil homme qui accordait un instrument de musique à cordes qu'Ayma n'avait jamais vu auparavant, les aperçut et vint à leur rencontre. Sa démarche aérienne faisait tourbillonner ses jupes et ses cheveux châtain et lisses cachaient une partie de son visage. Elle ramena ses mèches derrière ses oreilles et Ayma put découvrir ses yeux clairs et son expression rieuse.

- Riwif, tu as amené une amie ! Je suis certaine que tu es la fameuse Ayma dont elle n'arrête pas de parler ! s'exclama-t-elle.

- Ayma, je te présente Jexa, c'est une disciple de Dintjan.

Ayma comprit alors pourquoi la jeune fille avait une démarche aussi gracieuse : elle était une disciple de la déesse de la danse. Jexa virevolta sur elle-même en riant aux éclats avant d'ajouter :

- Venez ! Tsuki se lève ! ça va commencer !

A peine avait-elle achevé ces paroles que des notes de musique s'élevèrent, d'abord timides, puis avec plus d'assurance... Les accords dialoguaient entre eux, flottant dans l'air nocturne. Ayma avait l'impression que les battements de son cœur faisaient écho au rythme des percussions. L'étrange instrument à corde du vieil homme jouait une mélodie lancinante qui glissait sur sa peau... La jeune fille se rendit compte que la chanson avait pris possession de son corps qui se mouvait doucement, battant la mesure... Seule sa timidité l'empêchait de se joindre aux danseurs qui entouraient Jexa.

Soudain, une cascade de notes plus aiguës attira son attention... Riwif s'était assise à côté du vieux musicien et avait sorti de son sac une grande flûte en bois. Ayma contempla son amie, fascinée... Les doigts de la jeune prêtresse couraient sur l'instrument avec une réelle virtuosité. Ayma n'en croyait pas ses yeux... ni ses oreilles ! Riwif était si talentueuse !

La musique s'était emparée d'elle et lui donnait une aura qu'Ayma n'avait observé qu'une seule fois auparavant : c'était quand Riwif avait retrouvé un livre très ancien qu'elle cherchait depuis longtemps. Lorsqu'elle avait enfin posé la main sur sa couverture craquelée, son visage s'était illuminé et son regard était devenu encore plus pétillant. Ce soir, alors qu'elle jouait, Riwif affichait la même expression. A la fin de la chanson, Ayma applaudit de toutes ses forces.

- Tu as aimé ? demanda Riwif dont les joues avaient légèrement rosi.

- C'était merveilleux ! Je ne savais pas que tu jouais d'un instrument !

- Quand j'étais enfant, je voulais être une disciple de Caneri, alors lorsque mon Wjajy a révélé que j'étais vouée à Cognaa, cela m'a beaucoup attristée. Mais depuis j'ai changé d'avis : je suis heureuse d'être une disciple de Cognaa ! C'est une véritable chance d'être une des gardiennes de la bibliothèque princière. Et puis, tu vois, je peux toujours faire de la musique, l'un n'empêche pas l'autre, ajouta-t-elle malicieusement.

Ayma l'observa bouche bée. Elle n'avait jamais réfléchi à cela auparavant... Elle n'avait jamais imaginé qu'on pouvait développer un autre don que celui choisi par les dieux. Elle pensa que Riwif avait raison : ce n'était pas parce que le dieu de la musique n'avait pas voulu d'elle qu'elle devait arrêter de jouer de la flûte ! Après tout, pourquoi se limiter à un seul don ? On pouvait donc écouter la voix des dieux tout en suivant son propre chemin... Cette pensée lui mit du baume au cœur. Elle avait toujours très envie de découvrir le mystère qui entourait la légende de P. mais elle commençait à croire qu'elle pouvait aussi trouver sa voie sans l'aide des divinités. Elle avait la possibilité de choisir son don !

Un sourire rêveur s'étira sur ses lèvres. Elle regardait Jexa tout en se laissant porter par la musique de Riwif... Mais son esprit était ailleurs. Tout un univers s'ouvrait à elle et elle se sentait plus libre qu'elle ne l'avait jamais été. Elle se souvint du Xalej et elle comprit enfin ce qu'il avait essayé de lui enseigner...

- Que sais-tu faire ? murmura-t-elle pour elle-même.

Les mots de son maître résonnaient dans sa tête. Leurs syllabes se détachaient comme une incantation reprise en chœur par les musiciens de la petite place aux lanternes.