Discrète, la lumière qui se faufilait à travers la jalousie n'avait pas encore réveillé les deux adolescents. Ayma se retourna dans son sommeil, faisant ainsi tomber du lit le petit t'chama qui dormait contre elle. Celui-ci protesta d'un miaulement rauque qui provoqua le réveil brutal de la jeune fille. Son regard buta contre Caân qui était assoupi dans le lit à côté du sien.

Elle sourit.

Puis elle écarquilla les yeux de surprise : elle n'avait pas vu son cousin depuis plusieurs jours ! Quand elle s'était endormie la veille au soir, elle était toute seule dans la chambre. Elle devina qu'il était rentré en ville dans la nuit sans qu'elle ne s'en rende compte.

La jeune fille hésitait... Allait-elle le laisser dormir tranquillement ou le secouer afin qu'il se réveille ? Elle était si heureuse qu'il soit là... Mais elle sentait monter en elle un sentiment qu'elle ne connaissait que trop bien... La colère !

Depuis la nuit où ils étaient arrivés à Ajix, les choses avaient bien changé...

Caân n'avait pas supporté longtemps la vie au palais. Même s'il en comprenait la nécessité, il détestait par-dessus tout le double jeu que le Prince leur imposait. Les regards jaloux des courtisans, qui pensaient qu'Ayma et lui étaient les nouveaux favoris d'Istvan, l'oppressaient. Mais ce qu'il abhorrait le plus, c'étaient les gardes qui les escortaient partout, sa cousine et lui, pour les protéger. Ajix, la cour, les espions de Sibren... Il avait l'impression d'étouffer ! Il avait donc pris l'habitude de se déguiser en serviteur afin de s'éclipser du palais sans être reconnu. Il en profitait pour explorer les alentours du lac avec pour uniques compagnons les deux t'chamas et il restait absent plusieurs jours à chaque fois.

Ayma demeurait seule avec ses doutes et ses peurs.

Elle ne pouvait même pas compter sur la présence de Solay qui n'avait plus une seule minute à lui accorder depuis qu'elle avait rejoint les cuisines du palais. La belle disciple de Coctia se remettait peu à peu de la trahison de son frère. C'est du moins ce que lui avait dit Corlin... Il était, d'ailleurs, très content de sa nouvelle recrue et ne tarissait pas d'éloges à son sujet (ce qui était vraiment inhabituel chez cet homme peu loquace). Si Ayma était heureuse que Solay s'adapte si bien à sa nouvelle vie, son amitié lui manquait cruellement.

Ayma regarda de nouveau Caân dont le souffle régulier dénotait un sommeil paisible.

- Par tous les dieux ! Il aura bien le temps de dormir plus tard ! songea-t-elle.

Elle allait donc le bousculer pour le réveiller quand la porte de leur chambre s'entrouvrit et qu'apparut une tête aux boucles châtain. Ayma fit signe à son amie Riwif d'entrer. La nouvelle venue remarqua aussitôt le jeune homme endormi et pénétra donc dans la pièce sans faire de bruit. Sa tenue austère de prêtresse de Cognaa détonait singulièrement avec son expression mutine. Elle alla s'asseoir sur le lit d'Ayma, en prenant garde de ne pas trébucher sur les affaires de ses amis qui trainaient par terre.

Caân ne bougeait toujours pas... Le regard de Riwif s'attarda sur ses cheveux couleur de miel qui cachaient une bonne partie de son visage. Son drap avait légèrement glissé, laissant apparaître son dos doré par Teratsu. La jeune femme ne put s'empêcher de rougir... Un sourire amusé passa alors sur le visage d'Ayma. Elle avait remarqué la gêne qui s'emparait de Riwif dès qu'elle était en présence de son cousin. La jeune prêtresse paraissait très sensible au charme de celui-ci.

Le trouble de Riwif s'accentua encore lorsque Caân ouvrit enfin les paupières. Elle constata de nouveau à quel point Ayma et son cousin se ressemblaient : le même charisme naturel, les mêmes pommettes hautes et, surtout, les mêmes yeux verts... Cependant, dans ceux d'Ayma  subsistaient des paillettes aux nuances marron et dorées.

La prêtresse de Cognaa essayait de trouver quelque chose d'intéressant à dire. Mais son esprit, pourtant si vif d'ordinaire, restait désespérément vide tandis qu'elle observait Caân qui s'étirait... Ayma ouvrit la bouche, prête à faire une remarque moqueuse à son amie, mais elle se retint de justesse. Son amitié lui était précieuse et elle ne voulait pas risquer de la blesser. Partager des moments avec Riwif était la seule chose qui la rendait heureuse ces derniers temps. Elle était la seule personne qui la tirait de sa solitude.

Cette solitude qui l'étouffait depuis qu'elle vivait au palais.

Elle était entourée d'étrangers en qui elle ne pouvait pas avoir confiance et qui la fuyaient de peur d'attiser la jalousie d'Istvan dont elle était la nouvelle favorite. La ronde perpétuelle des serviteurs et des courtisans l'étourdissait et pourtant elle ne s'était jamais sentie aussi seule...

Mais elle ne l'était plus vraiment depuis qu'elle connaissait Riwif.

Elle l'avait rencontrée le jour où elle avait enfin pu commencer ses recherches dans la bibliothèque princière. Le Prince lui avait en effet ordonné d'attendre quelques jours avant de se rendre dans ses archives personnelles. Il ne voulait pas que cela attire trop l'attention et sème le doute sur la nature de leur relation. Il avait donc raconté à ses plus proches courtisans qu'Ayma était une conteuse qui cherchait de nouvelles histoires pour le divertir.

Peu de personnes avaient accès à cet antre de Cognaa. Riwif, qui appartenait à la noblesse de la ville, faisait partie de ces privilégiés malgré son jeune âge. Elle était la descendante d'une des plus anciennes familles d'Ajix. Certains de ses ancêtres avaient même eu l'honneur d'épouser un membre de la famille princière. Du sang royal courait donc dans ses veines mais Riwif ne s'en préoccupait guère ! Elle méprisait la Cour, ses complots, ses aspirations futiles et vaines, la rigidité de son protocole... Elle avait toujours préféré la vérité des livres, leur simplicité, au faste des bals.

Cependant sa soif de connaissance ne s'accompagnait pas de la gravité qu'affichaient de nombreux Augures. Son naturel joyeux la poussait souvent vers les autres, et cela quelle que soit leur place dans la société. C'était tout naturellement qu'elle avait proposé à Ayma de l'initier au système kabbalistique qui servait à archiver les livres et les documents princiers lorsqu'elle l'avait découverte perdue au milieu des étagères innombrables de la salle principale.

Si cette bibliothèque était de dimension bien plus modeste que celle de Xashyzan, elle possédait toutefois un nombre incroyable de manuscrits, et autres parchemins, qui étaient classés selon un système propre aux Augures en charge de cette collection. La singularité de ce système faisait la fierté de ces disciples de Cognaa, comme lui avait expliqué Riwif. La plupart des manuscrits étaient précieux et rares... Il fallait les manipuler avec précaution et ne pas trop les exposer à la lumière. C'est pourquoi l'endroit restait sombre.

Des bougies parsemaient les lieux, petites étoiles au scintillement chaleureux qui permettaient aux Augures de travailler. Ayma les regardaient souvent avec méfiance : elle craignait de mettre le feu à un livre... Un coup de coude malencontreux était si vite arrivé !

La jeune fille recherchait toujours le texte racontant la légende de P... en vain pour le moment. Cette histoire insaisissable hantait ses pensées le jour et ses rêves la nuit. Parfois, quand elle se réveillait, elle avait l'impression d'avoir vécu cette légende dans ses songes... Mais ces bribes de souvenirs lui échappaient, glissant entre les mailles de sa conscience, ne lui laissant qu'un sentiment de frustration intense.

Heureusement, Riwif lui avait proposé de l'aider. A elles deux, elles auraient plus de chance de dénicher le livre en question. Même si Caân la délaissait, Ayma ne perdait pas de vue la raison de leur venue à Ajix. Elle devait absolument prendre connaissance de la légende de P ! Elle trouverait la preuve que quelqu'un d'autre avait vécu le même Wjajy qu'elle... Et qui sait ? Peut-être cette histoire l'aiderait à découvrir le moyen de devenir la disciple d'une divinité...