Chapitre 38
Istvan se tut et les observa en silence... Ayma se demandait ce qu'il attendait d'eux. Pourquoi leur avoir confié tout cela ? Néanmoins, le Prince l'impressionnait et sa timidité l'empêchait de le questionner. Heureusement, ce n'était pas le cas de Caân qui parla librement :
- Veuillez m'excuser, Votre Altesse, ai-je la permission d'exprimer le fond de ma pensée ? Voilà, poursuivit-il après que le Prince ait acquiescé, je ne comprends pas bien pourquoi vous nous avez raconté tout ça... Ne vous méprenez pas, nous sommes honorés de la confiance que vous nous manifestez ! Mais en quoi tout cela nous concerne-t-il ?
Le Prince sourit et déplia un parchemin qui se trouvait sur la table. Un symbole familier y était dessiné : les deux colonnes en ruine !
- Cela vous concerne-t-il ? demanda-t-il presque amusé. C'est le symbole de Sibren. C'est un des moyens qu'ont choisi ses membres pour se reconnaitre entre eux !
A la vue des colonnes brisées, Caân écarquilla les yeux de surprise et bredouilla des paroles inintelligibles tandis qu'Ayma blêmissait. Elle resta muette un instant... Mais la colère, qu'elle avait accumulée depuis son Wjajy, explosa de manière totalement imprévue :
- Mais enfin ! hurla-t-elle. Pourquoi les membres de Sibren en ont-ils après nous ? Nous ne leur avons rien fait !
Puis elle raconta au Prince et à Corlin leurs différentes aventures depuis que Maël, Caân et elle avaient quitté Monas, en prenant bien soin d'insister sur leurs rencontres avec les soldats de ce groupe secret qui s'étaient toutes terminées en affrontements sanglants. Istvan l'écouta avec attention, la laissant déverser son courroux sans l'interrompre. Quand elle eut fini sa diatribe, celui-ci agita sous son nez la lettre du Xalej et lui fit remarquer qu'elle avait oublié de lui parler de son Wjajy. La jeune fille rougit de honte... Ainsi son maître lui avait également révélé cela dans son dernier message.
Elle lui conta le déroulement de ce rituel qui avait brisé sa vie si calme et si sereine. Sa voix tremblait un peu... elle n'aimait pas en parler. Des murmures insidieux résonnaient en elle dans ces moments-là, lui soufflant qu'elle avait été rejetée par les dieux... que personne ne voulait d'elle ! Caân perçut son trouble et passa un bras autour de ses épaules pour la réconforter. Le Prince, quant à lui, la fixait de son air le plus impénétrable...
- As-tu déjà pensé que Sibren s'intéresse à toi à cause de ton Wjajy ? déclara-il à brûle-pourpoint.
La jeune fille en resta toute interdite... Ce satané rituel était décidément la cause de tous ses problèmes !
- Mais comment est-ce possible ? demanda-t-elle quand elle eut retrouvé ses esprits. Comment pourraient-ils être au courant du résultat de mon Wjajy ? Et pourquoi ? Aucun dieu ne veut de moi ! Je ne vois pas en quoi cela les intéresse !
Caân avait sursauté sous la violence du ton qu'elle avait employé. Il allait lui répondre qu'elle se trompait, que c'était impensable qu'aucun dieu ne veuille d'elle mais le Prince fut plus rapide :
- Je crois que ta situation n'est pas aussi simple que tu l'imagines. Comment peuvent-ils être au courant ? Je te l'ai dit, je pense qu'il y a des traîtres chez les Augures... Quant à savoir pourquoi ils en ont après toi, je l'ignore ! Mais j'espère bien le découvrir ! Ton guide, le Xalej, m'a écrit que tu possédais plusieurs dons... D'après ce que tu m'as raconté, je crois qu'il a raison. Mais malheureusement cette « Légende de P. » ne me dit rien... Je vais vous donner à tous les deux des laissez-passer qui vous permettront non seulement de circuler où bon vous semblera à l'intérieur du palais, mais aussi d'avoir accès à ma bibliothèque. J'espère que vous trouverez ce livre, cela pourrait nous être bien utile pour démêler toute cette histoire !
Ayma et son cousin remercièrent avec chaleur Istvan qui les congédia rapidement. Ce dernier avait toujours ressenti de la gêne quand les gens lui exprimaient leur gratitude. Il crut nécessaire, cependant, de leur préciser certaines choses alors qu'ils se trouvaient déjà sur le pas de la porte :
- N'oubliez pas que vous ne devez révéler à personne ce que je viens de vous confier ! N'en parlez pas non plus entre vous car les espions pullulent par ici ! Vous allez vous faire passer pour les nouveaux protégés de Corlin. En tant que premier disciple de Coctia, il est le maître de mes cuisines mais il me sert aussi de Grand Intendant. Tout le monde sait que nous avons une relation privilégiée et que Corlin voit d'un mauvais œil l'influence qu'ont sur moi les courtisanes... Alors nous allons leur faire croire qu'il essaie de me procurer de nouveaux jouets à sa solde... Vous, ajouta-t-il de peur qu'ils ne l'aient pas compris. Je risque de vous dire des choses ignobles la prochaine fois que nous nous verrons en public, j'en suis sincèrement désolé...
Ayma surprit dans ses yeux une fugace lueur d'amusement. Décidément, ce Prince était un être bien plus complexe qu'il ne le semblait à première vue !
Tandis que Corlin leur faisait prendre le même chemin en sens inverse, Ayma osa lui demander une faveur. Elle avait longuement hésité sur les mots à employer, mais « qui ne tente rien, n'a rien » comme le dit si bien le proverbe ! Corlin la regardait, impassible. La jeune fille lui expliqua que son amie Solay rêvait de travailler comme cuisinière au palais. Elle lui dépeignit son talent incroyable dans l'art de Coctia. Elle essaya de l'apitoyer en lui détaillant le coup cruel que le destin venait de lui asséner avec la trahison de son jumeau... Jamais Ayma ne s'était sentie aussi éloquente ! Elle parlait avec son cœur mais au lieu de buter sur les mots, comme elle en avait l'habitude, elle les prononçait avec facilité. Ses paroles roulaient sur ses lèvres avec la grâce et la fluidité d'une jeune source qui s'écoule et glisse entre les galets. Elle avait l'impression que Loqui en personne avait pris possession de son corps.
Corlin dut ressentir également le pouvoir des mots de la jeune fille car il accepta de prendre Solay à l'essai. Caân, quant à lui, contemplait sa cousine d'un air pensif. Elle ne cessait de l'étonner depuis qu'ils étaient partis de leur petite ville natale. Il avait cru que son Wjajy n'était qu'une simple erreur de la part des prêtres de Cognaa... une erreur qui lui avait été bien utile puisqu'il avait pu se lancer dans sa quête sans en dévoiler le but à ses proches. Mais il était en train de réaliser qu'il s'était lourdement trompé. Un véritable mystère entourait sa cousine.
***
Sur les eaux noires du lac dérivait lentement un cadavre. Les rayons de Tsuki, qui jouaient avec les nuages, éclairèrent sa chevelure rousse, puis se cachèrent de nouveau, abandonnant le mort à ces ténèbres aquatiques...
Plus tôt dans la soirée, Wihfa avait assisté à l'arrivée d'Ayma et ses compagnons depuis une fenêtre de l'auberge des kwasiufs. Cachée derrière d'épais rideaux, elle avait constaté l'échec cuisant qu'avaient essuyé ses hommes (ou plutôt « cette bande d'incapables » comme elle les avait aussitôt rebaptisés).
Elle fulminait dans le bateau qui la ramenait à sa demeure. Mais de retour chez elle, elle dut dissimuler sa colère car Siley l'attendait pour lui faire son rapport. Elle sut ravaler sa hargne afin de lui soutirer tout ce qu'il savait sur ses anciens compagnons. Elle minimisa la gravité de sa faute et le flatta éhontément, exagérant ses qualités d'espion et son importance au sein de leur communauté... Tous les hommes qui rejoignaient Sibren avaient le même point faible. Ils étaient avides de reconnaissance ! Siley ne faisait pas exception à la règle...
Séduit par les compliments de Wihfa, il lui rapporta tout dans les moindres détails. Celle-ci l'écoutait bouche bée... Quels étranges jeunes gens ! Elle se doutait bien qu'Ayma était particulière, étant donné l'intérêt que Sihoq lui portait. Mais ses deux autres compagnons semblaient également assez singuliers. Elle eut presque de la peine à croire Siley quand il lui raconta un entrainement entre Maël et son guide, qu'il avait surpris peu de temps avant son départ de la citadelle. Ce jeune homme paraissait posséder une force et des capacités surhumaines.
Puis Siley lui expliqua avec quelle facilité Caân parvenait à convaincre les voyageurs de loger dans leur auberge.
- Il n'y a rien de surprenant à cela, l'interrompit-elle, c'est juste un disciple de Loqui plus doué que la moyenne.
- C'est un disciple de Carstia et ce n'est pas grâce à ses paroles qu'il arrive à convaincre les gens. Ce n'est pas facile à expliquer... Mais quand il veut vraiment quelque chose, il est très difficile de s'opposer à son désir. C'est comme si son charme n'agissait pas seulement sur les animaux... Il est si exacerbé qu'il opère même sur les hommes. Sa cousine est la seule personne capable de lui résister...
Wihfa était impatiente de rencontrer Caân. Elle avait une confiance aveugle en son propre don. Il lui tardait donc de se mesurer à lui ! Il comprendrait bien assez tôt ce qu'était un véritable pouvoir de persuasion...
Quand Siley en vint à lui parler d'Ayma, elle se mit à l'écouter avec davantage de concentration. Elle voulait comprendre pourquoi cette jeune fille avait attiré l'attention de Sihoq. Même s'ils ne l'évoquaient pratiquement jamais, Siley avait bien compris que son Wjajy ne s'était pas bien déroulé. Il détailla à Wihfa toutes les informations qu'il avait glanées. Celle-ci n'en croyait pas ses oreilles. Elle avait échafaudé de nombreuses hypothèses, mais elle n'aurait jamais pu deviner que cette jeune fille n'avait pas de divinité protectrice !
Siley tendit la main pour attraper le verre d'anq qui était posé sur la table devant lui. Assoiffé, il but de longues gorgées sans remarquer le sourire cruel et satisfait que Wihfa lui adressait.
- Si vous avez encore soif, mes serviteurs peuvent vous en apporter d'autre. Mais ce verre devrait suffire, ajouta-t-elle d'une voix amusée.
Elle donna discrètement des instructions à ses gens, puis demanda à voix haute à l'un d'entre eux de raccompagner Siley jusqu'à une auberge. Elle ne prêta plus attention au rouquin qui chancelait déjà sur le pas de sa porte. Son esprit était accaparé par la lettre qu'elle projetait d'écrire à son Grand Maître bien aimé. Le lamentable échec de l'embuscade destinée à capturer Ayma ne l'inquiétait pas outre mesure. La jeune fille se trouvait désormais dans la capitale et les occasions de l'enlever ne manqueraient pas ! Wihfa était excitée par toutes ces informations qu'elle allait pouvoir révéler à Sihoq. Si avec tout cela, elle ne redevenait pas sa favorite...
Le cadavre de Siley flotta encore quelques instants à la surface... Puis les eaux froides se refermèrent sur lui et son corps sombra inexorablement dans sa tombe liquide.
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