Chapitre 37
Derrière la porte, quelqu'un frappa trois coups distincts.
Caân se leva et demanda à voix basse qui était là. Ayma n'entendit pas la réponse mais celle-ci dut satisfaire son cousin car il ouvrit aussitôt.
Corlin, impassible, se tenait dans la semi-obscurité. Il ne semblait pas décidé à entrer dans la pièce... Après un regard circulaire, il les invita à le suivre. Ayma s'approchait déjà de Solay pour la réveiller mais la voix sèche et impérieuse de l'intendant la coupa dans son élan. Il lui intima de la laisser dormir. Ne sachant que faire, Ayma regarda son cousin qui paraissait aussi hésiter sur la marche à suivre...
Mais avaient-ils vraiment le choix ?
Ils s'engagèrent donc de nouveau dans le dédale des couloirs. Ayma pensa alors qu'à force de les arpenter, elle saurait bientôt s'orienter dans le palais sans l'aide de personne. Mais Corlin n'était pas un simple garde, c'était un guide d'une toute autre envergure. Il connaissait tous les passages secrets, et autres raccourcis, que recelait l'édifice. La jeune fille perdit assez rapidement ses repères. Elle ne savait plus s'ils se trouvaient à l'intérieur, sous le bâtiment ou encore dans les jardins princiers... Ils longèrent quelques instants une pergola sur laquelle Tsuki déposait des gouttes de lumière argentée, qui se dissolvaient dans les arabesques végétales.
Ils débouchèrent enfin sur un escalier en colimaçon. Ayma commença à compter les marches mais, très vite, elle en perdit le compte. Des torches fumantes accrochées aux murs incurvés ponctuaient cette ascension interminable... La jeune fille sentait son souffle devenir de plus en plus haché. Une légère transpiration perlait sur son front. Elle l'essuya le plus discrètement possible. Corlin se retourna alors pour leur dire qu'ils étaient arrivés à destination.
Une porte sombre se détachait sur les murs blanchis à la chaux. C'était un véritable chef-d'œuvre : le bois en avait été gravé avec amour et des entrelacs en parcouraient toute la longueur. Deci delà, Ayma reconnaissait certains symboles ou certaines créatures mythologiques. Au centre, se détachait le blason des Princes avec au-dessus leur devise :
« La langue de Loqui et le bras de Werran ».
Elle se souvint alors de la légende rattachée à la famille princière. Son oncle Ojas la lui avait racontée quand elle était encore une enfant. Le premier Prince de Com' Plëa aurait été le fils de la déesse Loqui et du dieu Werran. Grâce à ses aptitudes guerrières et à son langage habile, prompt à gagner les foules à sa cause, il avait réussi à unifier le royaume. Mais les autres dieux en avaient pris ombrage... Ils n'avaient pas supporté que l'un des leurs gouverne tous les hommes. Ils avaient alors uni leurs pouvoirs pour lui lancer la plus terrible des malédictions. Il avait été condamné à vivre une vie de mortel avant de rejoindre le domaine de Nebris quand le temps, qui lui était imparti, se serait écoulé. Leur colère ne s'arrêta pas là, ils firent en sorte que son nom tombe à tout jamais dans l'oubli.
Personne dans le royaume ne se souvenait de ce nom maudit par les dieux.
Les limbes de Nebris avaient englouti son souvenir à tout jamais.
Certains racontèrent par la suite que sa mère, Loqui, se serait aventurée dans le domaine du Ténébreux afin de retrouver son fils et que ses paroles au goût de miel avaient réussi à attendrir le cœur pourtant réputé inflexible de Nebris. Mais ceci est une tout autre histoire...
Corlin frappa à la porte d'une manière discrète, presque respectueuse, qui contrastait avec les coups qu'il avait assénés sur leur propre porte un peu plus tôt. Une voix grave leur ordonna d'entrer... Si Ayma ne fut pas surprise de découvrir le Prince (elle se doutait que cette pièce lui était exclusivement réservée), elle peina à reconnaître l'homme frivole et grossier qu'elle avait rencontré quelques heures auparavant.
L'endroit semblait être le bureau du Prince. Des étagères débordant de livres couvraient tous les murs et une table de travail massive trônait au centre. Celle-ci était recouverte d'une montagne de documents qui paraissait sur le point de s'effondrer. Istvan III était assis derrière cette table et lisait la missive du Xalej. Il s'était changé et portait une simple tunique, sans fioriture, mais qui était propre. Son teint restait pâle et des cernes balafraient toujours son visage fatigué. Cependant, des rides barraient son front, lui donnant un air soucieux. Quand il releva la tête, Ayma vit qu'il avait pleuré.
- Excusez-moi, dit-il d'une voix gênée, j'ai beaucoup d'estime pour notre Xalej et apprendre la mort prochaine de mon ami me bouleverse... Quel gâchis ! Ce n'est qu'un enfant ! Le monde aurait bien eu besoin de bénéficier de sa sagesse un peu plus longtemps...
Il s'essuya les yeux et appuya ses mains contre son visage un moment, sans doute pour se laisser le temps de reprendre ses esprits. La jeune fille jeta un coup d'oeil furtif à son cousin et lut sur ses traits l'étonnement qu'elle devait montrer elle aussi. Le Prince soupira puis observa les deux jeunes gens. Ayma se sentit transpercer par ce regard qui avait perdu toute trace d'ivresse... Il était acéré comme celui d'un oiseau de proie. Ce qu'il vit parut le satisfaire car il se détendit quelque peu.
- Dans cette lettre, mon ami m'enjoint de vous faire confiance et de vous accorder toute l'aide possible... Je considère cette requête comme étant sa dernière volonté et je vais donc déroger à la règle que je me suis fixée. Je n'enlève mon masque de prince frivole que devant Corlin en temps normal... Écoutez, je vais vous raconter mon histoire et vous allez comprendre...
Il leur fit signe de s'asseoir sur les sièges qui se trouvaient face à lui.
- J'ai eu une jeunesse insouciante... J'appartenais à la famille princière mais, étant le cadet, je n'avais pas à m'occuper des affaires du royaume. Mon frère aîné, Géza, était l'héritier que notre père formait à l'art de gouverner pendant que je m'étourdissais dans les plaisirs terrestres, courant d'une fête à une partie de chasse... Et ce que j'aimais par-dessus tout, c'était participer à des joutes ! L'ivresse des combats était devenue une véritable drogue. C'est pour cela que je fus abasourdi lors de mon Wjajy... Vous devez sans doute savoir que les membres de la famille princière ne peuvent être les disciples que de Werran ou de Loqui. C'est à cause du fondateur de notre lignée... D'après la légende, notre illustre aïeule, la déesse Loqui, aurait arraché cette promesse à Cognaa en contrepartie de la malédiction de son fils. Si tout le monde sait que le Prince régnant appartient à l'une ou l'autre de ces deux divinités, le résultat du Wjajy d'un membre de notre famille est toujours tenu secret. A l'origine, c'est par stratégie politique : cela évite que nos ennemis connaissent nos points faibles et les utilisent contre nous... Mais, dans mon cas, il était évident que j'étais voué à Werran, avec la vie que je menais, personne n'en doutait ! Or, c'est Loqui qui m'a choisi... A cette époque, cela m'a bouleversé... J'étais perdu et je m'en suis ouvert à mon ami d'enfance, mon seul véritable ami, Corlin.
A ces mots, le Prince indiqua d'un geste de la main l'homme qui se tenait debout derrière eux. Celui-ci fit un léger signe de la tête en guise d'assentiment.
- Je connais Corlin depuis toujours, poursuivit Istvan, et il est la seule personne qui a toute ma confiance. Mon père, qui avait compris que sa présence calmait mes velléités guerrières, en avait fait mon compagnon d'étude. Même s'il avait déjà un héritier, il ne souhaitait pas que son cadet devienne une brute épaisse assoiffée de sang et d'orgies... Alors il me faisait étudier les écrits de nos grands sages grâce aux meilleurs disciples de Cognaa du royaume. Entre deux joutes, je venais m'abimer les yeux sur de vieux parchemins. J'ai aussi vécu quelques temps à Xashyzan ! C'est là-bas que j'ai rencontré le père du Xalej actuel. J'ai même assisté à la naissance de ce dernier, sans savoir bien sûr le rôle que les dieux lui avaient déjà assigné...
La tristesse se lut de nouveau sur son visage. Mais il la chassa d'un soupir et reprit le fil de son histoire.
- Personne, ou presque, n'était au courant de mes recherches au monastère sacré... Mon père avait raconté qu'il m'éloignait de la capitale pour me punir de mes frasques. Ça a été une des périodes les plus heureuses de ma vie ! Corlin et moi vivions simplement, libérés des coutumes et des règles rigides de la cour d'Ajix. Je me faisais de nouveaux amis qui m'appréciaient pour la personne que j'étais réellement, et non pour les faveurs que j'aurais pu leur obtenir. Nous avions l'habitude de discuter et de débattre dans les jardins de la citadelle une bonne partie de la nuit...
La nostalgie de cette époque s'empara du monarque. Un véritable sourire adoucit ses traits... Ce n'était ni le rictus cynique qu'il leur avait montré de prime abord, ni l'expression grave, parfois sévère, qu'il affichait depuis qu'ils avaient découvert le véritable Istvan. Ayma pensa qu'il existait peut-être un troisième homme derrière ces deux masques... Un homme qu'elle imaginait volontiers lire à l'ombre d'un arbre sur les terrasses de Xashyzan. A la pensée des jardins suspendus de la forteresse, son cœur se serra...
- C'est à cette époque, reprit-il, que j'ai entendu parler pour la première fois de Sibren.
Il fit une légère pause, guettant une réaction qui ne vint pas. Ayma et Caân ne connaissaient pas le nom de leurs ennemis. Ils se contentèrent donc d'attendre poliment que le Prince reprenne son récit. Quelque peu déçu, celui-ci continua ses explications :
- Sibren est une société clandestine qui réunit tous les mécontents du royaume. Au fil des années, c'est devenu un véritable contre-pouvoir qui n'hésite pas à utiliser des moyens criminels pour arriver à ses fins. Quel est son but ultime ? Je n'en ai aucune idée... Je sais juste qu'elle a réussi à infiltrer toutes les corporations de Com'Plëa. Je suis persuadé qu'ils ont des hommes à eux même chez les Augures. Et je ne vous parle pas de la cour d'Ajix ! Je suis entouré d'espions et de personnes à leur solde ! J'avais commencé à enquêter sur eux, avec l'aide de Corlin, quand mon frère et mon père sont morts tous les deux dans ce stupide accident...
La colère fit trembler la voix d'Istvan, la rendant plus sourde. Ses poings se serrèrent, presque malgré lui, à en faire blanchir leurs jointures. Sa fureur le rendait semblable à un animal sauvage et Ayma comprit pourquoi tout le monde était persuadé qu'il était un disciple de Werran.
- Aujourd'hui encore, je ne suis pas convaincu qu'il s'agissait d'un accident... Mais je n'ai aucune preuve ! Alors je joue mon rôle de Prince décadent et capricieux en attendant mon heure. Mes ennemis ne se méfient pas de moi. Ils pensent pouvoir manipuler le souverain stupide et inoffensif que je feins d'être. Mais qu'ils ricanent tant qu'ils le peuvent ! Le jour de leur chute approche... Je suis presque prêt à passer à l'action et à démanteler complétement Sibren !
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