Chapitre 2
Derrière les voilages pourpres se tenaient le vieil Augure et son disciple. Le vieil homme était assis, face à une petite table circulaire en marbre noir. Sur celle-ci se trouvaient une bougie dont la flamme ondulait légèrement, un bol contenant du sel et un jeu de cartes. Ces dernières étaient façonnées dans un métal argenté qui brillait lorsque l'éclat de la bougie se reflétait dans l'une d'elles. Un personnage différent était gravé sur chaque carte, et l'on pouvait voir également des inscriptions étranges qui paraissaient composer une sorte d'écriture, mais qui ne ressemblaient à aucun signe connu des hommes.
Le jeune disciple observait ce qui se passait de l'autre côté du voile. La prêtresse avait fait entrer une jeune fille brune. Il ne put s'empêcher de l'admirer et pensa qu'elle serait certainement attachée au service de Belté. Il sentit une pointe d'amertume et d'envie l'envahir... Mais son maître le houspilla :
« Ywan ! Veux-tu bien cesser d'espionner les croyants ! Viens plutôt observer le tirage des cartes sacrées. »
Ywan lui jeta un regard courroucé et avança de son pas ample vers la table. Il se concentra sur les cartes argentées. Le rituel du Wjajy exigeait de l'Augure qu'il procéde à trois tirages consécutifs. D'ordinaire, la même carte revenait à trois reprises et indiquait ainsi au prêtre le dieu auquel était lié le fidèle. Chaque lame représentait l'un des nombreux dieux, ou déesses, du panthéon des habitants de Com Plëa : Cognaa et ses manuscrits, Chacëor tendant son arc, Carstia entourée d'animaux...
Soudain, le profil anguleux d'Ywan devint soucieux. Il fronça ses sourcils broussailleux car il ne comprenait pas ce qui se produisait. Quant au vieil Augure, ses yeux s'arrondirent sous l'effet de la surprise : les trois tirages avaient révélé trois divinités différentes.
« Ce n'est pas possible, c'est tout bonnement impossible... psalmodiait le vieil homme qui avait l'air égaré. »
La jeune prêtresse se rapprochait des voiles afin d'entendre le verdict divin... Ywan décida d'agir. Il murmura à l'oreille attentive de la jeune femme. Puis, il aida son maître, qui était toujours en état de choc, à se relever. Alors qu'ils se dirigeaient vers l'escalier se rendant aux étages supérieurs, il entendit ses propres paroles prononcées par la voix de la jeune Augure :
« Tu n'es liée à aucun dieu, à aucune déesse. Tu ne possèdes aucun don. C'est ce que Cognaa nous a révélé. »
Ywan entendit l'écho de la fuite de la jeune fille résonner dans le temple, mais il ne se retourna pas. Il guida son maître jusqu'à sa chambre et le coucha sur son lit. Il partit, ensuite, à la recherche de la jeune Augure.
Il la trouva dans la salle de la Révélation, qui s'appelait ainsi car ses murs étaient ornés de fresques révélant les desseins des dieux. On pouvait y voir, entre autres choses, la création de l'ordre des Augures par la déesse Cognaa. Une des scènes la représentait en train de donner les cartes sacrées du Wjajy à son tout premier fidèle. Cependant, ce n'était pas cette partie de la pièce qui retenait l'attention de la jeune femme. Elle semblait méditer devant le visage d'une jeune humaine qui se trouvait au centre d'un cercle formé par les dieux.
Ywan ne prêta pas attention à ce que la prêtresse contemplait de manière si intense. Il s'approcha d'elle et lui demanda de ne pas ébruiter ce qui venait de se produire durant le rituel. Elle acquiesça avec, toutefois, une étrange lueur dans le regard... Ywan ne remarqua rien et tourna les talons.
Il devait retourner rapidement auprès de son maître, mais il prit le temps de se rendre dans sa propre chambre. La pièce, sombre et spartiate, correspondait au caractère de son occupant. Il s'avança jusqu'à son lit, s'agenouilla et récupéra un objet qui était caché sous son matelas. Il le dissimula sous sa tunique et sentit sa froideur contre sa peau. Il transpirait légèrement quand il reprit la direction de la chambre du vieil Augure.
Le jeune homme pressentait que l'étrange Wjajy auquel il avait assisté allait être déterminant dans la lutte clandestine qu'il menait...
"Oui, songea-t-il avec espoir, cela pourrait changer bien des choses..."
Il avait laissé son mentor dans un état apathique, mais ce fut un tout autre homme qu'il trouva à son retour. On aurait pu croire que le vieillard avait consommé des plantes psychotropes tant il semblait exalté. Il faisait les cent pas tout en tournant les pages d'un vieux manuscrit. Ses gestes étaient saccadés, presque fébriles... Il jeta l'ouvrage par terre avec agacement, et en prit un autre sur un des rayons de l'immense bibliothèque qui recouvrait entièrement un des murs. Le regard d'Ywan balaya l'endroit et remarqua, alors, le désordre inhabituel qui avait pris possession des lieux : le sol était jonché de dizaines de livres qui avaient été jetés par terre. Le jeune homme resta stupéfait quelques minutes devant ce spectacle. Ce n'était pas possible ! Son maître, si calme et si méticuleux, ne pouvait être à l'origine d'un tel saccage.
Soudain, le vieil homme remarqua sa présence. Il s'avança vers lui et Ywan ne put que constater que ses pupilles étaient dilatées. Il avait l'air d'un fou ou d'un prophète possédé par le souffle divin. Il attrapa son jeune disciple par l'épaule et lui dit d'une voix rauque :
« Ywan ! Je sais ! J'ai compris pourquoi le rituel a échoué ! »
Il le conduisit jusqu'à son bureau qui disparaissait sous un amas de manuscrits et il lui montra des traductions de textes très anciens. Ywan les lut attentivement, tout en écoutant les commentaires de son mentor. Ses théories semblaient intéressantes... cela pouvait expliquer, en effet, pourquoi le Wjajy n'avait pu désigner une divinité.
Un léger vertige envahit Ywan. Il devait en parler à son chef de toute urgence. Cette information avait une importance capitale. Ce qu'il venait d'apprendre pouvait détruire l'équilibre du royaume, abattre l'ordre établi... Le chef allait être ravi d'entendre cela. Mais auparavant, il fallait régler quelque chose...
La sueur refroidit son corps, sa main trembla quand il saisit l'objet qu'il avait caché sous ses vêtements. Heureusement pour lui, le vieil Augure lui tournait le dos et lisait un vieux grimoire, les deux mains appuyées sur la table. Ywan prit une longue inspiration et enfonça son poignard dans la chair de son maître.
Le vieillard s'effondra sans un cri. Son sang se répandit et imbiba les livres qui gisaient sur le sol. Ywan se laissa tomber, plus qu'il ne s'assit, sur le lit du défunt et contempla la flaque de sang qui ne cessait de s'élargir. Il ressentait toute l'horreur de son geste, mais il était également fasciné. Ses yeux ne pouvaient se détacher du cadavre.
« Maître ! J'ai une théorie à vous... »
La jeune prêtresse n'acheva pas sa phrase. Elle resta muette devant le corps sans vie de l'Augure. Le tissu bleu qu'elle tenait faillit tremper dans le sang versé, mais machinalement, elle recula. Son regard se porta sur Ywan qui venait de se relever et qui s'approchait d'elle.
« Je ne sais pas ce qui s'est passé. Quand je suis entré, il était déjà mort, dit le jeune homme. »
Il comprit, au regard qu'elle lui lança, qu'elle ne l'avait pas cru. Il lisait de la peur sur son visage. Pourtant, elle essaya de se contrôler et de ne rien laisser paraître :
« J'apportais au vieux maître la robe que la jeune fille a laissée derrière elle, quand elle s'est enfuie tout à l'heure. C'est horrible ! Qui a bien pu commettre un tel acte ? »
Cependant, alors qu'elle prononçait ces paroles, son expression la trahissait. Il était certain qu'elle connaissait sa culpabilité. Cela ne lui laissa pas le choix. La jeune femme annonça qu'elle allait prévenir les autres. Mais dès qu'elle se fut retournée, Ywan entoura sa gorge de ses deux mains et la serra très fort. Il lâcha prise seulement lorsqu'il ne sentit plus son cœur battre. Son souffle s'en était allé, elle tomba par terre comme une poupée de chiffon qu'on délaisse.
Ywan ramassa la robe bleue et sortit de la pièce. Il retourna dans sa chambre et dissimula l'étoffe sous son matelas. Puis, il remarqua quelques éclaboussures rougeâtres sur sa tunique. Il se déshabilla, se lava les mains et passa un vêtement propre. Enfin, il retourna sur les lieux de son crime afin de donner l'alerte.
Il joua la comédie de manière assez convaincante. Les prêtres accoururent de toutes parts et se figèrent tous, horrifiés par la scène macabre qu'ils découvraient. Ywan feignit de s'évanouir, si bien qu'on le porta presque jusqu'à son lit. Les Augures lui ordonnèrent de se reposer. Ils lui affirmèrent qu'ils allaient retrouver le meurtrier et qu'il ne devait pas s'inquiéter. Le dernier homme qui quitta sa chambre, le regarda avec douceur, et lui dit, d'une voix triste, qu'il était désolé pour lui.
Dès que la porte fut refermée, Ywan tira la robe turquoise de sa cachette. Allongé sur sa couche, il observait les reflets chatoyants du tissu. Un sourire froid étira ses lèvres. Il ferma les yeux et se couvrit le visage de cette étoffe. Il respira, alors, avec délectation le doux parfum qu'elle dégageait...
Au même moment, un prêtre retirait le poignard qui avait tranché la vie du vieil homme. Sur sa garde était gravé un étrange symbole : deux colonnes en ruine sur lesquelles coulait le sang du fidèle de Cognaa.
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