Chapitre 1
Teratsu avait entamé sa course dans le ciel depuis plusieurs heures déjà, lorsqu'un de ses rayons caressa la joue d'Ayma, qui dormait toujours malgré l'heure tardive. La jeune fille ouvrit un œil ensommeillé et se roula aussitôt sous ses draps, ne laissant dépasser qu'une masse de cheveux noirs à l'air libre. Soudain, elle se redressa car elle venait de se rappeler qu'aujourd'hui était un jour important.
Ayma sourit en pensant qu'elle avait quinze ans depuis quelques heures. Elle allait enfin être considérée comme une adulte par la société, et surtout par sa famille. Elle se leva en s'étirant et attacha sa longue chevelure qui s'était emmêlée pendant son sommeil. Elle jeta, machinalement, un regard à son miroir en passant devant lui. Intriguée, elle s'arrêta... Elle avait l'impression que ses yeux sombres s'étaient éclaircis. Ils avaient dorénavant une nuance brune. Elle secoua la tête et chassa cette pensée étrange. Si Caân était présent, il dirait certainement qu'il s'agissait encore d'une extravagance de sa chère cousine. Elle fronça les sourcils en se demandant pourquoi son cousin ne l'avait pas réveillée plus tôt : ce n'était pas un jour ordinaire... il allait l'entendre ! Elle se dirigea d'un pas décidé vers les escaliers.
Une odeur de petits pains chauds et de gâteaux sortant du four l'accueillit alors qu'elle entrait dans la cuisine. Sa tante Cymaïa lui tournait le dos et remuait une préparation qui ressemblait à de la pâte à hohqay. Ses cheveux couleur de miel ondulaient sur ses épaules. Elle se retourna et son sourire chaleureux scintilla dans ses yeux verts pailletés d'or. Comme chaque matin, Ayma en eut le souffle coupé : elle savait que sa tante était une fidèle de la déesse Belté, mais sa beauté n'en restait pas moins surprenante et rare.
« Dis- moi, tu as l'intention de nourrir tous les habitants du quartier ? »
Cymaïa ignora la remarque moqueuse de sa nièce, laissa ses ustensiles de cuisine sur le plan de travail et s'approcha de la jeune fille afin de la serrer dans ses bras.
« Sois bénie en ce jour de Wjajy, ma chérie ! dit-elle en l'embrassant.
- Merci ! Mais pourquoi as-tu préparé autant de nourriture ?
- Je voulais que tu puisses manger quelque chose qui te fasse vraiment plaisir car aujourd'hui est un grand jour pour toi ! Alors, que veux-tu pour ton petit-déjeuner ? Du hohqay ? "
La jeune fille hocha la tête vigoureusement à la mention de son dessert préféré.
Elle s'assit et posa ses coudes sur la table, tandis que sa tante sortait un plat fumant du four. Ayma se servit un verre de jus de fruits frais qu'elle fit tourner dans ses mains au lieu de le boire.
« Tu sais... il n'y a pas vraiment de raison d'en faire toute une histoire... Je suis une fidèle de Pescari, cette cérémonie ne réserve aucune surprise. »
Cymaïa sourit mystérieusement mais ne dit mot. Cela avait le don d'agacer la jeune fille qui s'emporta :
« Mais, enfin, je nage comme un xiwes depuis l'âge de quatre ans ! Oncle Ojas raconte à qui veut l'entendre que j'ai su nager avant même de savoir marcher ! D'ailleurs, il m'a souvent dit que je pourrais travailler avec lui plus tard sur son bateau de pêche...
- Calme-toi ! Je n'ai pas dit que tu n'étais pas liée à Pescari ! Mais, contrairement à ce que tu penses, ce rituel peut parfois avoir une issue inattendue... Jolie comme tu es, tu pourrais très bien être une disciple de Belté.."
Ayma leva les yeux au ciel, comme la plupart des adolescents quand ils pensent que les adultes ne comprennent vraiment rien. Elle but une gorgée de son verre, et avala un bout de hohqay. Le gâteau était encore tout chaud et l'arôme du cacao fondu envahit son palais. Elle soupira de plaisir.
« C'est vraiment délicieux ! Tu es certaine de ne pas être une fidèle de Coctia? Tu es la meilleure cuisinière que je connaisse ! Caân ne sait pas ce qu'il manque... où est-il d'ailleurs ? Il ne m'a même pas réveillée ce matin !
- Il est sorti à l'aube. Ne me demande pas où il est allé car je n'en ai aucune idée ! Mais c'est moi qui l'ai prié de te laisser dormir : je voulais que tu sois bien reposée pour le rituel. »
La jeune fille devint songeuse. Son cousin était devenu très secret à propos de son emploi du temps. Il avait peut-être une petite amie... Elle se promit d'essayer de lui tirer les vers du nez dès qu'elle pourrait lui mettre la main dessus. Tout de même, il aurait pu prendre son petit-déjeuner avec elle et l'accompagner au temple. Elle se demanda ce qui pouvait être assez important pour lui faire manquer cet événement. Elle avait toujours considéré son cousin comme un frère, presque un jumeau, avec lequel elle avait grandi et tout partagé. Ses parents, deux disciples de Pescari, étaient morts lors d'une tempête quand elle n'avait que deux ans. Cymaïa et Ojas l'avaient adoptée et élevée comme leur propre fille, et Caân était devenu son frère, et cela elle pouvait le ressentir dans sa chair.
Cymaïa interrompit soudain le cours de ses réflexions :
« Tu devrais aller te préparer, sinon nous allons être en retard. »
Teratsu avait atteint son zénith lorsqu'elles sortirent de chez elles. Ayma virevoltait plus qu'elle ne marchait dans une longue robe turquoise qui mettait sa peau mate en valeur. Une brise tiède caressait ses bras nus, atténuant ainsi la chaleur humide qui régnait d'ordinaire sur cette petite ville nommée Monas. La jeune fille pensa que la journée était décidément magnifique.
Elles tournèrent, sans se concerter, sur la gauche et arrivèrent sur l'avenue principale de Monas. Cet axe majeur traversait le village tout entier : à son sommet se dressait le temple, tandis que l'autre extrémité débouchait sur le port. Comme toujours, l'endroit était très animé et la foule se pressait dans les deux sens. Des échoppes variées se trouvaient des deux côtés de la rue et arboraient fièrement des lanternes colorées. Celles-ci avaient donné son surnom à Monas : la ville aux mille lanternes. Chaque nuit, ces centaines de lanternes illuminaient les lieux qui devenaient féeriques et mystérieux.
Les couleurs des étalages attiraient le regard des passants : des épices, des fruits, des légumes, des poissons et autres crustacés semblaient prêt à déborder de leurs présentoirs et à s'écouler dans la rue. Les habitants, qui s'arrêtaient devant les échoppes, portaient des vêtements aux nuances lumineuses et chatoyantes. Ayma détacha son regard des habits de ses compatriotes afin de le porter sur les arbres qui bordaient l'avenue : leur feuillage exubérant paraissait entrer à l'intérieur des maisons et leurs fleurs, d'un rouge flamboyant, exhalaient un parfum envoûtant.
« Ce sont les kargodasys qui te fascinent autant ? demanda Cymaïa.
- Oui, j'ai toujours trouvé ces arbres sublimes... »
Elles poursuivirent leur chemin, et bientôt le parfum de l'encens remplaça celui des fleurs, ce qui signifiait qu'elles approchaient du temple. Elles entrèrent dans la cour intérieure qui était également un lieu de prière. En effet, seuls les prêtres, et ceux qui venaient pour la cérémonie du Wjajy, avaient la permission de pénétrer à l'intérieur du temple. Cymaïa sourit à sa nièce et lui dit qu'elle l'attendrait dans ce jardin. Elle alla s'asseoir sur un banc face aux deux colonnes de marbre qui servaient d'autel.
La jeune fille entra dans la première salle qui avait pour fonction d'accueillir les croyants. Timide, elle resta immobile, ne sachant que faire sinon attendre que quelqu'un vienne la chercher. Son attente ne dura que quelques minutes. Une jeune prêtresse vint à elle et la conduisit sans un mot dans une petite salle sombre. Ayma fut d'abord intimidée par son silence, mais son sourire la rassura et elle se sentit apaisée. La jeune femme la fit se déshabiller et passer une tunique blanche en lin. Elle détacha les longs cheveux noirs qu'Ayma avait tressés le matin même, et les éparpilla sur ses épaules. Puis, elle lui prit la main et la guida vers la pièce suivante.
Cette dernière était presque entièrement plongée dans l'obscurité, à l'exception de bougies qui éclairaient un bassin de forme circulaire. La pièce avait également la forme d'un cercle. Un nuage d'encens au parfum lourd et enivrant flottait dans l'atmosphère, si bien que la jeune fille mit quelques minutes à apercevoir tout au fond des voiles vermeils. Elle perçut une présence derrière eux, mais elle ne put s'approcher davantage car la jeune Augure lui montra le bassin, lui faisant comprendre par des signes qu'elle devait y entrer, puis elle alla se placer devant ces mystérieuses étoffes rouges.
Ayma pénétra dans l'eau tiède dont la surface était couverte de pétales blancs. Une merveilleuse odeur s'en échappait. Elle devina que ces pétales provenaient de fleurs très rares et sacrées : les woxes. Elle respira leur parfum avec délectation et se sentit parfaitement détendue.
C'est alors que l'impensable se produisit...
Elle entendait un bruit qu'elle ne parvenait pas à identifier et qui provenait des voiles. La jeune Augure s'était approchée afin de parler avec la personne qui était cachée par les tissus. Mais, alors qu'elle avait affiché un sourire rassurant tout au long de la cérémonie, son visage soudain se fit grave. Elle blêmit et regarda d'un air affolé la jeune fille qui se trouvait encore dans le bassin.
« Que se passe-t-il ? demanda Ayma en sortant de l'eau. »
La prêtresse demeura muette quelques instants, incapable de lui répondre. Elle leva sur elle un regard apeuré et prononça ces paroles définitives :
« Tu n'es liée à aucun dieu, à aucune déesse. Tu ne possèdes aucun don. C'est ce que Cognaa nous a révélé. »
Abasourdie, choquée, Ayma vacilla. Elle s'assit sur le bord du bassin, tétanisée...
"Non, non, non ! songea-t-elle. C'est impossible ! Je fais un cauchemar... je vais me réveiller !"
Mais le contact de la pierre froide contre ses cuisses semblait bien trop réel. Elle leva la tête vers la prêtresse qui restait interdite... Comprenant, qu'elle ne tirerait aucun réconfort de celle-ci, Ayma se leva et tourna les talons, pressée de mettre le plus de distance possible entre cet endroit et elle. Elle allongea son pas et sortit en courant.
Une puissante nausée lui déchirait le ventre. Elle avait besoin de respirer à l'air libre de toute urgence. Elle ne s'arrêta pas quand elle arriva dans la cour intérieure. Sa tante la vit passer, le visage couvert de larmes, mais elle n'eut pas le temps d'esquisser un seul mouvement que sa nièce avait déjà disparu, noyée dans la foule.
Elle courut et courut encore... elle descendit la longue avenue. Arrivée au port, elle le longea et atteignit une petite plage déserte d'où partait une jetée. Sans ralentir, elle foula le sable blanc jusqu'à ce que ces pas résonnent sur le bois de la jetée. Elle poursuivit sa course et plongea dans l'océan. Elle nagea longtemps jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus différencier le goût amer de ses larmes de celui de l'eau salée.
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