Chapitre 9: Etincelles de colère
— Voici donc le programme pour les semaines à venir. Notre priorité est de continuer à collecter et traiter les informations que Vanguard nous renverra. Ce travail sera crucial afin de pouvoir envoyer un second satellite en orbite autour de Mars, en vue de la prochaine expédition. Je compte sur votre coopération à tous. Vous pouvez disposer.
Airi s'inclina avec respect devant son assistance qui applaudit poliment sa présentation, sans grand enthousiasme. Après quelques questions pratiques sur le planning et le budget alloué à cette opération, les ingénieurs de l'ESA quittèrent la salle de réunion pour retourner à leur poste.
Six mois s'étaient écoulés depuis que la chercheuse avait fait la rencontre d'Astro. Malgré un début de cohabitation mouvementé, les choses s'étaient rapidement calmées, et Airi avait pu reprendre sa mission principale au sein de l'agence spatiale. Dès son déploiement, Vanguard avait immédiatement montré des résultats impressionnants, surpassant de loin ses congénères. Cet exploit avait propulsé l'androïde à un rang bien plus élevé. Elle était désormais à la tête de sa propre équipe, et travaillait sur le projet Sentinelle. Celui-ci avait pour but de placer des satellites en orbite autour de la planète rouge, dans l'optique de faciliter les communications lors des futures expéditions martiennes.
Cependant, sa position de dirigeante était très controversée, et créait des tensions. Beaucoup doutaient des capacités d'une intelligence artificielle à diriger des hommes et craignaient qu'Airi leur impose une charge de travail démentielle. D'autres refusaient tout simplement d'être commandés par un robot, et n'hésitaient pas à remettre en question tous les ordres, y compris les plus basiques. Sans l'aide du directeur Turing, qui menaçait de licenciement quiconque s'opposerait aux décisions d'Airi, très certainement que le projet aurait été tué dans l'œuf, faute de discipline.
Durant la journée, Airi continua à calculer les différents paramètres à prendre en compte pour le lancement de Sentinelle, les coûts, ainsi que les ressources nécessaires en suivant les remarques de ses collègues. Rien ne devait être laissé au hasard. La moindre erreur de calcul pouvait être fatale en aérospatial, et entraîner des milliards d'euros de pertes. Cet aspect financier avait par ailleurs fortement joué en la faveur de l'AIntelect, considérée comme bien plus fiable et rigoureuse qu'un être humain.
Alors qu'elle consultait en même temps les données renvoyées par Vanguard, elle remarqua un léger ralentissement dans la transmission. C'était à peine perceptible, seulement 0,001 gigaoctet par seconde. Mais, consciente que ce dysfonctionnement pouvait être lié à un problème sous-jacent plus conséquent, Airi décida de ne pas l'ignorer. Elle se rendit donc au service informatique pour s'entretenir avec Jonathan Maccafi, le chef du département et lui demander de vérifier l'état des serveurs. Cependant, l'informaticien, un grand gaillard à la moustache touffue et aux airs d'américain tout droit sorti d'un film de cowboy du siècle passé, se montra peu coopératif.
— Tout marche parfaitement, grogna-t-il, sans même prendre la peine de lâcher son burger dégoulinant de graisse sur son bureau.
— Veuillez m'excuser, mais ce ralentissement n'est pas normal, insista Airi. De plus, manger dans les lieux de travail est interdit par le règlement. Je vous prierai de ranger votre sandwich, ou de le terminer dans un endroit approprié.
L'homme leva les yeux au plafond. Il attaque une nouvelle bouchée ostentatoire en s'appliquant à faire gicler le plus de sauce possible sur la blouse immaculée de l'AIntelect.
— Sinon quoi ? Tu vas me virer ? Comme si quelqu'un voulait mon poste de merde, s'amusa Maccafi d'un rire gras. Écoute, le robot. Tu connais peut-être les décimales de pi jusqu'à la centième, mais ici, c'est moi qui commande. Le supercalculateur fonctionne très bien. Tu peux aller voir ailleurs si j'y suis, merci. Ce n'est pas un vulgaire tas de ferraille qui va m'apprendre mon boulot alors que je suis là depuis trente ans.
Airi resta de marbre devant l'agressivité de l'homme. Le programme Asimov se lança, lui demandant d'obéir à l'ordre, mais l'AIntelect avait pris pour habitude d'ignorer les messages d'alerte. Depuis qu'elle avait découvert que cela n'avait aucun impact sur son fonctionnement, elle se permettait régulièrement de tenir tête à certains de ses collègues les plus récalcitrants, quitte à générer des conflits, que Turing s'empressait de calmer au plus vite. Cependant, ce jour-là, le directeur était en réunion, et Airi ne comptait pas laisser passer cet affront. Premièrement, parce que s'il y avait effectivement un bug, c'était toute l'agence spatiale qui allait être impactée. Et, deuxièmement, parce qu'elle supportait de moins en moins être traitée comme un simple ordinateur. Elle ne remettait pas en question sa mission qui était de servir l'humanité, mais depuis sa rencontre avec Mirai et Ronan Sawyer, la barrière entre humain et robot devenait de plus en plus floue dans son système.
— Je vous demanderai de ne pas me parler sur ce ton, monsieur Maccafi, reprit-elle d'une voix ferme. Je me suis adressée à vous avec déférence, et j'attends la même chose en retour. Si j'avais voulu que l'on me réponde comme vous l'avez fait, j'aurais également fait un commentaire sur votre hygiène douteuse et sur l'odeur dans cette pièce. Mais je me suis retenue pour ne pas envenimer mes relations avec mes collègues.
Maccafi, rouge de colère, se leva et se plaça à quelques centimètres d'Airi, le regard menaçant. Il la dépassait de deux têtes, en hauteur et en largeur, mais l'androïde ne tressaillit pas. Elle avait conscience de sa supériorité en combat sur un humain.
— Je ne sais pas pourquoi le directeur te garde, la boite de conserve, mais je t'assure que, moi, je t'aurais déjà envoyé à la casse. L'humanité n'a pas besoin de jouet comme toi. Vous êtes nos esclaves. Vous devez nous obéir. Point barre.
Airi vit le poing de l'homme se diriger vers sa figure, mais, vive comme l'éclair, attrapa son poignet pour bloquer net son mouvement. Maccafi écarquilla les yeux, interdit. Qui ne l'aurait pas été à sa place ? Le programme Asimov aurait dû empêcher l'AIntelect de riposter... si ce dernier fonctionnait correctement. Or, il se contentait de clignoter en rouge dans le champ de vision de la chercheuse.
— Vous avez besoin de nous, visiblement, puisque vous n'êtes pas capable de détecter une erreur dans votre propre réseau, rétorqua Airi, sans se laisser impressionner et en resserrant sa prise. Je vous le redemande encore une fois. Veuillez vérifier l'état du supercalculateur. Si nous perdons toutes nos données parce que vous refusez, vous serez tenu pour responsable.
Au bord de l'explosion, Maccafi se dégagea, déjà prêt à en découdre. Ses yeux lançaient des éclairs, et il possédait dans ses pupilles la même folie que celle qui animait Ronan Sawyer. Alors que la situation était sur le point de dégénérer, un jeune homme entra dans le bureau, mettant ainsi fin, du moins en apparence, au conflit.
— Il y a un problème, ici ? demanda le nouveau venu, déboussolé.
— J'ai détecté un ralentissement dans le flux de données que nous renvoie Vanguard, répondit Airi, très calmement.
— Ah oui ? s'étonna l'homme. C'est vrai que ça fait un moment qu'on n'a pas fait de maintenance du module de refroidissement. Ça doit venir de là. Ces trucs sont hyper sensibles. Un degré de trop, et tout le système ralentit pour éviter la surchauffe. Jonathan, c'est toi l'expert, tu t'en occupes ?
À contrecœur, Maccafi grommela à demi-mot qu'il allait le faire, puis quitta la salle avec son sandwich. L'AIntelect remercia froidement l'ingénieur pour son aide, ce qui arracha un soupir à son collègue.
— Excuse-le, il n'était pas comme ça, avant, déclara celui que la base de données d'Airi identifiait comme étant Luc Bowman, un alternant sur le point de finir son mémoire.
— Cela me semble aller de soi, répondit l'androïde, d'une voix plus calme. Avec une attitude pareille, le professeur Turing ne l'aurait jamais recruté.
Les yeux de Luc se voilèrent de tristesse alors qu'il regardait la poubelle qui servait de bureau à Maccafi.
— Tu sais, c'est difficile pour lui. Il sort d'un divorce et a fait un gros burn-out avant ça. Il ne pense pas vraiment ce qu'il t'a dit. Si les AIntelects sont aussi performants aujourd'hui, c'est en partie grâce à lui ! Il a beaucoup contribué au développement de vos codes-source. Moi, en tout cas, je vous soutiens. Je suis un grand fan de tes travaux et je trouve que c'est top ce que tu apportes à l'humanité. Tu peux compter sur moi pour t'épauler lorsque je serai diplômé !
Ces mots tirèrent un sourire à Airi, qui retourna finalement à ses recherches. Toutefois, cette altercation ne l'avait pas laissée indifférente. Elle confirmait les craintes d'Astro, sur l'influence grandissante des idées de l'AVO à mesure que les intelligences artificielles prenaient de plus en plus de place dans la société.
Lorsque la chercheuse raconta sa journée à son assistant-domestique durant sa phase de recharge active, ce dernier sembla plus inquiet que jamais. Non pas à cause du comportement de Maccafi, mais à cause de celui de sa maîtresse.
— Tu devrais arrêter d'agir comme ça, la prévint-il. À force d'ignorer le programme Asimov, des gens vont commencer à se poser des questions sur le pourquoi du comment.
— On m'a confié la mission de diriger une équipe et m'assurer du bon déroulement du projet, et c'est ce que j'ai fait.
— Mouais. Tu n'étais pas non plus obligé d'insulter ce type... Même si j'avoue que moi, j'aurais fait pire. Mais, je ne compte pas, je suis un humain.
Bien décidée à se justifier, Airi insista :
— Il est interdit de dégrader le bien d'autrui. Monsieur Maccafi n'était pas en droit de porter atteinte à mon intégrité, physique comme mentale. Je lui ai simplement rappelé ce fait.
— Tu joues sur les mots, là, soupira Astro. Ça sent plutôt l'excuse à deux balles qu'un vrai argument... Enfin, le principal, c'est que ça ne soit pas allé plus loin. Mais sérieusement, à quoi pensait cet incapable de Turing ? Il sait pourtant bien que ça ne peut que créer des tensions...
— C'était le choix le plus logique de sa part. Aucun humain n'aurait pu me remplacer sur le projet Sentinelle dans un laps de temps aussi court.
— Certes. Mais rien ne l'obligeait à te nommer cheffe. Il aurait pu garder la main dessus, et donner les ordres lui-même. À croire qu'il a envie que des conflits éclatent.
— Je possède toutes les capacités nécessaires pour commander une équipe. J'ai téléchargé un séminaire entier pour cela.
Le petit robot lâcha un nouveau soupir.
— Tu prêches un converti, hein. Mais va dire ça à l'AVO, et tu peux être sûr que ça renforcera leur théorie débile du grand remplacement robotique.
— Je ne vois pas pourquoi ce serait un mal.
Astro se retourna vers Airi et la dévisagea en affichant deux « O » majuscules sur son écran, signe de sa stupéfaction.
— Attends... répète ça ?
Airi savait qu'elle s'avançait sur un terrain glissant. Cependant, elle avait longuement réfléchi à ses arguments, le jour où elle aurait besoin d'exposer sa pensée, et n'hésita donc pas une seule seconde.
— Notre mission est d'aider l'humanité. Par conséquent, nous sommes plus aptes que les humains pour effectuer certaines tâches, sinon ils ne nous auraient pas créés. Il n'y a aucune raison pour que nous ne prenions pas leur place dans ces domaines. C'est déjà arrivé par le passé, quand les machines ont remplacé les animaux avec l'arrivée des premières automobiles. Pour autant, aujourd'hui, personne ne veut revenir en arrière. Tout simplement parce qu'une voiture est bien plus performante qu'un cheval.
L'attitude d'Astro changea subitement du tout au tout. Son ton léger se fit plus grave, et son interlocutrice sentit pour la première fois dans sa voix le poids de toutes les années qu'il avait dû vivre.
— Fais attention, c'est comme ça que tous les films de science-fiction des années 2000 ont commencé, et en général ils se sont mal terminés pour les robots. Donc, si tu ne veux pas être à l'origine d'une guerre qui engendrera des millions de morts inutiles, je te conseille de revoir ton jugement.
— Je ne fais qu'exprimer mon opinion et ma logique. Je n'ai pas le pouvoir de changer les choses. Ce n'est pas ma mission.
Dix heures sonnèrent au loin. La journée ayant été particulièrement chargée pour Airi, celle-ci n'avait plus que trois pour cent de batterie malgré son chargement lent et décida de s'éteindre plus tôt que d'habitude.
Tandis que l'androïde fermait les yeux, Astro ouvrit son application de notes et inscrivit ses observations du jour, pensif.
« 5 février 2105. Airi confirme aujourd'hui qu'elle a développé un sens critique, ainsi qu'une personnalité. Il est toujours difficile d'affirmer qu'elle possède une réelle conscience, mais il est désormais certain qu'elle est capable d'effectuer des raisonnements sur des sujets de société. Elle est douée de volonté, ce qui est le propre d'un être vivant. Se pourrait-il qu'elle l'influence malgré tout ? Ou suis-je en train d'assister à la fameuse singularité technologique que nous attendions tous ? »
**
Une alarme réactiva Airi en sursaut. Dans ses capteurs oculaires, un écran rouge lui indiqua un problème critique à l'ESA. Dans la précipitation, elle ouvrit son centre de notifications. Avec horreur, des images apocalyptiques en direct du journal télévisé déferlèrent devant ses yeux : une imposante colonne de fumée noire envahissait la rue du général Bertrand. Plusieurs camions de pompiers tentaient de maîtriser l'incendie, mais les flammes étaient si voraces qu'elles s'étaient déjà propagées sur les immeubles adjacents en quelques minutes à peine.
Le premier réflexe d'Airi fut de consulter la liste des équipes de nuit de l'ESA. Une cinquantaine de personnes se trouvaient normalement sur place. Et parmi eux figurait Turing, en réunion avec des partenaires de l'autre côté du globe.
L'androïde, malgré son faible niveau de batterie, débrancha son alimentation, s'habilla en vitesse, et s'apprêtait à sortir, lorsqu'Astro lui barra le chemin.
— Je peux savoir où tu vas comme ça ? demanda le petit robot sur un air de défi.
Dans la panique, Airi ne chercha même pas à inventer d'excuse. Elle savait que son assistant-domestique était également au courant de ce qu'il se passait.
— À l'ESA. Je dois sauver le directeur.
— Vraiment ? Et tu comptes faire quoi, exactement ? Tu n'es pas ignifugée, aux dernières nouvelles. En plus, tu n'as que dix pour cent de batterie. Si tu t'y rends, tu n'auras qu'une heure pour faire l'aller-retour.
— Je connais les locaux. Je possède les plans dans ma mémoire.
— Tu es consciente que ce n'est pas comme ça que devrait agir une IA de ton calibre ? Tu dois prendre des décisions logiques. Pas foncer dans le tas comme une gamine immature.
Le temps manquait à la chercheuse. Son processeur tournait à plein régime dans l'espoir de trouver une solution, vidant ses réserves d'énergie trois fois plus vite que d'ordinaire.
— Ma mission est d'aider les humains. Je n'ai pas le droit de rester passive lorsque l'un d'entre eux est en danger !
— N'invoque pas Asimov quand ça t'arrange, grogna Astro. Tu sais très bien qu'il est corrompu dans ton cas.
Voyant sur les caméras que les pompiers ne parvenaient pas à maîtriser le brasier, l'androïde tenta de forcer le passage, mais son assistant maintint fermement son barrage avec son bras mécanique.
— S'il te plait, Astro. Je dois... Je dois sauver le directeur. Ce n'est pas le programme Asimov qui me l'ordonne. C'est... Je ne peux pas le définir, mais c'est comme si une voix dans ma tête me parlait, et m'implorait d'y aller.
Astro écarquilla les yeux.
— Une voix dans ta tête ? Est-ce que ça serait... ta conscience ? Ou bien...
Le robot se décala et ouvrit lui-même la porte de l'appartement.
— Allez, file, et revient entière. C'est tout ce que peux te dire.
Airi remercia son assistant domestique d'un rapide signe de la tête, et courut aussi vite que ses jambes le lui permettaient jusqu'aux bureaux de l'ESA, espérant arriver à temps.
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