Chapitre 53: La malédiction de l'être aimé
— Je te laisserai ma fille le jour où tu obtiendras un prix Nobel, gamin. Aimé mérite mieux qu'un geek qui traîne toute la journée dans la réalité virtuelle.
Malgré les rires gras et la musique médiévale jouée au fond de la taverne, la voix de John Titor résonnait encore dans l'esprit de Bertrand. Sa première rencontre avec le père de sa petite-amie ne s'était pas passée du tout comme il l'avait prévu. Pourtant, Aimé l'avait prévenu que c'était une mauvaise idée de vouloir se présenter à lui, mais le futur directeur de l'ESA ne l'avait pas écoutée. Résultat : il s'était fait sortir avec un coup de pied au derrière et une interdiction d'approcher la jeune femme pendant les trente années à venir, ce qui était, selon John, le temps minimal nécessaire pour décrocher la plus haute récompense scientifique.
Bertrand ne savait plus quoi faire. Il avait emménagé à Paris et intégré l'école normale supérieure de Saclay dans le but de se rapprocher de sa partenaire de jeu. Tout partait si bien. Lors de leur première rencontre IRL, il était angoissé qu'Aimé soit très différente dans la vraie vie, ou pire, qu'elle soit déçue de lui, mais tout s'était passé à merveille. Cela avait conduit l'étudiant de dix-neuf ans à vouloir rencontrer la famille de la première joueuse mondiale, au moins par politesse. Puisqu'ils se parlaient tous les jours depuis trois ans et sortaient officiellement ensemble selon leur statut « en couple » qu'il affichait au cours de leurs missions, il trouvait normal d'aller se présenter. Et il avait reçu une douche froide. Glacée, même, tout comme l'accueil que John Titor lui avait réservé.
Le bruit d'un téléporteur interrompit la musique d'ambiance. Les rires et les discussions se turent également alors qu'une personne marchait d'un pas décidé et que tintement de son lourd équipement résonnait dans toute l'auberge. Bertrand n'osa cependant pas se retourner, sachant déjà de qui il s'agissait.
— Eh, Betur, tu fous quoi ? Ça fait vingt minutes qu'on attend pour commencer la quête ! s'exclama une voix féminine bien connue.
— Je... Ma connexion est mauvaise aujourd'hui. Je ne veux pas vous retarder. Allez-y sans moi, répondit-il timidement.
— Dis plutôt que t'as pas digéré ce que mon père a dit, ça ira plus vite. Et sinon, les autres là, je vous dérange ? Mêlez-vous de ce qui vous regarder !
Le simple regard qu'Airi lança aux joueurs présents fit repartir le brouhaha. Personne n'avait envie de se confronter à la numéro un mondiale. La jeune femme reporta ensuite son attention sur son partenaire et croisa les bras sur sa poitrine en tapant du pied sur le sol.
— Je n'ai pas le droit de t'approcher. Si ton père apprend qu'on se voit in game, tu vas avoir des ennuis...
— J'ai plus six ans, je te signale. J'ai le droit de voir qui je veux, non mais ! En plus, il ne sait même pas comment brancher un casque VR. C'est un boomer qui a une génération de retard.
Cette pique arracha un sourire à Bertrand. Il appréciait tout particulièrement le franc-parler d'Aimé. Elle était d'une nature très extravertie. Elle montrait toujours ses émotions de manière explosive. Elle sautait de joie à la réussite d'une quête, pleurait à chaudes larmes à chaque échec et n'hésitait pas à exprimer son mécontentement lorsque des choses lui déplaisaient, comme à ce moment-là.
— Je suis désolé d'avoir insisté. J'aurais dû te croire quand tu m'as dit ça. Je peux m'en prendre qu'à moi-même, j'imagine.
La femme au bras robotique haussa les épaules.
— Bah, en même temps, c'est vrai qu'un papa poule avec une meuf de dix-neuf piges, c'est pas crédible. À ton avis, pourquoi je préfère faire des soirées jeux vidéo ? Si je sortais en boîte avec mes copines, il viendrait me mettre la honte si je ne rentrais pas à l'heure. Au moins, ici, je suis tranquille et il pense que je regarde des documentaires d'astrophysique.
— Tu aimes autant que ça les étoiles ? s'amusa son partenaire.
— Ouais. En vrai, je voudrais bien devenir vraiment astrophysicienne à la Nasa ou un truc du genre, mais avec mes notes, c'est mal barré.
— Tu dois rester optimiste ! Il suffit de t'accrocher et tu pourras décrocher la lune ! La preuve, t'es la meilleure joueuse !
Airi donna une pichenette sur le front de son ami.
— Je suis pas à l'ENS, contrairement à certains. De toute façon, j'ai clairement pas la motiv de bosser soixante-dix heures par semaine juste pour ça. Au pire, je ferai de l'E-sport à plein temps pendant que tu seras à la Nasa à ma place. Avec ton prix Nobel, ça devrait être du gâteau pour toi ! Tu pourras me montrer tes découvertes et tout ça quand tu rentreras le soir du taf !
Le futur directeur s'empourpra en imaginant à quoi pourrait ressembler un tel futur aux côtés de sa bien-aimée.
— Bon, tu viens, du coup ? enchaîna cette dernière en consultant le chat de la guilde qui commençait à s'impatienter. Dishonest et Shadow sont encore en train de se battre et ça va partir en cacahuète si je n'interviens pas vite.
Résigné, Bertrand posa son verre de liqueur de grenade et ouvrit le menu, déjà prêt à se rendre au donjon de l'événement spécial Noël. Toutefois, au moment où il s'apprêtait à cliquer sur le bouton « rejoindre », Airi fut saisie d'une violente quinte de toux qui dura de longues secondes. Le jeune homme comprit immédiatement qu'il se passait quelque chose de grave.
— Ça va ? s'affola-t-il. Tu es malade, Airi ?
— Je... Non... C'est juste...
La première joueuse mondiale ne parvint pas à terminer sa phrase. Son avatar s'effondra sur le sol de la taverne, avant de disparaître, victime non pas d'un ennemi tapi dans l'ombre, mais d'une déconnexion d'urgence.
Aimé ne se connecta plus sur le jeu durant toute la semaine qui suivit cet incident. Elle ne répondait pas non plus aux messages ni aux SMS. À cause de la charge de travail intense de l'ENS, Bertrand ne put dégager du temps libre avant le week-end. Pour calmer ses angoisses, il s'était persuadé que John avait simplement privé sa fille d'internet en découvrant qu'elle avait bravé son interdit, mais il savait au fond de lui que ce n'était pas le cas. Ainsi, il surmonta sa peur et se rendit directement chez les Titor pour en avoir le cœur net.
Lorsqu'il vit le visage abattu et épuisé de l'homme qui lui ouvrit la porte, Bertrand eut la confirmation que quelque chose de dramatique s'était produit. Au lieu de le renvoyer sans autre forme de procès, John se contenta de soupirer.
— Ah, c'est toi, gamin, déclara-t-il d'une voix lasse. Désolé, mais Aimé n'est pas à la maison. Elle est actuellement à l'hôpital et j'étais sur le point de lui rendre visite pour lui apporter quelques affaires.
— À l'hôpital ? répéta Bertrand, de plus en plus affolé. Il s'est passé quoi ? C'est grave ? Est-ce que je peux venir avec vous ? S'il vous plait !
Alors qu'il était persuadé qu'il allait se faire jeter à nouveau, John invita Bertrand à entrer chez lui. Tremblant, le jeune homme s'exécuta, de peur de contrarier la seule personne qui pouvait le conduire à Aimé.
Le scientifique de renom revint quelques instants plus tard avec un casque de réalité virtuelle, ainsi qu'un lourd dossier médical qu'il posa sur la table du salon.
— Votre... Votre femme n'est pas à la maison ? demanda Bertrand timidement.
— Non. Elle est morte, il y a quelques années déjà.
— Je... Je suis désolé ! Je ne savais pas...
— Tu n'as pas à t'excuser si ma fille ne te l'a jamais dit. C'est quelque chose dont elle n'aime pas spécialement parler, donc ça ne m'étonne pas. Après tout, sa disparition a laissé un grand vide...
John baissa le regard vers la console abimée par les âges. Il s'agissait là d'un des premiers modèles de cette série. Au vu des marques d'usure et de la décoloration, Aimé l'avait vraiment manipulé tous les jours depuis sa sortie.
— Suzanne avait une santé fragile et donner naissance à Aimé n'a rien arrangé à son état. La maladie de Charcot l'a emportée, il y a de cela quelques années. C'est à sa mort que ma fille s'est réfugiée dans les jeux vidéo pour trouver une échappatoire. Si je ne me trompe pas, vous vous êtes rencontrés en ligne, n'est-ce pas ?
— O... Oui. C'est exactement ça. On fait partie de la même guilde et on fait souvent des boss ensemble.
— Je ne comprends pas trop ce charabia, mais j'imagine que je dois être rassuré. Et, dis-moi, comment est-elle dans votre jeu ?
— Eh bien, elle est pareille qu'en vrai. Enfin, quand on s'est vus à Paris, elle ne m'a pas paru différente.
— Je devrais t'étriper pour avoir dragué ma fille dans mon dos, mais je vais passer l'éponge pour aujourd'hui, grommela John. Je n'ai clairement pas la force et je ne veux pas qu'Aimé ait ta mort sur la conscience en plus de ses problèmes actuels.
Bertrand déglutit, incapable de discerner si le père de son amie blaguait ou s'il était sérieux.
— En tout cas, si elle était heureuse dans le monde virtuel, ça me rassure. Je n'ai pas été très présent à cause de mon travail et elle n'est pas très bavarde sur ce qu'elle fait. Apparemment, je serais un « boomer » du XXIe siècle, selon elle et je ne comprendrais rien... Enfin, ce n'est plus vraiment la question. Je te remercie d'avoir répondu à mon interrogatoire. Au moins, je sais ce qu'il me reste à faire, maintenant.
— C'est-à-dire ? Et vous ne m'avez toujours pas dit ce qui est arrivé à Aimé ! protesta vivement Bertrand en voyant que son interlocuteur s'apprêtait à plier bagage.
— Rien n'est confirmé, mais les médecins pensent qu'elle a développé les premiers symptômes de la maladie qui a emporté sa mère.
Le monde du futur directeur s'écroula en une fraction de seconde. Toutefois, il refusa de céder à la panique. La médecine avait fait des progrès fulgurants au cours des dernières années grâce à l'avènement de la recherche assistée par intelligence artificielle.
— Ses jours sont comptés. D'ici trois, voire cinq ans avec de la chance, Aimé nous quittera. Cela ne me laisse donc que très peu de temps.
— Très... Très peu de temps ? Vous abandonnez ? Je croyais que vous étiez scientifique ! Vous ne pouvez pas trouver un moyen de la guérir ? rétorqua Bertrand, au bord des larmes.
— Je n'ai jamais parlé d'abandonner, gamin. Et, oui, je suis scientifique. J'ai créé le premier AIntelect dans le but d'héberger l'esprit de Suzanne d'ailleurs, figure-toi.
— Pa... Pardon ?
— Même si l'expérience a échoué à l'époque, je compte bien tenter à nouveau de sauver ma fille. Si je parviens à digitaliser sa conscience, je pourrais la transférer dans un corps robotique. C'est pour ça que je t'ai posé toutes ces questions. À partir d'aujourd'hui, au lieu d'être plongée dans un coma artificiel, Aimé va devoir vivre à plein temps dans le monde virtuel. Ce sont les données que nous récolterons qui nous permettront d'effectuer une copie de son cerveau et de transcrire les différentes connexions de ses neurones en code informatique.
— Je... Je peux vous aider ! Non. Laissez-moi vous aider ! Je veux pouvoir faire quelque chose !
Bertrand avait lâché cette supplication sur un coup de tête. Il n'avait aucune compétence en informatique, et encore moins en intelligence artificielle. Il n'était qu'un étudiant de première année, même pas spécialement brillant. Comment pouvait-il avoir la prétention de travailler avec un homme aussi célèbre que le professeur John Titor, créateur des AIntelects ?
Cependant, il refusait de rester passif face à cette situation. Il aimait Aimé plus que tout. Elle n'était pas seulement sa petite-amie ni une partenaire de jeu. Il avait partagé tant d'heures à ses côtés qu'il ne pouvait juste plus imaginer une vie sans elle. Elle était devenue une partie de lui-même.
Ainsi, Bertrand soutint sans flancher le regard inquisiteur de John. Ce dernier, comprenant que l'étudiant n'allait rien lâcher, finit par céder dans un soupir las.
— Je vais regretter ce que je m'apprête à faire, mais je n'ai pas envie de me fâcher avec ma fille dans ses dernières années. Tant que tu ne me gênes pas, je veux bien que tu travailles avec moi. Mais à une condition : que tu me sois vraiment utile. Je vais t'enseigner les bases de la robotique et tu devras être mon assistant en parallèle de tes études à l'ENS. Par contre, si jamais je vois que tu traînes la patte ou que tu flanches, je te vire sur le champ. Je suis chercheur, pas baby-sitter. Tu es toujours partant ?
Bertrand accepta sans hésiter. Ainsi commença une longue collaboration entre les deux hommes, dans une course contre la montre avec la mort.
Aimé fut alors plongée en immersion totale dans la réalité virtuelle et les travaux pour la sauver débutèrent. Durant son temps libre, Bertrand s'occupait de façonner le futur corps de la jeune femme. S'il pensa tout d'abord le recréer à l'identique, il opta finalement pour un design proche de son avatar. Après tout, si elle avait décidé de s'incarner de cette manière dans World of Swords, c'était parce qu'elle préférait cette apparence. C'était l'occasion ou jamais de la lui offrir dans le monde réel également.
De son côté, John travaillait jour et nuit pour compléter sa théorie de digitalisation de conscience. Il reprit les travaux laissés en suspend à la mort de son épouse, en y ajoutant les dernières découvertes et avancées technologiques dans le domaine de l'intelligence artificielle. Cependant, malgré un départ prometteur, ses recherches s'enlisèrent. Il ne parvenait même pas à transférer les souvenirs des rats sur son ordinateur. Pire, la santé d'Aimé se dégradait bien plus rapidement qu'il ne l'avait prévu. Dans la réalité virtuelle, la jeune femme continuait à enchaîner les tournois et les quêtes alors que son corps physique se mourait. Elle vivait pleinement sa vie dans ce monde parallèle, si bien que son cerveau, qui fonctionnait à plein régime, épuisait toutes ses réserves d'énergie à la même vitesse que si elle courait un marathon chaque jour. Bertrand la supplia de nombreuses fois de se ménager, en lui promettant qu'ils allaient trouver un moyen de la ramener dans la réalité, mais Aimé ne voulait rien entendre. Elle se savait condamnée et souhaitait finir son existence de manière épique, telle la guerrière qu'elle incarnait et qu'elle avait toujours rêvé d'être.
Finalement, la maladie eut raison d'elle et l'emporta en 2047, deux ans après le début de son traitement, à l'âge de 21 ans. La dernière expérience de John qui, dans un élan de désespoir, avait tenté de digitaliser l'esprit de sa fille quelques heures avant sa mort s'était soldée en échec. Jamais l'AIntelect « Airi » n'ouvrit les yeux. Les lignes qui composaient son code source n'étaient qu'une suite de nombres sans aucun sens informatique.
Abattu, le chercheur se résigna à l'idée qu'il avait échoué et Aimé n'était plus de ce monde. Mais pas Bertrand. L'étudiante refusait de s'adonner à la fatalité. Il était persuadé que, quelque part au fond des données corrompues d'Airi se cachait l'âme de la femme qu'il aimait. C'est pourquoi il se jura de poursuivre l'étude des AIntelects dans l'espoir d'un jour être en mesure de ressusciter numériquement la reine de World of Swords.
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