Chapitre 5 : Une haine justifiée?
« Tu vas remporter ce concours les doigts dans le nez, j'en suis certain ! Et, quand tu seras sur le podium, j'aimerais que tu... Accepteras-tu d'écouter ce que j'ai à te dire, Élise ? »
L'immense salle de concert était en effervescence. Une foule en délire scandait le nom de la gagnante du disque de platine de l'année. Elle avait explosé tous les records et s'était hissée à la première place, devant la favorite. Elle était l'espoir d'une nouvelle génération, et la crainte d'une ancienne. Car, en effet, la chanteuse qui avait décroché le grand prix était, pour la première fois de l'histoire, une AIntelect.
Alors que l'androïde montait sur la plus haute marche, ses concurrents applaudissaient par politesse en souriant, mais une haine viscérale était lisible dans leurs regards. La femme qui était arrivée deuxième, cependant, semblait détruite de l'intérieur. Elle observait toutes les lumières braquées sur le robot, les yeux vides de toute étincelle de vie.
Dans l'assistance, un seul homme ne fêtait pas la clôture de cette édition, malgré l'euphorie générale. Il tenait fermement dans sa main une petite boite cubique, qu'il n'osait ouvrir. Et, alors que le rideau tombait, il s'éclipsa sans dire un mot, la tête rentrée dans les épaules.
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Le jeune homme à la casquette revint lentement à lui. Airi attendait sur une chaise, à quelques pas de lui, en actualisant frénétiquement les journaux d'information, pour s'assurer qu'elle était bel et bien passée entre les mailles du filet. Du coin de l'œil, elle surveillait son invité. Lors du concert, elle n'avait pas eu l'occasion de l'observer, mais, à présent qu'il se tenait tranquille, elle pouvait enregistrer son visage dans sa mémoire : la vingtaine, menton rond, nez court et cheveux bruns mi-longs. Airi se fit la réflexion qu'il ressemblait davantage à un simple étudiant, comme certains stagiaires qu'elle accueillait à l'ESA, qu'à un terroriste.
Pendant ce temps, dans la cuisine, Mirai préparait une bouillotte de remplacement tandis qu'Astro tournait en rond sur le sol.
Réalisant qu'il était entouré d'AIntelects, l'agresseur sursauta et tenta de s'enfuir, mais il était retenu fermement assis sur un fauteuil par le bras robotique de rangement de l'appartement.
— Qu... Qu'est-ce que vous m'avez fait, espèce de tas de ferraille ? Libérez-moi, ou je vais...
— Ou tu vas quoi ? Nous dénoncer ? Tu n'es pas en mesure de formuler des menaces, gamins, ironisa Astro, affichant un visage mécontent sur son écran.
— Sérieux, t'es quoi, toi ? Est-ce qu'un robot de ménage est en train de me donner des ordres ? cracha l'inconnu.
— Il est vrai que je ne me présente pas sous mon meilleur jour. Je ne dois pas être très crédible avec cette apparence. Mais c'est la faute de ces abrutis de...
— Nous avons compris, Astro, je vais prendre la relève, l'interrompit Airi. Monsieur, au vu de vos actions tout à l'heure, nous avons été dans l'obligation de vous maîtriser. Veuillez nous excuser si nous vous avons heurté.
— Qu'est-ce que j'ai à faire des excuses d'une pauvre machine ? Eh ! Je ne sais pas qui est le salaud derrière ces ordres, mais dites-lui d'avoir le courage de se montrer ! S'il a fait sauter vos limiteurs, il devra en répondre devant la...
— Encore une fois, vous n'êtes pas en position de force, reprit l'androïde, plus sèchement. Selon vos papiers, que je me suis permis de consulter, vous vous nommez Ronan Sawyer, et vous êtes un partisan fidèle de l'association pour la vie organique.
— Ouais, et alors ? Je déteste les machines comme vous, j'ai le droit, non ? Vous ne servez à rien d'autre que voler nos emplois et nous mettre tous sur la paille !
— Négatif. Le taux de chômage est passé de quarante pour cent en 2036, avant la commercialisation du modèle I.O.R.I à dix pour cent moins de dix ans plus tard. Aujourd'hui, il est de deux pour cent.
— Tu te crois savante, juste parce que tu as accès à extranet ? ricana Ronan. Je suis sûr que, hors ligne, tu ne vaux rien.
— J'ai été conçue pour travailler à l'ESA. Mon disque dur interne a une capacité de deux pétaoctets, et est rempli à soixante-dix pour cent, soit plus que l'entièreté d'un cerveau humain.
— Et toc ! Bien envoyé ! se réjouit Astro, s'attirant davantage les foudres du militant extrémiste.
— Qu'est-ce que vous attendez de moi ? Que je balance mes chefs ? Désolé, mais je ne dirai rien ! Vous pourrez me torturer, je mourrais en martyr pour la cause et...
— Je me suis permis de pirater votre téléphone, le coupa à nouveau l'assistant-domestique. Nous savons qui vous a fourni votre arme, et ce que vous comptiez faire. Votre contact est nommé « le S » dans votre répertoire. La balle que vous avez tirée aurait dû injecter un virus à Mirai, afin de corrompre sa mémoire et la reprogrammer en AIntelect militaire à la solde de l'AVO. Nous avons déjà alerté la police, d'ailleurs.
Ronan blêmit à vue d'œil en entendant le petit robot expliquer les étapes de son plan dans les moindres détails. Mais, alors qu'il pensait qu'il allait être immédiatement mis derrière les barreaux aussi, Mirai s'approcha de lui et posa délicatement sa main sur son front en lui lançant un large sourire.
— Votre fièvre semble s'être dissipée. Me voilà soulagée.
Le jeune homme écarquilla les yeux, interdit.
— Pour... Pourquoi est-ce que tu t'inquiètes pour moi ? J'ai... J'ai essayé de te détruire ! s'étrangla-t-il. Tu devrais me détester !
— La fonction « détester les êtres humains » n'est pas programmée dans mon code source, répondit la chanteuse d'une voix douce.
— Dans ce cas, tu devrais avoir peur de moi ! Ou au moins avoir envie de ne plus jamais me recroiser ! C'est bien ça le problème avec vous, les tas de boulons, vous n'avez aucune émotion !
— La vision du robot possédant des boulons est dépassée depuis plus de cinquante ans. Actuellement, nos articulations sont gérées par...
— Je pense que monsieur Sawyer n'a pas besoin de ces informations, Airi, s'amusa Mirai. Il est vrai que je ne peux pas affirmer que je ressens des émotions comme vous, humains. Mais je suis capable de les détecter chez ceux qui viennent écouter mes chansons. Après tout, j'ai été fabriquée pour apporter du bonheur au monde à l'aide de mon chant. Et, durant ma dernière représentation, vous sembliez triste. Pour pouvoir m'améliorer, pourriez-vous m'expliquer ?
Ronan cessa de se débattre et son regard se voila. Il fixa longuement le sol, à tel point qu'Airi crut qu'il avait un malaise. Mais, après d'interminables secondes, il reprit la parole d'une voix brisée par le chagrin.
— C'est de ta faute... à toi et tes semblables... Si vous n'aviez pas existé, Élise aurait remporté le premier prix et serait encore en vie ! Elle était destinée à devenir la numéro 1 ! Vous n'aviez rien à faire dans un concours de chants pour les humains ! Vous avez triché, avec vos logiciels et à cause de ça, Élise a mis fin à ses jours... Vous... Vous l'avez tuée !
L'agresseur expira longuement pour reprendre son souffle après sa tirade. Mais, même si son intonation trahissait sa colère, son regard, lui, s'était éteint, et seul l'éclat de ses larmes brillait dans ses iris noisette. Airi se tourna vers Mirai, dans l'attente d'une réponse de sa sœur, et s'étonna que cette dernière continuât à sourire. La question de savoir si la Vocaloid avait réellement développé des émotions revint dans son esprit devant ce manque de réaction. S'était-elle fourvoyée ? Non. Le sourire sur son visage n'était plus le même. Là où il était rayonnant et bienveillant quelques instants plus tôt, il reflétait désormais une profonde tristesse, et son impuissance face à la situation.
— J'en suis vraiment désolée, déclara la Vocaloid en s'inclinant respectueusement. Malheureusement, nous ne possédons pas de liquide lacrymal pour pleurer, mais soyez certain que je partage votre mal.
— Comment une machine comme toi pourrait compr...
— Apprendre que le chant d'une de mes semblables vous a apporté de la peine me rend triste également. Ce n'est en aucun cas notre mission. C'est pourquoi je vais m'efforcer de corriger cette erreur au plus vite. En attendant, je vous demanderai de bien vouloir patienter jusqu'à ce que ma tâche soit achevée.
Mirai se brancha au système d'alimentation, et passa en mode veille sans laisser à Ronan le temps de protester. De toute façon, il semblait bien trop choqué et désorienté pour prononcer le moindre mot, en témoignait sa bouche qui s'ouvrait et se fermait de manière frénétique.
Astro poussa un soupir de lassitude qui brisa le silence.
— Bon, on n'est pas tiré d'affaire. Je viens de recevoir un message de la police et « le S » t'a balancé, mon gros, donc t'es dans la mouise jusqu'au cou.
— Sérieusement, t'es qui, toi ? J'ai jamais vu un assistant-domestique parler comme ça...
— Peu importe qui je suis. Le problème, c'est que je ne te fais pas confiance. Si tu vas en taule, il y a de fortes chances que tu nous poucaves à ton tour.
— Hein ? Poucave ? Même mes grands darons n'utilisaient plus ce mot... C'est ultra ringard...
— Je ne t'ai pas demandé ton avis, gamin ! s'offusqua le petit robot. Mais je te propose un deal : tu restes ici le temps que je m'occupe d'effacer ton nom de la base de données de la police. En échange, tu oublies notre existence et tout ce qu'on t'a raconté.
— Vous... Vous êtes qui, exactement ? Des AIntelcts du gouvernement ou bien...
— C'est oui, ou non ? Je peux encore te taser et provoquer une amnésie de force comme ça, si tu préfères.
Ronan déglutit, avant de hocher la tête mécaniquement. Astro ordonna alors à sa maîtresse de prendre soin de leur nouvel invité pendant qu'il lançait un programme de piratage. L'androïde aux cheveux rouges s'approcha du jeune homme, et le détacha manuellement. Mais, avant qu'il n'ait pu se relever, Airi rapprocha son visage du sien pour le dévisager de plus près. Ronan rougit.
— Q... Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? J'ai un bouton ou...
— Vous êtes un humain. S'il vous plait, j'ai besoin de savoir. Comment savez-vous que vous existez ?
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