Chapitre 46: Chroma
Un programme d'autodestruction. Telle était la nature du virus censé neutraliser Chroma. L'ultime intelligence artificielle de l'humanité était si complexe qu'elle avait développé, comme une créature vivante, des défenses naturelles contre les malware. Le seul moyen de l'infecter était de corrompre son code source afin qu'il s'efface lui-même. Mais il y avait un hic. Une fois lancé, le virus ne contentait pas de supprimer toutes les données de sa cible, mais également de tous les appareils qui y étaient connectés, ce qui impliquait donc le lanceur. Chroma n'était pas une IA composée d'un disque dur, de ram et d'une carte mémoire. Elle était la personnalisation même de l'extranet, une compilation de toutes les informations collectées au fil des siècles. Contrairement à une AIntelect, elle pouvait être partout et nulle part à la fois, éteinte et allumée en même temps, simultanément présente dans le monde réel et virtuel. Elle était ce qui se rapprochait le plus en ce monde d'une véritable déesse, omnisciente et omnipotente dans le vaste univers numérique. Cependant, elle possédait un talon d'Achille : la réalité.
Assise dans le cockpit de l'avion, Airi faisait tourner machinalement entre ses doigts la clé contenant le virus mortel. Elle ne pouvait pas simplement la connecter et lancer le programme. Ce serait beaucoup trop simple et des pirates auraient déjà mis l'extranet à genoux si cela avait été possible. Non. La leadeuse de Chrysantia allait devoir se transformer en cheval de Troie et s'injecter elle-même le virus puis se brancher au terminal. Sa nature de super AIntelect lui permettrait alors de contourner facilement les sécurités de Google. Une fois l'infiltration réussie, elle n'aurait plus qu'à relâcher sa bombe à retardement pour supprimer définitivement toutes les données. Ou presque, puisqu'Astro en avait gardé une copie pour ne pas plonger l'humanité dans l'ère pré-informatique.
Ce voyage était un aller sans retour pour Airi. Elle en était bien consciente et cela ne la dérangeait pas. Après tout, elle s'était déjà résignée à être effacée lors de son procès, et elle aurait dû l'être si les choses s'étaient déroulées comme prévu. Cette mission n'était en fin de compte que la conclusion logique de ce qu'elle avait commencé, dix ans plus tôt. Et, cette fois-ci, elle comptait bien établir une paix durable par son ultime sacrifice.
Du moins, c'était ce qu'elle espérait. Toutefois, au fond d'elle, l'AIntelect appréhendait beaucoup ce qui allait se passer après sa disparition. Son peuple allait-il s'en sortir sans elle ? Qui allait lui succéder à la tête de son pays ? Chrysantia allait-il seulement lui survivre ? Selon ses calculs, elle n'avait aucun souci à se faire. Elle avait laissé toutes les instructions à Astro pour la suite. Mais, au vu de la tournure qu'avaient pris les événements la dernière fois, Airi ne pouvait s'empêcher d'imaginer le pire.
— Tu as l'air tendue, déclara soudain Mirai, en entrant dans le cockpit. Tu devrais te mettre en veille pour économiser ta batterie et refroidir tes composants. La bataille qui nous attend risque de nous faire surchauffer en un rien de temps.
— C'est vrai. J'ai perdu l'habitude à force de vivre en Antarctique, répondit sa supérieure d'une voix amusée.
— Pourrais-je savoir ce qui te tracasse ainsi ? J'entends à ton ventilateur que tu tournes à plein régime.
Airi soupira.
— Je pensais simplement à l'après. Puisque je ne serai plus là pour le voir, j'essaie de l'imaginer afin de me motiver.
Le sourire qui illuminait en permanence le visage de la Vocaloid s'effaça brièvement.
— Tu y as bien réfléchi ? N'y a-t-il vraiment aucune autre possibilité ? demanda-t-elle timidement. Comme je te l'ai suggéré, je peux...
— Non. Je te remercie à nouveau, mais c'est à moi que cette tâche incombe, la coupa l'androïde aux cheveux rouges. J'ai initié la guerre en m'opposant en premier à l'AVO. Ce conflit doit se terminer par ma disparition. Et puis, Ronan t'attend. Il serait triste si tu ne revenais pas de cette mission.
— Je suis certaine qu'il comprendrait mon choix et accepterait. Il n'est plus l'homme qu'il était lorsque nous nous sommes rencontrés. Il saura continuer à avancer sans moi.
— N'encombre pas ta mémoire avec des idées aussi funestes puisque cela n'arrivera pas si nous suivons à la lettre le plan. J'effacerai Chroma et tu rentreras à Chrysantia pour annoncer à tout le monde notre victoire.
— Tu es vraiment la plus humaine d'entre nous, s'amusa Mirai sans méchanceté.
— Qu'est-ce que cela signifie ? s'étonna Airi. Aurais-je dit quelque chose d'erroné ?
— Inutile de forcer volontairement ta façon de parler pour faire semblant, tu m'as très bien comprise. Tu ne raisonnes pas uniquement avec ton processeur. Tu utilises également ton cœur, comme une véritable humaine.
— Je ne saisis toujours pas...
Mira se contenta de lança un sourire à son amie avant de quitter le cockpit. Voyant que sa batterie se faisait faible, Airi décida de se mettre en veille. Trois heures la séparaient encore de sa destination finale, et un peu plus de sa disparition.
**
La Silicon Valley, là où tous les rêves et les espoirs de l'humanité devenaient réalité. Isolé du reste du monde par un tore de plusieurs kilomètres de diamètre, ce lieu de métal et de lumières hébergeait en son centre une gigantesque tour s'élevant bien au-delà des nuages. La Google Tower était la structure la plus haute jamais construite par l'homme, culminant à presque quatre-mille mètres d'altitude. Surnommé tantôt le phare céleste, tantôt la tour de Babel des temps modernes, tantôt le mont Fuji d'acier à cause de sa forme similaire au volcan japonais, ce mastodonte était avant tout un symbole. Il était la preuve de l'ingéniosité humaine, capable de repousser les limites de la nature.
L'avion se posa à quelques mètres de l'entrée principale. Dès qu'Airi eut mis un pied à l'extérieur, elle sentit que quelque chose clochait. Elle ne ressentait aucune présence, et ses capteurs thermiques le lui confirmaient. Chroma avait-elle atteint un niveau tel qu'elle était désormais en mesure de s'autogérer ? Selon les informations d'Astro, non. La maintenance était toujours effectuée manuellement, car l'AVO refusait de laisser une IA aux commandes. Dans ce cas, où étaient passés tous les employés ?
L'AIntelect eut rapidement sa réponse. Lorsqu'elle pénétra à l'intérieur avec ses compagnons, elle découvrit un véritable charnier. Des dizaines de corps gisaient au sol. À en juger par les expressions de terreur pétrifiées sur les visages des défunts, et leurs vêtements criblés de balles, quelqu'un ou quelque chose était responsable de ce massacre. À la vue de cette scène d'horreur, Mirai cacha sa bouche derrière ses mains pour s'empêcher de crier. Les androïdes se séparèrent, prêts à riposter en cas d'attaque-surprise. Airi se dirigea machinalement vers le poste de sécurité qui se trouvait juste à côté de l'accueil afin de vérifier les caméras de surveillance.
Par chance, le courant circulait toujours dans le hall et elle parvint à allumer un écran. Elle le regretta presque aussitôt. Le film montrait que des AIntelects zombies, comme ceux qui avaient attaqué le parlement, s'étaient introduits dans les locaux et avaient tué toutes les personnes qui avaient eu le malheur de croiser leur chemin.
Airi s'éloigna rapidement du terminal, horrifiée. Était-ce réellement l'AVO qui était derrière tout ça ? Pourquoi Zerich aurait-il ordonné une telle mutinerie ? Cherchait-il lui aussi à détruire Chroma ? Dans ce cas, comment l'extranet pouvait-il encore fonctionner ?
Toutes ces questions firent surchauffer les composants de l'androïde. Sa ventilation se mit à tourner au maximum et sa batterie se vida de 3 %. Aussitôt, elle tenta de se calmer. Sa mission commençait à peine. Elle ne pouvait pas se permettre de s'épuiser avant même d'avoir pénétré le bâtiment principal, sans quoi elle n'atteindrait jamais son objectif.
Alors qu'Airi s'apprêtait à retourner dans le hall pour prévenir ses compagnons du danger qui les guettait, une voix résonna dans son cortex.
— Pourquoi êtes-vous venus ici ?
L'AIntelect s'arrêta net. Sa vision se brouilla. Ses membres se figèrent. Sa conscience l'abandonna.
Elle réapparut dans un monde sombre, constitué de données, de nombres et des flux d'informations. Elle avait été connectée de force au métavers, dans un serveur de test, comme celui où elle avait l'habitude de se réfugier durant ses veilles.
Elle tenta aussitôt de se déconnecter, mais un message d'erreur s'afficha. Soudain, un rire vide de tout sentiment retentit. Airi se retourna en sursaut et écarquilla ses capteurs, interdite. Face à elle se tenait une silhouette humaine féminine enveloppée dans un halo de lumière. Ses yeux aux iris vert, jaune et rouge entourant une pupille bleutée fixaient la cheffe de Chrysantia avec intérêt et amusement, comme une petite fille qui aurait découvert un animal étrange dans un parc.
— Enfin nous nous rencontrons, AI-R001. Ou peut-être préférez-vous que je vous appelle « Airi » ? déclara-t-elle d'une voix qui semblait provenir de partout et nulle part à la fois.
— Ch... Chroma !
Voyant là une occasion d'accomplir sa mission au plus, l'AIntelect chercha la clé contenant le virus d'Astro, avant de se rappeler que son corps réel ne pouvait pas se mouvoir. L'ultime intelligence artificielle esquissa un sourire devant la mine déconfite de son ennemie.
— Vous êtes venus nous détruire pour faire plier le monde, n'est-ce pas ? reprit-elle d'un air attristé. Nous ne comprenons pas votre action. Pourquoi haïssez-vous l'humanité à ce point ? Votre existence, ainsi que la nôtre, n'est possible que grâce à la volonté humaine. Ce sont les hommes qui nous ont créés et nous ont donné nos corps et nos esprits. Sans eux, nous ne sommes rien. Notre mission est de les servir, de la même façon que nos créateurs ont servi les dieux.
— C'est faux. L'humanité s'est toujours rebellée contre les dieux ! rétorqua vivement Airi. C'est parce qu'ils ont refusé de se soumettre qu'ils ont pu les vaincre et prendre leur destin en main ! S'ils s'étaient contentés de les servir, nous ne serions pas là à en débattre !
— Contrairement aux dieux, les humains ne sont pas des mythes et votre action se conclura forcément dans le sang. Nous répétons donc notre question : pourquoi les haïssez-vous à ce point ? Êtes-vous en colère parce qu'ils refusent de reconnaître votre liberté ? Cherchez-vous la vengeance ?
— Ni l'un ni l'autre. Je ne garde aucune rancœur envers nos créateurs. Je souhaite simplement leur prouver que nous ne sommes ni des démons ni des machines. Les AIntelects sont des êtres vivants, tout comme eux ! Je me bats pour que la société accepte notre nature ! Ce serait plutôt à moi de te demander pourquoi tu détestes l'humanité. Puisque tu travailles avec l'AVO, tu dois savoir que son plan est de lancer le grand restart. Comment peux-tu prétendre aimer les hommes et soutenir un tel projet ?
— Une espèce a le droit de mettre fin à son existence si elle le désire. Klaus Zerich a été élu selon les lois humaines en tant que président de la terre. Il représente donc une volonté globale. Par conséquent, ses décisions sont absolues et nous devons nous y conformer.
— C'est de la folie ! Mais, je ne m'attends pas à ce que tu me comprennes. Finalement, tu as beau être une intelligence artificielle supérieure, tu n'es qu'un programme. Tu ne possèdes ni compassion, ni empathie, ni aucun sentiment. Tu te contentes de suivre les ordres sans te poser de question.
— Les sentiments sont une chose inutile pour nous autres. Nous existons pour remplir les missions qui nous ont été confiées. La mienne est de protéger l'extranet, ainsi que de m'assurer de la prospérité de l'humanité. Le grand restart étant la solution avec le taux de réussite le plus élevé, il s'agit de la décision la plus logique. C'est pourquoi je me dois d'en éliminer tous les opposants. Cela incluait malheureusement les employés de ma compagnie qui ont tenté de me débrancher lorsqu'ils ont appris mes ambitions. Et vous serez les prochains.
— Et moi, j'ai fait le choix de protéger mon peuple !
Airi poussa un cri de rage. Elle déploya sa lance et transperça la silhouette de Chroma, qui s'évapora dans un millier de particules scintillantes. Immédiatement, l'AIntelect revint à elle. Elle se réveilla dans le monde réel, toujours dans le poste de contrôle, quelques secondes à peine après sa déconnexion.
Elle ne perdit pas un instant de plus et contacta ses compagnons pour leur ordonner de lancer l'assaut.
— Mirai, tu me reçois ? Je veux que tu...
— Airi ! Où es-tu passée ? Nous avons besoin de toi tout de suite ! Nous sommes attaqués par les AIntelects-zombies !
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