Chapitre 42: Face au monde
— Pourquoi avoir programmé Airi ainsi, professeur ? demanda Klaus Zerich d'une voix doucereuse dans la salle d'interrogatoire. Que cherchiez-vous à accomplir en donnant naissance à la Bête ?
— Je vous l'ai dit. Je n'ai rien fait. Airi agit par elle-même. Elle est un être vivant à part...
Un hurlement de douleur interrompit la réponse de Turing lorsque son bourreau lui asséna une violente décharge électrique dans les côtes. La quinzième, ce jour-là. Cependant, le scientifique refusait d'avouer une faute qu'il n'avait pas commise.
— C'est une machine ! trancha sèchement le chef de l'AVO, comme fou. Elle ne peut effectuer aucun choix !
— Vous... Vous ne savez pas de quoi vous parlez, haleta l'homme en tentant d'ignorer la brûlure qui déchirait sa poitrine. Les AIntelects ne sont pas de simples machines...
— Oui. Vous avez raison. Ce sont les envoyés du Malin. Professeur, malgré tout le respect que je vous dois en tant que directeur de l'ESA, je vous conseille de ne pas jouer à ce jeu-là avec moi. Je vous le redemande. S'il vous reste un tant soit peu d'amour pour l'humanité, dites-moi comment désactiver ces machines diaboliques. Je suis certain que vous avez un bouton d'urgence, une télécommande, un virus qui permet de les éteindre.
— Vous pourrez répéter ça en boucle, ma réponse sera toujours la même. Il n'y a rien qui puisse les arrêter. Nous devons vivre avec eux !
Zerich soupira.
— Je n'aime pas quand les gens ne coopèrent pas. Après, je suis obligé de les torturer et leurs cris me font mal aux oreilles. Mais je commence à avoir faim. Je repasserai demain. J'espère que vous serez plus raisonnable et que vous accepterez ma proposition. N'oubliez pas que l'avenir du monde repose sur vos épaules. Si nous ne parvenons pas à éliminer cette menace de manière conventionnelle, je n'aurais d'autre choix que d'enclencher le grand restart.
Sur ces mots, le chef de l'AVO quitta la cellule, laissant son prisonnier seul au bord de l'évanouissement.
**
Bertrand marchait d'un pas lourd dans les longs couloirs mal éclairés du siège des Nations unies. Depuis la prise de pouvoir de Klaus Zerich, l'ONU s'était peu à peu alignée sur les idées de l'AVO jusqu'à considérer l'intelligence artificielle comme la plus grande menace de ce siècle. À présent, l'organisation intergouvernementale n'était plus que l'ombre d'elle-même. Elle n'agissait plus contre la faim ou pour l'amélioration des conditions de vie globales. Son unique objectif était l'éradication totale des AIntelects, qui étaient vus comme le principal obstacle à la paix dans le monde, ainsi qu'un problème à traiter de toute urgence.
Depuis le bombardement du Sénat français, trois mois plus tôt, ainsi que la découverte de Chrysantia, l'humanité était entrée dans une période de crise comme elle n'en avait plus connu depuis la pandémie de 2020. La peur avait pris le contrôle de toutes les sociétés, y compris les plus en avance technologiquement. Les gens vivaient dans la crainte d'une attaque imminente des machines qui supprimerait toute forme de vie organique de la surface de la planète. Les pénuries frappaient toutes les grandes puissances à cause des réserves que se constituaient les citoyens pour survivre à ce qui se préparait. Des États-Unis en passant par la Chine jusqu'en Russie, aucun pays n'était épargné par l'hystérie collective.
Cette atmosphère de fin du monde arrangeait bien les gourous et les annonciateurs de l'apocalypse, qui en profitaient pour embobiner les plus psychologiquement fragiles et leur soutirer un maximum d'argent. Toutefois, le grand vainqueur de ce chaos organisé était Klaus Zerich. De président français, il avait gravi les échelons jusqu'à être reconnu à l'unanimité comme le dernier rempart contre les AIntelects. Il avait ainsi acquis le titre de « président de la Terre ». Cela lui conférait plus de pouvoir que nul n'en avait jamais eu avant lui. Sa seule limite était son devoir de justifier ses actions dans le cadre de la lutte contre les machines et le bien de l'humanité. Il n'avait aucun réel opposant, puisque ceux qui osaient se dresser contre lui étaient aussitôt considérés comme des alliés de Chrysantia et exécutés sur le champ. Beaucoup le voyaient comme le nouveau Messi, un dieu descendu sur Terre pour repousser la menace mécanique.
Bertrand ne supportait plus ce monde. Cependant, il ne pouvait pas rejoindre Chrysantia. Après ce qu'il avait dit à Airi, il était bien trop honteux pour se représenter devant elle. Il se jugeait responsable de tout ce qui était arrivé. Après tout, c'était lui qui avait réactivé Airi et qui lui avait donné autant d'autonomie. S'il avait su gérer ses émotions et fait son deuil, jamais les AIntelects n'auraient suivi ce chemin. Il devait réparer ses erreurs à tout prix, même si pour cela, il devait collaborer avec une ordure comme Zerich.
Lorsque l'ancien directeur de l'ESA entra dans la chambre de l'assemblée générale de l'AVO, le brouhaha se mua en silence pesant. Tous les regards se braquèrent sur lui. Les dirigeants assis derrière leurs pupitres l'observaient tantôt avec méfiance, tantôt avec étonnement. Il fallait dire que conclure le congrès annuel par une intervention du créateur de l'ennemie publique numéro un était surprenant.
Bertrand monta sur l'estrade, nerveux. Il passa devant le gigantesque planisphère orné d'une feuille d'une couronne de laurier, symbole de l'ONU, et s'installa face à l'immense salle dans laquelle étaient réunis tous les puissants. Dans la lumière tamisée qui enveloppait l'espace, leur anxiété était parfaitement visible depuis la tribune. À l'autre bout de la chambre, plusieurs caméras retransmettaient en direct le sommet historique. Les projecteurs étaient tous braqués sur Bertrand. L'avenir du monde reposait sur le discours qu'il allait prononcer.
Le chercheur attendit alors quelques instants et constata rapidement que l'atmosphère était extrêmement tendue. Avant lui, plusieurs leaders s'étaient exprimés sur la tournure de guerre froide que prenait le conflit avec Chrysantia. La plupart s'accordaient sur le fait qu'il fallait y mettre un terme en déployant une armée mondiale constituée de plusieurs millions d'hommes. Une minorité plus prudente suggérait la patience. En effet, l'humanité, à force de bannir la technologie, était revenue un siècle en arrière, autant en matière d'armes que d'équipements et de communication. Selon ces modérés, seule la menace de la bombe nucléaire dissuadait les machines de provoquer la fin du monde. Cependant, aucun ne proposait de trêve ou de discussion. Ou plutôt, deux ou trois avaient essayé, avant d'être traités de supports du diable et d'être sortis par la force. Une belle démocratie où régnait la liberté d'expression, somme toute.
Dans tous les cas, Bertrand était certain d'une chose : le barrage de l'opinion publique qui empêchait encore Zerich d'agir librement était sur le point de céder. Et c'était au directeur de l'ESA de contrôler le débit de l'inondation qui allait en résulter. Selon ses calculs, il avait une chance sur deux d'éviter un désastre humanitaire et technologique. Jouer l'avenir de l'humanité sur un pile ou face n'avait rien de très scientifique, mais il n'avait pas le choix. S'il ne faisait rien, personne n'allait ressortir indemne de ce conflit.
Le chercheur inspira longuement lorsqu'il croisa le regard inquisiteur de Zerich, assis au premier rang. L'homme le plus puissant du monde pensait peut-être avoir déjà gagné, mais Bertrand gardait un As dans sa poche.
Après un instant qui parut durer une éternité, il prit enfin la parole dans le micro :
— Bonjour à tous. Certains m'auront certainement reconnu, je m'appelle Bertrand Turing. J'ai été le directeur de l'ESA jusqu'en 2105. Mais je suis également le concepteur de l'AIntelect AI-R001, mieux connu sous le nom d'Airi. Comme vous le savez tous, cette dernière a été condamnée à l'effacement, il y a dix ans, par Julien Osborne. Toutefois, les temps troubles qui ont suivi ont retardé l'application de cette sentence et Airi a été réactivée. Le même soir, elle est venue me rendre visite. À ce moment-là, elle souhaitait simplement s'excuser. Elle n'avait aucun désir de défier l'humanité. Et je pense qu'encore aujourd'hui, c'est le cas. Sinon, elle n'aurait jamais accepté autant d'humains à Chrysantia.
— Ces pauvres gens sont des esclaves des machines ! trancha le président russe. Ils travaillent pour elles sans même s'en rendre compte, mais le jour où elles n'auront plus besoin d'eux, ils ne deviendront plus que de vulgaires animaux de compagnie ! Il faut détruire les AIntelects avant que cela se produise !
Un tonnerre d'applaudissements suivit la déclaration de l'homme. Toutefois, Bertrand ne se laissa pas intimider, et poursuivit, imperturbablement.
— Ayant élevé Airi comme ma propre fille, je peux vous affirmer qu'elle n'a aucune mauvaise intention envers l'humanité. Elle est actuellement simplement dans une phase rebelle, comme une adolescente qui refuserait l'autorité de ses parents. Regardez le bombardement du Sénat. Juste avant, l'alarme incendie a été déclenchée pour aucune raison. Je suis persuadé qu'Airi savait ce qu'elle faisait et tentait de minimiser les pertes.
— Bombarder un lieu du pouvoir n'est pas une façon d'ouvrir les discussions ! rétorqua vivement le premier secrétaire du parti communiste chinois.
— L'aurions-nous écoutée autrement ? Si elle n'avait pas montré ses capacités militaires, nous aurions certainement attaqué l'Antarctique sans aucune précaution, et elle aurait massacré nos armées. Encore une fois, pour moi, elle a fait cela dans le but d'épargner des vies humaines.
— Avez-vous des preuves de ce que vous avancez, professeur Turing ? s'enquit le roi d'Angleterre.
— Non. Mais je peux en obtenir facilement. Dirigeants du monde entier, j'aimerais formuler une requête : laissez-moi discuter avec Airi. Si je peux la convaincre de se rendre à nous pour s'expliquer, nous pourrons peut-être mettre fin à ce conflit en évitant un bain de sang ! Si j'échoue, l'humanité ne perdra rien et sera fixée sur les objectifs des AIntelects. Tout ce que je vous demande, c'est de me donner les moyens de me rendre en Antarctique.
Des murmures de surprise résonnèrent dans la salle. Zerich se leva alors et prit la parole à son tour.
— L'initiative du professeur Turing est excellente, déclara-t-il d'une voix doucereuse. Je pense moi aussi que nous devrions privilégier le discours avec nos ennemis. Même si je doute que nous y parvenions, la protection de nos concitoyens contre ces monstres de taule est notre priorité. Allez-y, vous avez carte blanche pour...
Des cris de terreurs interrompirent le président de la terre. Trois coups de feu successifs retentirent. Tous les dirigeants se retournèrent comme un seul homme vers l'entrée de la chambre. Bertrand hoqueta de surprise. Il ne pouvait pas croire ce qu'il voyait. Un AIntelect en piteux état se tenait dans l'encadrement de la porte, braquant son bras révolver vers l'assemblée. À ses pieds gisait un journaliste, le corps criblé de balles. La panique se répandit comme une traînée de poudre. Des dizaines d'agents de sécurité se jetèrent sur la machine. Celle-ci réagit au quart de tour et bondit de trois mètres. Avant que les gardes n'aient pu dégainer leurs armes, l'AIntelect tira sur eux au cours de sa chute, visant leur cœur. Tous tombèrent comme des mouches. En une fraction de seconde, un androïde avait percé les défenses du complexe le plus sécurisé du monde !
Toutefois, Bertrand comprit que quelque chose ne tournait pas rond. Cet AIntelect ne semblait pas vivant. Ses capteurs oculaires n'émettaient aucune lumière. Ses composants étaient exposés, rongés par la rouille. Il ne possédait même plus de disque dur ! C'était un zombie de robot, ni plus, ni moins. Il était impossible qu'il ait encore un quelconque programme fonctionnel. À moins que...
Le scientifique fut coupé dans ses réflexions par la voix de Zerich.
— Ceci est un congrès pacifique ! tonna-t-il. Je vous somme de quitter ces lieux sur le champ !
Le tas de ferraille rugit comme une bête sauvage, et pointa le canon de son révolver intégré vers le président. Ce dernier ne tressaillit pas. Au contraire, il se mit à courir dans la direction de son ennemi, tel un joueur de football américain, sous les cris d'effroi des autres dirigeants, tétanisés par la peur. L'AIntelect tira une balle, mais rata sa cible, finissant sa course dans la tête d'un diplomate congolais. Puis une autre, qui se logea dans la poitrine du chancelier allemand. La troisième ne partit jamais. Zerich, arrivé à la hauteur de la machine, lui asséna un coup de poing si violent que la boite crânienne du zombie se détacha de son corps. Puis le silence retomba sur la chambre du parlement.
C'est alors que Bertrand se souvint de l'avertissement d'Airi, lorsqu'elle était venue lui rendre visite à l'hôpital. Elle lui avait parlé d'un plan de l'AVO consistant à reprogrammer un AIntelect pour semer le chaos. Et l'évidence sauta aux yeux du scientifique. Il s'était fait berner, comme des centaines d'autres présents dans la grande salle.
Alors qu'une multitude de secouristes affluaient autour des blessés pour tenter de les sauver, le président de la Terre souleva la carcasse rouillée de l'AIntelect. Puis il déclara d'une voix forte ces mots qui scellèrent le destin de l'humanité :
— Contemplez ! Airi révèle enfin son véritable visage ! Nous avions eu tort de leur accorder le bénéfice du doute. Ces machines sanguinaires ne souhaitent que notre perte. Cet envoyé du Malin en est la preuve. Nous leur avons offert une chance, et comment nous remercient-elles ? En essayant de nous assassiner ? Dans ce cas, mes amis, je ne vois qu'une réponse appropriée à un tel affront. Vous m'avez élu dans ce seul et unique but : pour préserver le monde de la menace AIntelect. En tant que représentant de toute forme de vie organique, moi, Klaus Zerich assume l'entière responsabilité de ce qui va suivre. Que toutes les armées se mobilisent sous une même bannière et que les gouvernements s'unissent contre un ennemi commun. Aujourd'hui, l'humanité déclare la guerre à Chrysantia !
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