La panique s'empara de la foule. Des passants se jetèrent à terre, d'autres s'enfuirent en hurlant. Le chaos s'installa sur la place où, quelques secondes plus tôt résonnait la voix harmonieuse de la chanteuse. Un petit groupe de courageux courut vers le terroriste pour le maîtriser, avant de s'arrêter net, les yeux écarquillés.

Mirai, qui s'était protégé le visage avec ses bras, ouvrit timidement ses paupières, elle-même surprise d'être encore en état de marche. La balle ne l'avait pas atteinte. Elle s'était logée dans la pierre, à quelques millimètres de sa jambe, déchirant légèrement sa jupe sur son passage. Cependant, son attention, tout comme celle de la foule, était focalisée ailleurs.

Au milieu des chaises renversées, le forcené était maintenu fermement à terre par Airi. Cette dernière s'était précipitée sur lui au moment même où son doigt avait tressailli et l'avait plaqué au sol, déviant ainsi la trajectoire de son projectile à la dernière seconde.

— Veuillez ranger ce révolver, déclara froidement l'AIntelect.

— T'es qui pour me donner des ordres, toi ? cracha l'assaillant, en se débattant furieusement. Je te préviens, je vais...

Airi appuya davantage sur le bras de l'homme pour l'obliger à lâcher prise.

— Le port d'arme dans les espaces publics est illégal en France depuis 1939. Je répète, veuillez la ranger.

L'agresseur poussa un cri de douleur et appela à l'aide. Toutefois, Airi ne bougea pas d'un pouce. Après de longues secondes de flottement, Astro se décida à entrer en scène. Il roula jusqu'aux deux combattants, puis asséna une décharge électrique similaire à un coup de taser. L'individu s'évanouit aussitôt, et Airi se releva pour faire face à une foule médusée. Des murmures s'en élevaient. Les gens commençaient à se poser des questions sur l'identité de la personne, ou de la machine qui avait arrêté le jeune homme.

Le petit robot se retourna alors vers les badauds et déclara d'une voix exagérément robotisée.

— Criminel maîtrisé. Stop. Procédure de transfert au commissariat le plus proche : enclenchée. Sécurisation des lieux : en cours. Aucun danger détecté. Ma maîtresse, une humaine et moi-même nous excusons pour ce désagrément. Nos communiquerons cet incident à nos supérieurs pour que cela ne se reproduise plus. Circulez. En vous souhaitant bonne journée.

Cette ruse grossière fonctionna étonnamment bien, car la foule se dissipa sans se faire prier davantage. Certains lancèrent un regard inquisiteur à Airi, mais l'androïde détourna par réflexe la tête, pour cacher ses capteurs oculaires qui l'auraient immédiatement trahie. À nouveau, ses circuits tournaient à plein régime. Que s'était-il passé ? En réalisant qu'une de ses consœurs risquait d'être détruite, son corps avait agi de lui-même.

Mais, plus important, elle avait attaqué un humain ! Elle avait transgressé la loi d'Asimov la plus fondamentale ! Un message d'alerte s'était affiché dans son champ de vision au moment où elle avait percuté le terroriste, mais elle l'avait délibérément ignoré. Pire, elle avait lutté contre son programme interne qui avait tenté de l'arrêter dans son mouvement !

Les doigts de l'androïde tremblaient de façon incontrôlée alors que les images de son acte impardonnable se répétaient en boucle dans son processeur. Qu'allait-il lui arriver si quelqu'un découvrait la vérité ? Allait-on l'envoyer à la décharge pour cette faute ? Ou la rebooter ? En ligne, il existait de nombreux articles d'AIntelects démantelés et reconvertis en grille-pain après détection d'anomalies les ayant conduits à blesser involontairement leur propriétaire. Lui réservait-on le même sort ?

Airi l'avait vu dans le regard de l'homme : il avait compris qu'elle n'était pas humaine. Dès son réveil, il ne faisait aucun doute qu'il allait la dénoncer aux véritables autorités.

— Eh, tu m'écoutes ?

La voix d'Astro la tira brutalement de ses tourments et l'androïde revint à la réalité.

— Pardon ?

— Toi et moi, il va falloir qu'on discute. Mais la priorité du moment, c'est de nous occuper de ce type avant qu'il te cause des problèmes.

— Que veux-tu lui faire ? demanda timidement Airi.

— On va le ramener à NOVAE et le cuisiner un peu.

L'AIntelect, interdite, recula d'un pas.

— Tu... Tu veux manger un humain ? bégaya-t-elle, affolée.

— Façon de parler, soupira l'assistant-domestique. Je veux dire qu'on va s'assurer qu'il ne nous balance pas à la police. Même s'il n'avait pas le droit de détenir cette arme, et encore moins de l'utiliser, vous n'êtes pas considérés comme des êtres vivants, donc il ne pourra être inculpé pour tentative de meurtre. Par contre, toi, tu vas avoir de sérieux ennuis si on apprend que tu l'as blessé. Et moi aussi. Donc, aide-moi à le transporter jusqu'à un taxi. Et vite, sinon les poulets vont se ramener.

— Pourquoi des oiseaux...

— Fais ce que je te dis sans poser de question.

Airi s'exécuta. Les membres tremblants, comme si un virus les avait affectés, elle souleva le corps de l'agresseur. Au même moment, Mirai, qui était restée à distance jusque-là, rejoignit les deux robots et s'inclina respectueusement devant eux.

— Je... Je vous dois la vie. Merci beaucoup de m'avoir protégée. Sans vous, je n'existerais peut-être plus à l'heure qu'il est, déclara-t-elle solennellement.

— De rien. Mais, vous nous excuserez, nous sommes pressés, lui répondit Astro, tendu. Nous devons rentrer rapidement chez nous. Nos batteries sont faibles, et...

— J'ai entendu votre conversation. En tant que Vocaloid, je possède d'excellents capteurs auditifs pour me synchroniser à la seconde près avec la musique. Je peux vous aider à évacuer, si vous le désirez. Ma voiture est garée à côté. Et, si vous le permettez, j'aimerais vous accompagner pour interroger cette personne. Mon rôle est d'apporter le bonheur en chantant. Si ce client n'a pas été satisfait de ma performance, je dois comprendre pourquoi, et me corriger pour ma prochaine représentation.

Astro ne se fit pas prier deux fois. Il remercia la Japonaise et celle-ci mena ses sauveurs jusqu'à son véhicule, une magnifique Toyota noire aux vitres teintées, parfaite pour passer inaperçu. Airi déposa l'humain toujours inconscient sur la banquette arrière avec le petit robot, et prit place à l'avant, aux côtés de la chanteuse.

Une fois la destination rentrée dans le GPS, le taxi improvisé démarra son trajet. Lorsque les grilles du jardin du Luxembourg disparurent de son champ de vision, Airi poussa un soupir de soulagement. En ligne, aucun média n'avait relayé l'événement, et aucun passant n'avait pensé à filmer la scène. De plus, le message d'avertissement lié à la transgression de la première règle d'Asimov n'avait renvoyé aucun rapport d'erreur. Ce qui signifiait que la seule personne à savoir qu'un AIntelect avait blessé un citoyen était l'intéressé.

Alors que les rues et les immeubles défilaient à travers les vitres de la voiture depuis dix minutes, Astro brisa le silence.

— L'association pour la vie organique..., marmonna-t-il soudain. Qu'est-ce que c'est que ça, encore ?

— L'AVO est un mouvement qui lutte contre AIntelects, et milite le retour à une société « humaine », répondit aussitôt Airi. Selon les déclarations de leur leader, le professeur Zerich, les robots vont bientôt prendre possession du monde, et remplacer les humains qui deviendront obsolètes et seront alors exterminés par les intelligences artificielles.

— Le grand remplacement de l'humanité par les robots, hein ? murmura Astro, pensif.

— Oui. « Le grand remplacement robotique » est d'ailleurs le nom du livre du professeur Zerich, qui s'est vendu a plus de quatre millions d'exemplaires depuis sa sortie, en avril 2102.

— Mais c'est horrible ! s'exclama Mirai, horrifiée. Comment des hommes peuvent-ils penser que nous serions capables d'une telle abomination ? Notre but est de servir l'humanité et de faire sourire les petits et les grands à travers le monde. Nous ne pourrions jamais leur faire de mal !

— Affirmatif. Nous ne pouvons, et n'avons pas la capacité de porter atteinte aux humains, répéta machinalement Airi. Nous devons les protéger au prix de nos existences. Nous sommes leurs objets. Rien de plus.

Tout en prononçant ces mots, Astro remarqua que l'index gauche de sa propriétaire tremblait de manière incontrôlée. Cependant, il décida de ne pas relever immédiatement, pour ne pas attirer l'attention de la Vocaloid présente avec eux. C'est pourquoi il retourna au sujet initial.

— Vraie ou non, cette théorie est dangereuse. C'est le genre d'idée qui entraîne des attaques inconsidérées comme celle de cet abruti qui a mis non seulement en danger vos vies, mais aussi celle des gens qui étaient venus assister au concert. Il va falloir que je me renseigne là-dessus, parce que ces histoires m'inquiètent pour l'avenir...

Mirai pouffa.

— Il est marrant, cet assistant domestique, déclara-t-elle en riant. C'est la première fois que j'en vois un de ce genre. Est-ce qu'il utilise la technologie Vocaloid, comme moi, pour parler de manière aussi fluide ?

— Non. En fait, Astro prétend être un...

L'intéressé poussa un cri pour interrompre l'androïde aux cheveux rouges.

— Ah ! Alerte ! Le type a bougé ! Vite, on doit accélérer ! Eh, la Toyota, mets les bouchées doubles !

— La limitation de vitesse est de vingt kilomètres par heure dans cette zone. Je ne peux pas accéder à votre requête, répondit la voiture. De plus, nous sommes arrivés à destination. Merci d'avoir utilisé nos services.

Astro soupira.

— On n'est pas passé loin de la cata totale... Bon. Les choses sérieuses commencent maintenant. Airi, ça va être l'heure d'interroger notre invité, et de savoir pour qui il travaille.

— Pour qui ? répéta l'AIntelect, perdue.

— J'ai eu le temps de réfléchir un peu. Pour moi, il très probable que ce type ait simplement suivi les ordres de l'AVO. La balle qu'il a tirée n'était pas destinée pour les humains. Ce révolver est conçu pour injecter un virus mortel aux machines. C'est pour ça que je dis que c'est inquiétant. Je vais être direct. Je pense que l'AVO essaie de créer le chaos dans le but qu'un AIntelect porte atteinte, volontairement ou non, à un être humain. Ils pourraient ainsi prouver leur dangerosité. Et nous sommes tombés à pieds joints dans leur piège.