Chapitre 35: Turbulences aériennes
Le Concorde-Nova fendait les airs à mach 6, direction plein sud. À son bord, deux cents personnes avaient dit adieu à leur vie de citoyen ordinaire pour rejoindre la résistance. Parmi eux se trouvaient des familles entières, des grands-parents en fauteuil roulant jusqu'aux enfants gambadant joyeusement dans les allées. Malgré l'appréhension du départ et la crainte de l'inconnu, un sentiment de soulagement général planait dans la carlingue de l'oiseau de métal. Le décollage s'était déroulé sans encombre. Comme prévu, les forces de l'ordre étaient bien trop occupées à gérer la crise liée à la mort d'Osborne et à faire le ménage dans leurs rangs pour débusquer toutes les taupes infiltrées. Elles n'avaient que faire d'un simple avion civil.
À l'étage, les leaders de la résistance célébraient leur réussite en se soulant. Ce vol devait être le dernier pour l'Antarctique. Après celui-là, Chrysantia couperait définitivement tout lien avec la société des hommes. L'AVO n'avait plus les moyens de déclarer une guerre totale, de toute façon. Depuis qu'ils avaient banni la technologie, ils s'étaient retrouvés avec des armes obsolètes des années 2020 sans ciblage automatique ni correction de trajectoire. Attaquer une nation peuplée de machines de calcul surpuissantes aurait été du suicide, ni plus ni moins. Toutefois, la menace nucléaire continuait à planer sur la Terre, fantôme d'un traumatisme vieux de plus de cent-cinquante ans.
Après un sermon interminable de son père, Chloé décida de monter se changer les idées avec un verre d'alcool en compagnie de ses nouveaux camarades. Elle avait vraiment besoin de se vider la tête pour ne pas devenir complètement folle. Elle commanda ainsi un shot de vodka. Pendant qu'elle attendait sa commande, elle repéra Iris à quelques sièges de là. Loin du tumulte du bar, elle regardait fixement à travers le hublot l'océan sombre qui s'étendait à perte de vue dans la nuit. La blonde demanda alors un deuxième shot, puis allait rejoindre son amie. Lorsqu'elle lui tendit la boisson, celle-ci réagit à peine.
Chloé poussa un soupir et se contenta de la poser sur la table avant de s'installer à côté. Depuis le décollage, Iris n'avait pas prononcé un mot. Durant toutes les explications de l'assassin de sa mère, elle était restée muette, comme si toute vie avait quitté son corps.
— Est-ce que tu m'en veux ? finit par déclarer CC après plusieurs secondes de silence.
Iris secoua la tête négativement.
— Je te connais par cœur. Quand tu es fâchée, tu boudes dans ton coin. Si tu as des reproches à me faire, lâche-toi. Je suis prête à les encaisser et je les mérite sûrement.
— Je n'ai rien contre toi, répondit Iris d'une voix rauque, teintée de tristesse. C'est moi qui ai été stupide. Je n'aurais jamais dû repasser chez moi. Ça ne pouvait que mal se terminer...
— Au contraire, tu as bien fait ! rétorqua sa camarade. Si tu étais partie sans même prévenir ta mère, je me serais posé des questions. Je te rappelle que tu n'arrêtais pas de me demander de l'appeler, quand tu vivais chez nous.
La fille du martyr esquissa un léger sourire malgré elle.
— Au final, on ne s'est jamais compris, elle et moi. Je ne sais même pas vraiment ce qu'elle pensait de moi. Est-ce que j'étais un boulet ? Est-ce qu'elle faisait tout ça par obligation ? Est-ce qu'elle n'aurait pas été mieux si je n'étais jamais née ? Je ne lui ai causé que des problèmes jusqu'à la fin.
— Je suis sûre qu'elle t'aimait, au fond d'elle, répondit Chloé tout en buvant d'une traite son shot.
— Est-ce qu'elle t'a dit... quelque chose sur moi avant que j'arrive ? demanda Iris dans un souffle presque inaudible.
— Juste ses délires religieux habituels.
— Je vois. Il n'y a donc aucun regret à avoir.
Chloé, dans un geste maternel, enlaça avec délicatesse son amie tout en passant tendrement sa main dans la longue chevelure noire de l'orpheline. Iris sursauta légèrement lorsque sa peau entra en contact avec celle de la blonde, mais se laissa faire. Même si elle aurait préféré rester seule, elle n'avait pas la force de chercher à se défaire de cette étreinte.
— Merci d'être toujours là, CC, murmura-t-elle à demi-voix. J'ai squatté chez toi pendant des mois. Tu es venue me voir en garde à vue à chaque fois. Et je t'ai obligée à commettre un meurtre pour me sauver. Je ne pourrai jamais te rendre un centième de tout ce que tu as donné pour moi...
— On n'a pas de dette entre copines, sourit Chloé. En plus, c'est grâce à tes antisèches que j'ai pu valider mon année. Sans toi, c'est même pas sûr que j'aurai eu mon bac, donc on est quitte ! Et puis, si tu veux faire un truc pour moi, reste en vie, ça sera déjà pas mal.
— Seulement si toi aussi, tu me le promets, alors.
— Vendu ! Quand toute cette histoire sera finie, on ira ouvrir notre propre cabinet sur la Côte d'Azur. Je rêve d'avoir un bureau avec vue sur mer ! Et puis, il y a plein de beaux mecs sur la place, tu pourras peut-être enfin te caser !
Un rire timide s'échappa de la gorge d'Iris. Tout comme à l'époque où elle avait fugué, Chloé avait toujours les mots pour lui remonter le moral, quelle que soit la situation. Sa capacité à voir le verre à moitié plein était un atout précieux qui lui avait permis de se surmonter toutes les épreuves que la vie avait mises sur son chemin. Iris l'enviait sur ce point-là. Contrairement à CC, elle était facilement démoralisée. Elle n'avait pas cet esprit combattif et acharné. Elle était simplement butée et incapable d'accepter ses faiblesses.
Chloé prit le verre de son amie et le vida d'une traite. Puis elle se leva pour retourner au bar.
— Tu en veux un autre, Iris ? C'est à volonté, d'après ce que j'ai compris.
— Si on arrive bourrées à Chrysantia, ça risque de faire mauvais effet. Je passe mon tour.
— Mouais... T'as raison. Je vais me limiter aussi, en fin de compte. Dommage, ils ont de la vodka Chopin, c'est ma préférée...
— Bon... OK. Peut-être un. Mais pas plus, céda Iris.
Un sourire jusqu'aux oreilles illumina le visage de Chloé. La jeune femme se précipita pour commander deux coupes de champagne. Comme durant les soirées étudiantes, l'alcool lui monta rapidement à la tête. Elle se laissa alors entraîner dans l'euphorie collective. Après deux autres verres, elle perdit complètement ses repères spatio-temporels. Elle aurait aussi bien pu se trouver dans une boite de nuit à Hawaï qu'au beau milieu de la taïga sibérienne. Tout autour d'elle n'étaient plus que taches de couleurs, bruits indistincts et bonne humeur. Au lieu de résister à la fièvre de la fête, elle se jeta dans ses bras. Elle avait besoin d'oublier. Oublier la guerre. Oublier qu'elle avait tout abandonné. Oublier qu'elle avait tué la mère de sa meilleure amie. Oublier qu'elle était devenue une criminelle rechercher. Oublier les dernières vingt-quatre heures. Elle espérait qu'en retrouvant ses esprits, tout n'ait été qu'un mauvais rêve et qu'elle se réveille dans son lit, avec un affreux mal de crâne, tout juste à l'heure pour le début des cours.
Iris, quant à elle, ne se mêla pas au reste du groupe. Ce soir-là, elle n'était pas d'humeur à faire la fête. En réalité, elle appréhendait énormément cette nouvelle vie qui l'attendait, par-delà les mers. Elle était la fille de l'homme qui avait provoqué indirectement la chute des AIntelects. Comment allait-elle être reçue, là-bas ? Et plus important, comment allait la traiter Airi ? Après tout, elle possédait son bras. Et, bien que son but premier eût été de lui rendre, elle n'était plus certaine de rien.
Un cliquetis de ferraille dans son dos ramena Iris à la réalité. Intriguée, elle tourna la tête en direction de l'origine présumée du bruit, mais ne distingua rien dans la pénombre. L'arrière de l'avion était réservé aux cabines de première classe, reconverties en zones de stockage pour les munitions et les appareils électroniques. Il n'y avait aucune raison pour que quelqu'un s'y trouve en plein vol. Il ne devait s'agir que d'un objet ayant bougé à cause d'une manœuvre ou une turbulence aérienne.
Toutefois, Iris avait beau essayer de s'en convaincre, son esprit imaginait déjà les pires scénarios possible. Un agent infiltré de l'AVO, une bombe prête à exploser ou même les fantômes de leurs camarades tombés au combat... L'étudiante secoua la tête pour chasser ces mauvaises pensées. Elle partait beaucoup trop loin, comme toujours. Le meilleur moyen d'en avoir le cœur net était encore d'aller s'en vérifier par elle-même.
Ainsi, sur la pointe des pieds, Iris s'éclipsa vers la queue de l'avion. Elle utilisa son téléphone portable comme lampe torche pour scruter les environs. Comme elle s'y attendait, elle ne trouva qu'un dépôt d'armes en pagailles, empilées les unes sur les autres au milieu de cartons et d'affaires diverses. Sans surprise, son imagination débordante lui jouait des tours.
Alors que l'étudiante s'apprêtait à retourner à son siège, sa chaussure dérapa sur un liquide poisseux. Une fuite dans un bidon d'essence, peut-être ? Ce n'était pas bon. Avec tous les appareils à bord, un incendie risquait de se déclencher.
Inquiète pour la sûreté du vol, Iris braqua la lumière de son téléphone sur le sol dans l'espoir de repérer l'origine de la fuite. Et elle se figea. Il ne s'agissait pas de carburant, comme elle l'avait cru. À quelques mètres d'elle, derrière un carton dépassait une main humaine, baignant dans une rivière de sang. La jeune femme lâcha un cri d'horreur, qui alerta le reste de l'équipage. Ceux qui étaient encore sobres se précipitèrent pour voir ce qu'il se passait. Tous eurent un mouvement de recul en découvrant le corps sans vie d'un homme nu parmi le dépôt de munition.
Aussitôt, Simon Weiler mit un terme à la fête. Une atmosphère pesante s'abattit sur l'avion. Les rires avaient laissé place à la stupéfaction et l'incompréhension. Plusieurs résistants se dévouèrent pour aller inspecter les environs. La tension monta d'un autre cran lorsqu'ils réalisèrent que plusieurs armes avaient disparu, y compris des grenades et une bombe.
— Qu'est-ce qu'on fait, Weiler ? demanda l'un des soldats, blême.
— Rien, grommela le chef de l'escouade, crispé. Surtout, il ne faut pas provoquer la panique chez les civils ou ça va être une hécatombe.
Un homme arriva en courant à l'étage, essoufflé. Tous les regards se tournèrent vers lui.
— Bowman... Bowman s'est échappé de sa cellule ! s'écria-t-il, livide.
L'avocat lâcha son verre de vodka qui vola en éclats en touchant le sol. Au même instant, Iris, qui se trouvait toujours à l'écart du groupe, remarqua un mouvement étrange chez l'un de ses alliés. Alors que tous couraient dans tous les sens pour retrouver le fugitif, l'individu, dont la tête était couverte de bandages cachant en partie son visage, s'approcha discrètement de Weiler dans son dos. Lorsqu'il ne fut plus qu'à quelques centimètres de lui, il mit sa main dans sa poche et de veste. Il en sortit un révolver qu'il braqua sur la nuque de sa victime.
Iris réagit au quart de tour. Elle déploya la lame de sa prothèse métallique puis se précipita sur l'agresseur avant qu'il n'ait eu le temps de recharger son arme. Toutefois, Chloé, qui se trouvait à côté de lui, fut plus rapide. Elle s'empara du bras de l'homme pour dévier le tir. Un coup de feu retentit. La balle frôla le crâne de Weiler et transperça la carlingue de l'avion. Chloé n'en resta pas là. Elle plaqua le terroriste au sol. Ce dernier ne se laissa pas faire et l'entraîna avec lui dans sa chute. La jeune femme tomba si violemment que tout l'air fut expulsé de ses poumons. Vif comme l'éclair, l'homme roula pour se relever et pointa son arme sur l'étudiante, trop sonnée pour réagir.
Tout se passa si rapidement que ni Iris ni les résistants n'eurent le temps d'intervenir. Tous se retrouvèrent interdits et pris au dépourvu en face d'un ennemi lourdement armé. Plusieurs grenades étaient attachées à sa ceinture. Si elles explosaient, tout l'avion allait partir en fumée.
De longues secondes durant, personne n'osa bouger le petit doigt. Le cœur d'Iris battait à cent à l'heure en voyant sa meilleure amie à quelques centimètres du canon du révolver. Il suffisait d'une seule pression pour mettre fin à sa vie.
Le terroriste, comprenant qu'il était en position de force, retira ses bandages.
— Marc Bowman ! s'étrangla Weiler. Comment...
— Écoutez-moi, Chryno ! Je veux que vous fassiez exactement ce que je vous demande, ou ce tas de ferraille sautera ! clama le président du Sénat, la respiration haletante. Nous allons faire demi-tour et vous allez vous rendre aux autorités ! Si vous obéissez, aucun mal ne sera fait aux civils !
L'avocat serra le poing. Il était dos au mur. Il savait que Bowman ne plaisantait pas. Toutes les munitions du dépôt étaient fonctionnelles, prêtes à être utilisées.
Comme si cette déclaration les avait ramenés à la réalité, les membres de la résistance se saisir de leurs propres armes et les braquèrent sur le politicien. Ce dernier ne flancha pas. Pire, un rictus carnassier fendit ses lèvres.
— Si vous tirez, vous risquez de toucher une grenade qui explosera alors en nous tuant tous. Il serait dommage de prendre la vie d'autant d'innocents alors que vous pourriez les sauver en suivant mes ordres, n'est-ce pas ?
Weiler jura, avant de faire signe à ses hommes de baisser leurs armes.
— Pourquoi faites-vous ça, Bowman ? grogna-t-il. Votre fils vous attend à Chrysantia. De plus, l'AVO a prévu le grand restart qui conduira à l'éradication de plus de quatre-vingts pour cent de la population. Comment pouvez-vous continuer à soutenir Zerich ?
— Vous ne comprenez rien, décidément, maître Weiler, ricana Bowman. Déjà lors du procès d'Airi, j'ai senti que vous étiez corrompu par le Malin, mais j'en ai désormais la confirmation. Cette planète doit être purifiée. L'humanité s'est prise pour Dieu et elle doit en payer les conséquences ! Les AIntelects sont la nouvelle tour de Babel, une construction qui dépasse notre entendement, symbole de notre décadence ! Ce n'est qu'une question d'années avant que le châtiment divin ne vienne remettre de l'ordre. Mais Zerich l'a réalisé. Il ne veut pas offenser le créateur. Alors, pour notre bien à tous, il a accepté de se salir les mains à la place du Seigneur.
— Vous... Vous avez perdu la raison, mon pauvre, s'étrangla l'avocat, livide.
— Non ! C'est vous qui êtes possédés par le Diable ! Vous avez oublié que nous ne sommes que poussières et nous retournerons à la poussière ! Vous vous êtes alliés avec les Bêtes de l'Apocalypse et vous avez corrompu mon fils avec vos histoires... Ça, je ne vous le pardonnerai jamais !
Fou de rage, Bowman tira sur Simon Weiler. Un torrent de sang s'échappa de son bras lorsque la balle s'y planta. Immédiatement, quatre de ses subordonnés se précipitèrent pour arrêter l'hémorragie tandis que le président du Sénat éclata de rire.
— Regardez ! Vous n'êtes rien ! Vous êtes faibles face à la volonté divine. Vous ne pouvez pas gagner tant que le Seigneur me protégera ! Alors, faites ce que je vous dis et, peut-être qu'Il aura pitié de vous ! N'oubliez pas qu'il est bon et pardonne à ceux qui en font la demande. Tout comme il a pardonné au professeur Turing, le salut de vos âmes est encore possible !
— Le professeur... Turing ? Membre de l'AVO ? grimaça Weiler en tentant d'ignorer la douleur.
Alors que le fanatique se complaisait dans son prosélytisme, Chloé retrouva ses esprits. Elle profita de ces instants de distraction pour se relever, bien déterminée à mettre son ennemi hors d'état de nuire cette fois-ci. Cependant, Bowman l'entendit et se retourna brusquement. La blonde eut tout juste le temps d'attraper le canon de son arme pour l'empêcher de la viser. Le vieil homme eut beau se débattre, la jeune femme refusa de lâcher prise.
— Occupez-vous de lui ! ordonna-t-elle au reste de l'équipage. Je ne pourrai pas le retenir très longtemps !
Bowman se saisit d'une des grenades de sa main libre et l'approcha de sa bouche pour la dégoupiller avec les dents. Il avait bien compris que Chryno ne céderait pas à son chantage.
Aussi vive que l'éclair, Chloé asséna un violent coup de genou dans l'abdomen du politicien. Ce dernier grimaça, mais serra fermement l'explosif entre ses doigts pour ne pas le lâcher malgré la douleur. Sans autre alternative, l'étudiante aux cheveux blonds retira l'une de ses mains tenant le révolver afin de s'emparer de la grenade. Bowman sauta sur l'occasion. Sentant que la résistance qu'on lui opposait faiblissait, il se dégagea et son ennemie. Puis il tira à bout portant. Une pluie écarlate arrosa les murs de l'avion. Chloé, touchée en plein cœur, recula de trois pas, chancela, puis s'effondra.
Le silence revint dans la carlingue. Iris écarquilla les yeux. Sa respiration s'accéléra. Ses membres se mirent à trembler de manière incontrôlée.
— Chloé...
Sa meilleure amie ne lui répondit pas. Elle fixait le plafond, le regard vide, la bouche entrouverte, le teint livide, gisant dans une mare de sang s'écoulant d'un minuscule trou au niveau de sa poitrine. Son propre sang.
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