Chapitre 31: Une famille
« Je voudrais me racheter pour ce que vous avez subi à cause de moi. Si tu ne me fais pas confiance, je le comprendrai. C'est moi qui t'ai condamnée après tout. Je sais que ce que j'ai fait est impardonnable, alors s'il te plait, laisse-moi t'aider à construire un nouveau jardin d'Eden où humains et AIntelects pourront marcher main dans la main. »
Airi se souvenait parfaitement de ce jour où Julien Osborne lui avait proposé son aide. Faire semblant de travailler pour le régime, truquer les procès des opposants au gouvernement et les déporter en Antarctique. Tout était son plan. L'androïde l'avait trouvé tellement excellent qu'elle l'avait approuvé immédiatement. Et les années lui avaient donné raison. C'était grâce à l'initiative d'Osborne que Chrysantia avait pu se développer ainsi.
Lorsque l'ancienne chercheuse de l'ESA s'était exilée sur ce continent gelé, seules quelques centaines de fidèles avaient accepté de la suivre. Les autres avaient préféré rester sur place pour combattre l'AVO de front. Malgré toute l'admiration qu'ils avaient pour l'AIntelect, peu de monde croyait en son rêve de fonder une nouvelle civilisation. Qui aurait pu leur en vouloir ? Le projet était si fou et insensé que même Astro avait émis de sérieux doutes. Pourtant, la ville-état avait surgi des glaces et s'était étendue grâce à tous les exilés qui l'avaient rejointe au fil des mois.
Depuis qu'on lui avait annoncé la mort de l'homme qui avait permis cet exploit, Airi n'avait pas prononcé un mot. Elle n'était pas retournée sur la grande place pour profiter de la fin de la fête ni n'avait répondu aux différents appels des techniciens pour régler des problèmes mineurs. Elle restait dans le froid, assise sur un rocher surplombant l'océan austral, repassant en boucle sur ses capteurs oculaires les images de son propre procès, les seules où apparaissait le visage d'Osborne et où elle pouvait entendre sa voix.
Pourquoi s'infligeait-elle cela ? Elle avait pleinement conscience que le juge avait quitté cette terre et qu'il ne verrait jamais le fruit de son labeur. Cependant, au fond d'elle, Airi avait l'espoir aussi absurde qu'incohérent qu'à force de revisionner ce film, Osborne sortirait de l'écran et se matérialiserait sous forme d'hologramme ou autre. Cela n'avait aucun sens. En tant qu'AIntelect, elle était programmée pour raisonner de manière rationnelle et d'éliminer d'office l'impossible. Mais c'était plus fort qu'elle. Elle avait beau savoir qu'elle était dans le déni, son inconscient refusait d'admettre cette réalité.
Soudain, Airi sentit un poids sur ses genoux. Surprise, elle découvrit qu'une petite boule de plumes grises s'était blottie dans les plis de sa robe ; un bébé manchot empereur. À en juger par sa taille, il ne devait être âgé que de quelques semaines.
— Et bien alors, tu t'es perdu ? lança-t-elle d'une voix amusée. Je ne vois ta colonie nulle part.
Le poussin poussa un cri aigu lorsqu'elle prit entre ses mains pour le déloger. Si elle le gardait auprès d'elle, sa mère risquait de le rejeter. L'androïde scanna les environs pour détecter les empreintes d'autres oiseaux marins, mais elle n'en trouva aucune. L'individu qu'elle tenait semblait avoir bel et bien été séparé du reste de sa troupe.
Un rire métallique résonna en provenance de l'entrée principale de Chrysantia. Airi tourna légèrement la tête pour découvrir qu'Astro l'observait à quelques pas de là, un sourire moqueur fendant ses lèvres de silicone.
— Tu as déjà remplacé Osborne par un pingouin ? ricana-t-il en s'approchant d'elle. Il ne serait pas très content.
— C'est un manchot empereur, rectifia Airi sans lâcher le petit être duveteux. Il a l'air de s'être égaré. Je vais aller regarder autour de la ville pour voir si je peux retrouver ses parents.
Alors qu'elle prenait la route des collines qui surplombaient Chrysantia, Astro reprit la parole, la mine plus sombre.
— Tu sais, tu as le droit d'être triste. Pas la peine de faire semblant en jouant à la protectrice animalière. Perdre un membre de sa famille est toujours un drame. Crois-en l'expérience d'un homme qui a tout fait pour sauver sa femme et sa fille et qui a échoué lamentablement.
Airi s'arrêta net à la hauteur de son ami. Sans oser croiser son regard, elle lui répondit :
— Je suis désolée pour toi. Je me suis permise de regarder dans les registres et j'ai appris que ton épouse, Suzanne et ta fille, Aimé sont toutes les deux décédées d'une maladie incurable... Je dois te paraître bien pathétique à me lamenter sur la mort d'un homme avec qui je ne partage même pas l'espèce.
— Pas besoin de lien du sang pour considérer quelqu'un comme un proche. Ce qui compte, c'est la relation que tu entretiens avec une personne. Je sais qu'Osborne et toi échangiez souvent sur l'avenir de Chrysantia.
— Où veux-tu en venir ? demanda l'androïde en baissant la tête.
— Nulle part. À vrai dire, j'étais simplement passé voir pourquoi tu ne répondais pas aux appels parce qu'il y a une fuite d'eau au troisième sous-sol. Mais au vu de la situation, je pense que je vais te laisser tranquille. Je m'en occupe. Désolé de t'avoir dérangée.
En entendant les bruits de pas d'Astro s'éloigner dans la neige, Airi se retourna brusquement pour le retenir. Ce geste fit jaboter le poussin qu'elle tenait dans ses bras.
— C'est... C'est de ma faute, murmura-t-elle. Si je n'avais pas influencé le jugement d'Osborne, tout ça ne serait jamais arrivé. L'AVO n'aurait jamais pris le pouvoir et Osborne n'aurait pas vécu toute sa vie en regrettant un choix qu'il n'a même pas fait lui-même. Et surtout, il serait vivant à l'heure actuelle.
Le père des AIntelect pencha légèrement la tête sur le côté et posa un regard empli de compassion sur la cheffe de la résistance.
— Es-tu triste, Airi ?
— Je ne sais pas. Je ne peux pas pleurer donc je suis incapable de l'affirmer. Mais j'ai mal à l'intérieur de moi. Ce n'est pas comme si on m'avait frappée ou endommagée. Pourtant je ressens la même douleur que si on m'avait arraché un de mes composants. Et ça ne fait qu'empirer à chaque fois que je repense à Osborne.
Astro prit délicatement le poussin entre ses mains et commença à le caresser avec tendresse pour le calmer. Aussitôt, l'oiseau austral cessa de gesticuler et vint se loger sous la blouse du scientifique en quête d'un peu de chaleur.
— Tu as beaucoup changé depuis notre première rencontre, déclara-t-il avec nostalgie. Quand je t'ai vue pour la première fois, je me suis demandé pourquoi Turing m'avait réactivé. Tu n'étais ni spécialement évoluée, ni particulièrement indépendante. Pour être honnête, tu étais très semblable à I.O.R.I dans ton comportement. Tu raisonnais en suivant une logique implacable basée sur les probabilités et les statistiques. Pour moi, tu étais totalement prévisible. Mais lorsqu'on a rencontré Ronan, j'ai compris que tu étais différente. Et la suite me l'a confirmé. L'incendie de l'ESA, l'attaque du métavers, l'infiltration de l'hôpital. Un programme informatique n'aurait jamais pris de tels risques. Tu sais ce que ça signifie ? Ton cœur a fini par avoir le dessus sur ta raison, ce qui t'a poussé à effectuer des actions illogiques et surtout imprévisibles.
— Et tout ça a mené à la mort d'Osborne. Si je m'étais contenté de suivre la logique comme une vulgaire machine...
— Avec des « si », on mettrait Chrysantia en bouteille. Mon discours va te paraître sec et digne d'une « vulgaire machine » comme tu le dis si bien, mais si Osborne nous a quittés, c'est parce qu'il l'a choisi. Il a eu mille occasions de vivre tranquillement dans son coin. Malgré ça, il est resté à tes côtés, et ce, en connaissant les risques. Il n'a pas été tué en vain. Il s'est sacrifié pour une cause en laquelle il croyait : celle d'un monde où humains et AIntelects seront égaux. Il a fait ça pour sauver sa famille.
Airi dévisagea son ancien assistant-domestique comme si son disque dur avait grillé.
— Je ne comprends toujours pas cette histoire de famille...
Astro tourna légèrement la tête vers l'océan. Airi l'imita et distingua au milieu des reflets du soleil sur la surface la peau grise et lisse d'un léopard des mers.
— Les liens du cœur sont plus importants que les liens du sang, déclara le scientifique tout passant sa main dans le duvet du poussin. Chez beaucoup d'espèces, les petits ne connaissent même pas leurs parents. Chez d'autres, ils vivent avec eux jusqu'à l'âge adulte. D'autres encore se regroupent par milliers, comme c'est le cas chez les manchots empereurs et les humains. Une famille n'est qu'un groupe d'individus qui se soutiennent mutuellement, se protègent et s'apprécient. Pour Osborne et pour moi, tous les habitants de Chrysantia sont des membres de ce que j'appelle « ma nouvelle famille ». C'est pourquoi, tout comme je l'aurais fait pour Aimé et Suzane, je vous défendrai jusqu'à mon dernier souffle. Ou plutôt mon dernier signal électrique. Toi aussi, mon petit Napoléon. Tu fais partie de la famille maintenant, hein ?
Le poussin jabota avec joie en entendant son nom. Airi, malgré sa douleur intérieure, esquissa un sourire.
— Napoléon ? Où est-ce que tu es allé chercher ça ?
— Eh bien quoi ? C'est un manchot « empereur ». Je trouve que ça lui va comme un gant ! rit-il. Enfin bon, comme je te l'ai dit plus tôt, j'étais simplement de passage. Je vais retourner m'occuper de la fuite qui ne se réparera pas par le pouvoir du Saint-Esprit et j'en profiterai pour construire un nid à cette boule de plumes. À plus tard. Évite juste de rester trop longtemps dans le froid ou ta batterie va se vider complètement.
Sur ces mots, Astro laissa Airi à nouveau seule avec ses pensées. Toutefois, parler lui avait fait du bien. Même si elle se sentait toujours meurtrie à l'intérieur, elle avait l'impression que cette discussion avait un peu soulagé sa peine.
Le scientifique du siècle dernier avait raison. Tout comme lui, elle considérait Chrysantia comme sa famille. Voir cette grande famille s'agrandir chaque jour était ce qui la rendait la plus heureuse. Elle chérissait chacune des personnes qu'elle côtoyait au quotidien, qui avaient abandonné toute leur vie pour défendre une cause commune en laquelle ils croyaient : l'égalité entre humains et AIntelects.
Osborne partageait les mêmes idéaux. Ce dernier devait certainement les observer depuis les étoiles, aux côtés d'Élise et de tous ceux qui avaient péri à cause de l'AVO. Airi ne pouvait pas se permettre de lui montrer un visage aussi lamentable, sans quoi il risquait de revenir en esprit vengeur pour lui rappeler ses devoirs. Elle se devait d'honorer sa mémoire et faire tout ce qui était en son pouvoir pour faire de cet idéal une réalité en Antarctique et dans le reste du monde.
L'androïde aux cheveux écarlate sortit de sa poche une carte mémoire sur laquelle elle transféra la vidéo de son procès. Suivant la religion du magistrat ronchon, elle l'enterra sur la berge. Elle ramassa également une roche suffisamment grosse qu'elle tailla à l'aide de son bras transformé en lame afin de lui donner la forme d'une croix. Sur cette pierre tombale faisant face à l'entrée de la ville, elle inscrivit : « Juge Julien Osborne, 2041-2105. Héros de Chrysantia. »
Satisfaite de son œuvre, Airi adressa une dernière prière, puis retourna recharger ses batteries avant de s'éteindre en plein hiver et finir gelée.
— Regardez-moi, juge Osborne. Votre rêve... Non, notre rêve est sur le point de se réaliser. Laissez-moi juste quelques mois de plus et le monde sera définitivement débarrassé de l'AVO. En attendant, je vous souhaite un bon repos. Vous l'avez bien mérité. Et merci pour tout, mon ami.
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