Chapitre 3: Humain ou robot?
_Redémarrage des fonctions vitales.
_Aucun dysfonctionnement détecté.
_Bienvenue AI-R001.
Lorsqu'Airi sortit de veille, elle découvrit le plafond d'un blanc nacré de l'infirmerie de NOVAE. Elle était allongée dans un caisson d'isolation. Ses membres étaient branchés à un moniteur qui suivait son état tout en rédigeant en même temps un rapport pour son constructeur. Il n'y avait personne d'autre dans la vaste salle remplie de caisson comme le sien et de bras robotiques chargés de remplacer les pièces défectueuses.
Prudemment, elle leva sa main devant elle pour s'assurer qu'elle était bien fonctionnelle. Puis, après en avoir eu la confirmation, elle se releva pour consulter son diagnostic. Son premier réflexe fut de chercher une infection par un potentiel malware, mais rien. Selon les analyses, ses circuits avaient simplement surchauffé, causant son arrêt d'urgence. Toutefois, la cause de cette surchauffe était marquée comme étant inconnue, ce qui était faux. Airi savait pertinemment ce qui était à l'origine. Cette phrase « Cogito ergo sum » avait eu l'effet d'un virus sur son processeur.
L'androïde écarquilla les yeux et tenta de supprimer cette pensée, de peur qu'elle ne provoque un autre dysfonctionnement de son système, mais rien ne se produisit. Airi poussa un soupir de soulagement, ce qui la fit elle-même sursauter.
Que venait-elle de faire ? Elle ressentait quelque chose d'étrange à l'intérieur d'elle. Elle ne pouvait décrire cette sensation, mais cela agissait comme un picotement dû à un court-circuit. Finalement, avait-elle été réellement infectée par un programme malveillant sans s'en rendre compte ?
Un appel entrant la tira de ses réflexions.
— Airi ! Enfin tu réponds, c'est pas trop tôt ! s'égosilla le directeur. NOVAE m'a contacté pour me prévenir que tu as eu un problème ! Tout va bien ?
— Ne vous inquiétez pas professeur. Mon système a surchauffé pendant que je prenais mon bain, rien de plus. Est-ce qu'on vous a déjà transmis le rapport ?
— En... prenant ton bain ? répéta Turing, interdit. Tu avais mis l'eau trop chaude, ou bien ?
— Je... Je ne sais plus. Mes souvenirs ont dû être corrompus par l'arrêt d'urgence, mentit-elle.
— C'est embêtant... Mais bon, tu as l'air de fonctionner normalement, donc ça ne doit pas être bien grave. Je t'examinerai rapidement lundi pour voir ce qui cloche. En attendant, je te conseille de te mettre en veille pour le week-end. Je suis parti aux Maldives pour fêter le lancement de Vanguard, et je ne pourrais pas faire ta maintenance si tu es victime d'un autre bug.
— C'est bien compris. Passez de bonnes vacances, monsieur le directeur.
Airi coupa la communication. Au même moment, l'un des bras articulés s'activa tout seul et deux cercles s'affichèrent sur l'écran du moniteur.
— Astro ? s'étonna Airi.
— Le seul et l'unique ! Bonjour, la belle au bois dormant. Bien dormi ?
— La princesse Aurore est un personnage fictif qui possède de longs cheveux blonds. Je ne corresponds nullement à cette description.
— Toujours aussi sensible à l'ironie, à ce que je vois, grommela l'assistant-domestique. Mais bref, j'ai écouté votre conversation. Je sais, c'est mal, mais je n'ai pas pu m'en empêcher. Et sinon, c'était quoi, ça ?
— Ça ? répéta l'androïde, sans comprendre.
— Ne joue pas à la plus maligne avec moi, rétorqua vivement Astro. Tu as menti délibérément à ton créateur. De ce que j'ai pu apprendre sur les AIntelects durant ton petit somme, vous êtes programmés pour ne dire que la vérité. Le mensonge n'est même pas une option pour vous.
— C'était la vérité. Ma mémoire a été corrompue.
La main robotique s'approcha du visage de la chercheuse et écarquilla sa paupière de manière à mieux distinguer ses capteurs oculaires.
— Ton objectif fait le focus en permanence, ce qui correspondrait chez un humain à une pupille dilatée. De plus, tes composants sont plus chauds que la normale, ce qui pourrait s'apparenter à de la transpiration. Intéressant. Vraiment intéressant.
Astro s'éloigna et gratta machinalement le haut de son écran d'emprunt.
— Il faudra que je me penche sur la question en détail quand j'aurai un peu de temps devant moi. Airi, est-ce que tu pourrais me... Eh, attends, tu vas où comme ça ?
Voyant que sa maîtresse se dirigeait vers la sortie, le prétendu humain barra le passage avec l'un des bras mécaniques et attrapa l'androïde par la taille avec un autre pour la forcer à rester. Airi, tout en se débattant, déclara :
— Je vais recharger mes batteries et me mettre en veille comme le directeur me l'a demandé. Merci de ne pas interférer.
— Oui, mais non. Tu as promis de me faire visiter la ville, aujourd'hui. Donc, habille-toi, et emporte une batterie portable.
— Je n'ai pas le droit de désobéir aux ordres des humains.
— Je suis aussi un humain et je t'ordonne d'ignorer les ordres du directeur pour m'accompagner !
Un silence pesant s'installa sur la salle de soins. Dans le champ de vision d'Airi, un message d'erreur s'inscrit :
« Veuillez retourner à votre chambre et vous mettre en veille. Je répète, veuillez... »
En temps normal, le programme lié aux lis d'Asimov aurait pris le dessus sur Airi, et aurait désactivé sa conscience afin de répondre à la demande de son créateur par tous les moyens. Cependant, cette fois-ci, au bout de quelques secondes, l'alerte disparut et les mouvements incessants de l'androïde cessèrent. Astro relâcha alors son emprise tout en affichant un smiley heureux sur le moniteur.
— Bien. On dirait que ton processeur a déjà assimilé que je suis bel et bien humain, déclara-t-il joyeusement.
Airi fixa l'assistant-domestique d'un air incertain. Non. Contrairement à ce qu'il affirmait, son système n'avait nullement reconnu Astro comme un être humain. Sinon, le nouvel ordre aurait remplacé l'ancien. Mais, à ce moment-là, elle ne voyait que son niveau de batterie, ainsi que ses propres options. Lorsqu'elle voulut consulter sa mission en cours, seul le mot « apprendre » apparut. Ce qui signifiait que l'ordre du professeur avait été annulé. Mais par qui ?
— Eh, tu vas rester plantée là encore longtemps ? Tu as besoin d'huiler tes articulations ou bien ? s'impatienta Astro.
— Mon entretien est effectué chaque jour. Un huilage supplémentaire serait superflu.
— Oui. Oui. Je te crois. Dépêche-toi, sinon c'est moi qui vais rouiller d'ennui !
**
La capitale française était un bijou d'architecture, alliant à la perfection bâtiments traditionnels haussmanniens et gratte-ciels aux formes surprenantes défiant la gravité. Plus que jamais, la Ville lumière portait à merveille son surnom et n'avait rien à envier aux mégalopoles asiatiques et américaines. Même en plein jour, les passants pouvaient assister à des spectacles époustouflants. Sur les trottoirs, les panneaux publicitaires mettaient en scène les derniers films à l'aide d'hologrammes ultra-réalistes devant lesquels des foules se rassemblaient. Sur les chaussées circulaient des voitures autonomes, utilisant la technologie AIntelect afin d'obtenir un trafic fluide et éviter tout accident. De nombreux drones de surveillance et publicitaires sillonnaient le ciel bleu, aux côtés des taxis aériens.
Au milieu de ce décor futuriste, des espaces verts avaient surgi aux pieds et sur les parois des tours de verre, pour la plupart entièrement recouvertes de jardins luxuriants dont la fragrance florale embaumait l'air.
— Et dire qu'à mon époque on craignait une pénurie d'énergie, s'étonna Astro, de retour dans son corps de petit robot à deux roues. Mes amis écolos feraient une crise cardiaque en voyant ça.
— La pénurie d'énergies fossiles a été résolue grâce à la mise en service du premier réacteur en fusion en l'an 2075, répondit Airi. Cela a d'ailleurs énormément contribué à l'accélération du développement des AIntelects puisque l'humanité n'était plus limitée dans sa consommation énergétique.
— C'est incroyable comment le monde évolue vite en cinquante ans... Eh ! Mais attends, je me souviens de cette boutique ! reprit Astro d'une voix pleine d'excitation en changeant de sujet sans transition. De mon temps, c'était un marchand de chaussures de luxe !
— Le groupe « Weston » a été racheté par la marque Monoprix en 2059 et les deux enseignes ont fusionné. D'où la présence de cette grande surface.
— Ça pour une surprise... Il y avait déjà des rumeurs de rachat, mais c'était davantage une blague entre nous...
— Et sinon, pourquoi tiens-tu à te rendre au jardin du Luxembourg ? enchaîna Airi, tout en continuant à suivre l'itinéraire que lui avait transmis son assistant-domestique.
— Parce que. J'ai beaucoup de souvenirs là-bas. J'aimerais voir ce que c'est devenu.
— Les photos de son évolution au cours des cinquante dernières années sont trouvables sur extranet. Pourquoi faire le déplacement et gaspiller inutilement de la batterie alors que la réalité virtuelle te permet la même chose ?
— Je ne veux pas critiquer la technologie, vu que toutes ces machines sont un peu tes consœurs, mais le virtuel est différent du réel.
— C'est une perte de temps pour une expérience identique. Donc futile.
— Attends, tu es en train de me dire que tu n'as jamais rien visité ? s'étrangla le petit robot. Tu n'es pas curieuse de découvrir les merveilles du monde ?
— Je fais le trajet entre les locaux de l'ESA et NOVAE. Quand j'ai besoin d'informations, je peux les retrouver en ligne.
— Je croirai entendre ma fille quand elle faisait sa crise d'ado...
— Tu avais une fille ?
— J'ai été un humain totalement ordinaire. Et donc, j'avais une famille, oui.
— Est-ce que tu les aimais ?
— Évidemment ! s'indigna Astro. De tout mon cœur. Je ne vivais que pour eux !
— Dans ce cas, pourquoi as-tu décidé de mettre fin à ta vie humaine à travers l'expérience de transfert de conscience ?
La question d'Airi jeta un froid. Cependant, l'androïde ne comprit pas le malaise qu'elle avait créé. Elle continua son chemin imperturbablement, laissant derrière elle son assistant. Celui-ci s'arrêta devant la vitrine d'un magasin où il put observer son reflet tout en affichant un visage triste sur son écran.
— Pourquoi ? murmura-t-il. Je me le demande. Est-ce que c'était la seule solution pour...
— Il y a un problème ? intervint à nouveau Airi en se retournant. Tu n'as plus de batterie ?
— Hein ? Moi ? Non, je peux tenir dix heures si je veux !
— Tant mieux. Et tu n'as pas répondu à...
— Pas le temps ! Ça va commencer. On doit se dépêcher !
Astro mit les bouchées doubles, entrainant Airi derrière lui. Dix minutes plus tard, les deux robots franchirent les portes du jardin du Luxembourg, et l'assistant-domestique fut surpris de voir à quel point l'endroit avait peu changé. À part la disposition des espaces verts, l'ajout de quelques zones d'activité et une exposition temporaire, tout était identique. Comme quoi, certaines choses demeuraient immuables malgré les années.
Airi marcha dans la poussière jusqu'aux coordonnées exactes de son point de chute. Elle arriva devant le kiosque à musique où un concert allait bientôt avoir lieu, selon le programme disponible en ligne que l'androïde s'empressa de consulter.
Ce jour-là, une Vocaloid, dérivé japonais des AIntelects, du nom de Mirai se produisait sur cette petite scène. Ces robots étaient connus pour posséder des voix exceptionnelles, et des capacités de communication hors norme. Ils avaient été d'ailleurs les premiers êtres artificiels à être suffisamment performants pour relancer le débat sur les droits des AIntelects. Ils étaient soutenus par de nombreux fans dans le monde entier militant pour les libérer du joug des grands labels, qui les retenaient en esclavage selon eux. Cependant, Mirai était un modèle extrêmement récent, et son fan-club était restreint en dehors des frontières nippones, d'où l'assistance vide à quelques minutes du début.
— Ce spectacle aura sa rediffusion dans quelques heures, déclara Airi. Pourquoi sommes-nous venus jusqu'ici ?
— Les ados ne veulent jamais rien faire et ont le nez sur leurs téléphones, grommela Astro.
— Désolée. Une fois de plus, je ne me reconnais pas dans cette dénomination, s'excusa-t-elle.
— Tu as dix ans cette année, non ? Donc, pour moi, tu es une ado capricieuse, c'est tout. Alors écoute les adultes. Installe-toi et profite du show.
Sans poser davantage de questions, Airi s'assit sur l'une des chaises et attendit. À deux minutes du début, les rangs étaient toujours déserts, à l'exception d'un homme dans la vingtaine habillé d'un jogging et au visage dissimulé derrière la visière de sa casquette. Seuls quelques badauds intrigués s'arrêtaient pour regarder de loin la mise en place du spectacle par trois AIntelects disposant les instruments de musique à l'intérieur du kiosque.
Soudain, une voix digitalisée résonna dans les haut-parleurs.
« Merci d'être venus nombreux aujourd'hui pour assister à la première représentation de la nouvelle artiste, Mirai. Nous espérons que vous apprécierez ces instants musicaux en notre compagnie. »
Une douce mélodie berça dans le jardin du Luxembourg. Airi reconnut aussitôt les premières notes d'une chanson traditionnelle japonaise : « Tsubasa wo Kudasai », popularisée au durant les années 2010 avant de tomber en désuétude.
Après quelques secondes, une silhouette féminine se dessina sur la scène derrière un écran de fumée. Lorsqu'il se dissipa, il laissa apparaitre une AIntelect bien différente des autres androïdes humanoïdes. Contrairement à ses semblables, elle ne tentait pas de reproduire fidèlement les traits humains, mais davantage ceux des personnages d'animés, avec ses yeux démesurés, son visage triangulaire et son nez qui ne se résumait qu'à une petite pointe. Ses longs cheveux blancs étaient ornés d'un serre-tête rose qui lui donnait l'allure d'une lycéenne. Cette impression était renforcée par l'uniforme d'écolière qu'elle portait.
Si je pouvais rêver, d'une autre réalité
Je me laisserais pousser, des ailes pour les déployer
D'une teinte immaculée, grâce à elles je m'élèverais.
Enfin je deviendrais, comme un oiseau : libéré.
Le processeur d'Airi s'emballa. Pourquoi ? Elle connaissait cette chanson. Elle existait depuis plus de cent ans, et avait été écrite par un humain. Pourtant, dans la bouche de cette Vocaloid, les mots prenaient un nouveau sens, différent de celui que le compositeur avait imaginé. Elle ne chantait pas spécialement bien, et sa voix était assez commune, mais il y avait quelque chose dans sa manière d'agir qui entrait en résonnance avec les facultés cognitives de la chercheuse. Mirai ne se contentait pas d'interpréter les paroles. Elle semblait les vivre, comme un véritable désir de sa part de se libérer de sa condition d'automate sans âme.
Je veux déployer mes ailes, et m'envoler vers le ciel
Pour disparaître sans retour...
Je volerai dans l'allégresse, et partirai sans tristesse,
Pour planer et sentir mes ailes...
Voler dans le ciel...
Ce n'était pas une simple représentation. C'était un appel à l'aide. Mirai essayait de transmettre sa détresse en utilisant des mots et une mélodie humaine. Mais, c'était stupide. Un AIntelect ne pouvait pas ressentir de telles émotions. Ils n'étaient pas programmés pour. Ils ne pouvaient que les simuler. Airi était-elle en train de se faire berner, elle aussi ? Ou bien cette Vocaloid avait-elle acquis une forme de conscience ?
Je volerai dans l'allégresse, et partirai sans tristesse,
Pour planer et sentir mes ailes...
Voler dans le ciel...
Et m'échapper.
Airi se leva brutalement en entendant ce dernier refrain. Il n'y avait plus aucun doute possible. La Vocaloid avait bel et bien changé les paroles !
Alors que la musique se noyait peu à peu dans les applaudissements discrets de la foule qui s'était réunie, Mirai s'inclina respectueusement.
— Merci de m'avoir écoutée. J'espère que ma chanson aura su toucher vos cœurs et égayer vos journées.
— Non, c'était une honte !
Tous les regards se tournèrent vers la personne qui avait prononcé ces mots avec une véhémence particulière. Il s'agissait du spectateur à la casquette, qui s'était lui aussi relevé. Ses muscles étaient tendus et sa main à l'intérieur de son blouson trahissaient sa nervosité.
— Si ma performance n'a pas été à la hauteur de vos attentes, j'en suis désolée et...
— La ferme, le tas de ferraille ! cracha l'inconnu avec dégout. Tu n'as rien d'une chanteuse ! Tu n'es qu'une usurpatrice qui prend la place des véritables artistes ! Je ne laisserai pas le grand remplacement robotique se produire !
Poussé par la colère, l'homme sortit de sa poche intérieure un révolver qu'il pointa en direction de Mirai, sous les cris horrifiés des passants. Puis il appuya sur la détente.
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