Chapitre 27: Convaincre un juge borné
Pour la première fois, Iris roulait au pas dans les rues de la capitale dans lesquelles régnait une atmosphère tendue. La police n'hésitait pas à arrêter quiconque possédait une voiture un peu trop récente pour contrôler l'utilisation du GPS et des autres aides à la conduite utilisant l'intelligence artificielle. Heureusement pour l'étudiante, son vieux tacot avait presque quarante ans. Les seules technologies à l'intérieur dataient d'une époque où l'autopilote et ses dérivés n'en étaient encore qu'à ses balbutiements. Elle ne risquait donc en théorie rien. Toutefois, elle n'avait aucune envie de se faire remarquer dans cette situation. Elle avait déjà un dossier long comme son bras à son nom dans les registres à cause de ses différents actes militants. À présent qu'elle fricotait avec Chryno, la dernière chose dont elle avait besoin, c'était de subir un interrogatoire musclé. Même en tant que fille d'un martyr international, il y avait peu de chance qu'elle soit épargnée si la rumeur se répandait.
Heureusement pour elle, elle parvint à passer entre les mailles du filet. Ce qui ne fut pas le cas de tout le monde. La milice de l'AVO arrêta en moins de vingt minutes une dizaine de personnes qui n'avaient pas désactivé les fonctionnalités de leurs voitures. Tous furent plaqués au sol, tasés puis embarqués pour être certainement torturés et déportés. Iris dut se retenir pour ne pas voler à leur rescousse en brandissant des pancartes pro-IA. Elle n'était plus une simple citoyenne. Elle était une résistante. Simon Weiler lui avait confié une mission et elle comptait la mener à bien par tous les moyens.
En passant près des malheureux, la jeune femme s'excusa intérieurement tout en priant pour leur survie. Elle poursuivit ensuite son chemin jusqu'à la Sorbonne où elle retrouva Chloé. La blonde riante était elle aussi sur les nerfs et un soulagement intense se dessina sur sa figure lorsque sa meilleure amie arriva en une seule morceau.
— T'as vu ça ? s'exclama-t-elle en guise de salutations. On est revenu en période de traque ou quoi ? Je me suis fait contrôler quatre fois dans le métro, ce matin ! Et toi ? Tu sais que je me suis inquiétée avec ta manie de décoller les affiches !
— Tout... Tout va bien. J'ai bien capté que ce n'était pas le moment de jouer à la justicière anonyme, répondit Iris en se mordant la lèvre inférieure. Je vais me faire oublier, le temps que tout rentre dans l'ordre.
— C'est parti pour durer, j'en ai peur, soupira CC. Mon père qui bosse au ministère de la Défense dit que Zerich et d'autres dirigeants ont discuté de l'utilisation d'une bombe nucléaire. Ils n'ont pas trop aimé que la résistance fasse sauter le Sénat, je crois...
Iris écarquilla les yeux, interdite.
— Mais... C'est débile ! Pourquoi ils font ça ? Je veux dire, Airi l'a clairement démontré : ils ont les moyens de tous nous tuer ! C'est du suicide à ce niveau-là !
Chloé se rapprocha de l'oreille de sa camarade et lui chuchota :
— Info confidentielle, mais apparemment les puissants préfèrent un « grand restart » de l'humanité plutôt que laisser la planète aux AIntelects.
— C'est... C'est encore une info sur ton site complotiste, là ? bégaya la résistante, blême.
— Non. Ça vient directement d'une visio de mon père, hier. Ils ont estimé qu'en cas de guerre atomique, les androïdes ne pourraient pas fonctionner sans électricité plus de quelques jours alors qu'une partie de la population humaine pourrait survivre aux radiations et repeupler la Terre. Ils voient ça comme une sorte de jugement divin...
Iris dut se mettre la main devant la bouche pour s'empêcher de hurler. Si tout ce que son amie lui racontait était vrai, alors ce conflit ne portait plus simplement sur la question des AIntelects dans la société, mais sur la survie de l'humanité toute entière ! Elle pensait déjà que l'AVO était dirigée par des fous furieux et elle en avait désormais la preuve. De toute façon, elle aurait dû s'en douter de la part de personnes détestant à ce point-là une race d'êtres vivants. Peut-être même cette riposte de Chryno était le prétexte que Zerich attendait pour laisser sa folie éclater au grand jour.
Malgré tout, la future juriste tenta de contenir son angoisse. Chloé exagérait facilement les choses et une telle décision n'allait sûrement pas se prendre en une nuit. À ce stade, il était inutile de paniquer. Iris devait mener à bien sa mission première et, une fois pleinement intégrée dans les rangs de la résistance, elle pourrait avertir Airi.
— Tu as dû mal comprendre, reprit-elle en masquant du mieux possible ses craintes. Pourquoi Zerich ferait-il un truc aussi débile ? Son crédo c'est « la machine ne remplacera jamais l'humain ».
— Je suis certaine de ce que j'ai entendu ! Mais après, c'est sûr qu'il n'a pas juste un bouton nucléaire posé sur son bureau qui déclencherait la fin du monde. Donc on va espérer que les autres dirigeants seront plus raisonnables que lui.
— Tout à fait ! Allez, stop de nous faire peur pour rien. Tout rentrera à la normale dans quelques semaines et on n'en parlera même plus. Tu viens ? On a cours avec le nazi et il ne supporte pas les retardataires !
Iris entraîna son amie à sa suite jusqu'à l'amphithéâtre. Chose rare pour un cours de droit constitutionnel, plusieurs étudiants manquaient à l'appel, mais Julien Osborne releva à peine les noms. À tous les coups, il les avait fait arrêter lui-même selon les nouvelles prescriptions de l'AVO, songea la résistante, de plus en plus sceptique quant au but de sa mission.
Pourquoi, de tous les hommes sur Terre, Weiler lui avait-il demandé de rentrer en contact avec lui ? Ses airs de bourreau du Moyen-âge lui auraient permis de décrocher directement un rôle de méchant dans un film Marvel. Toujours en toge, le visage ridé, les sourcils broussailleux et les joues tombantes, le juge ne respirait pas la sympathie ni des élèves ni de ses collègues. Malgré son âge avancé, autour de soixante ans, il possédait une chevelure touffue plaquée vers l'arrière ainsi qu'un bouc grisonnant suivant une mode dépassée depuis cinquante ans. Dans ses petits yeux gris brillait un éclat de sadisme lorsqu'il parvenait à déstabiliser, voire faire pleurer un étudiant devant toute la promotion. Vraiment, il n'y avait rien à tirer de lui.
— Mademoiselle Sodan ! Mademoiselle Sodan, c'est à vous que je parle !
Iris sursauta lorsque la voix puissante de son enseignant la sortit de ses rêveries. Julien Osborne, depuis l'estrade, la dévisageait avec colère. La jeune femme déglutit en pensant au sort qui l'attendait pour avoir contrarié le magistrat. Toutefois, dans un élan de folie, elle trouva le courage de lui répondre :
— Je... Je m'appelle Leblanc. Iris Leblanc, bégaya-t-elle. J'ai repris le nom de ma mère puisque...
— Je m'en fiche. Je vois que vous vous permettez de roupiller les yeux ouverts pendant mon cours. J'imagine que c'est parce que vous savez déjà tout.
— Je... Non, pas du tout. J'ai juste très mal dormi cette nuit.
En temps normal, tous ses camarades auraient ri. Mais pas là. Ils étaient conscients de ce qu'ils encouraient en énervant davantage l'homme en toge.
— Très bien. Dans ce cas, vous viendrez rattraper les heures que vous avez perdues dans mon bureau après les cours. Ou bien vous pouvez sortir et prendre rendez-vous avec le directeur pour un conseil de discipline. C'est à vous de voir.
En entendant cela, Iris sauta sur l'occasion. Dans cette situation, n'importe qui aurait préféré passer devant le conseil que se faire sermonner par Osborne qui, le disait-on, avait déjà poussé trois élèves à arrêter leurs études. Toutefois, la résistante ne pouvait pas rêver mieux. Elle qui cherchait un moyen de s'entretenir avec lui sans attirer l'attention et paraître suspecte — ou masochiste —, le destin lui facilitait visiblement les choses.
À la surprise générale, elle choisit les cours supplémentaires et la leçon se termina dans un silence de mort après cet incident. Une fois libérée, Chloé demanda à son amie si elle avait perdu la tête, et cette dernière feignit d'avoir oublié les rumeurs sur le moment.
— Ah mince, c'est vrai... Bah, ça ne peut pas être plus terrible qu'une gard'av. Au pire, je ferai semblant de l'écouter. Ça entrera par une oreille et ça sortira par l'autre, j'ai l'habitude, déclara-t-elle pour rassurer la blonde, paniquée.
— Sérieux, je te comprends plus. Déjà hier tu fonces dans l'incendie et aujourd'hui, tu acceptes de te faire défoncer verbalement. On dirait que tu as envie de mourir.
— Moi ? Mourir ? Non, mais tu rigoles ? Il en est hors de question ! Tu sais que je me battrai jusqu'au bout contre les idées de l'AVO, donc le suicide, ça sera pour un autre jour. Relax, tout va bien se passer. Tu n'as qu'à m'attendre à la cafet, ça ne devrait pas durer plus d'une heure.
Sans laisser le temps à Chloé de rétorquer, Iris fila jusqu'au cabinet du haut magistrat situé au deuxième étage du bâtiment sud. Il s'agissait de la nouvelle aile de la Sorbonne bâtie afin d'agrandir les espaces de travail des enseignants et leur permettre d'exercer leur profession dans les locaux de l'université. L'étudiante s'arrêta devant le bureau d'Osborne qui se trouvait au bout du couloir. Elle inspira longuement en se remémorant la phrase qu'elle devait lui dire tout en cherchant un moyen d'amener Chryno sur la table. Connaissant le bonhomme, il allait la sermonner pendant une heure en continu. Devait-elle attendre la fin et prendre son mal en patience, ou entrer directement dans le vif du sujet ?
Elle n'eut pas l'occasion de réfléchir bien longtemps à la question. L'homme lui ouvrit la porte à l'heure pétante du rendez-vous. L'intérieur de la pièce était banal, un bureau rempli de dossier, quelques étagères et des baies vitrées dans le style de l'époque. Iris était presque déçue que quelqu'un d'aussi haut placé ait un environnement de travail aussi quelconque. Mais elle n'était pas venue pour admirer la décoration.
Alors qu'Osborne l'invitait à prendre place avec une amabilité digne d'une poignée de porte rouillée, la jeune femme saisit son courage à deux mains et déclara avec assurance :
— J'ai aimé des Chrysanthèmes sur la tombe de Noir Titor.
Julien Osborne la dévisagea comme si elle était devenue folle. Avec horreur, Iris se rendit compte que, sous l'effet du stress, elle avait mélangé tous les mots de la phrase. Elle avait une chose à faire, et elle avait réussi à échouer !
Paniquée, et avant que le juge n'appelle l'hôpital psychiatrique, elle tenta de se rattraper.
— Euh... Je voulais dire qu'hier, ma tante est morte et j'ai couru dans toute la ville pour trouver des Chrysanthèmes. Du coup, c'est pour ça que...
L'enseignant lâcha un soupir.
— Weiler est de plus en plus mauvais pour dénicher de jeunes recrues, dit-il d'une voix lasse.
Ce fut au tour d'Iris de bugger.
— Je... Je vous demande pardon ?
— « J'ai déposé des Chrysanthèmes noirs sur la tombe d'Aimé Titor », c'était ça que tu étais censé me dire, non ?
— Je... Oui ! Comment vous savez que... Attendez, ne me dites pas que...
Un déclic se fit dans l'esprit de l'étudiante qui écarquilla les yeux, interdite. Aussitôt, le visage toujours si grincheux d'Osborne se détendit, le faisant passer de terrifiant à simplement antipathique.
— C'est un code secret entre nous. Ça veut dire que nous sommes prêts à lancer la seconde phase du plan et que je dois le communiquer à Airi.
— Non, mais stop, là ! On se calme et on m'explique ! Vous faites vraiment partie de Chryno ? s'étrangla Iris.
— Oui. Pourquoi cela t'étonne-t-il ?
— Peut-être parce que vous êtes le symbole de la dictature de l'AVO ! Comment vous pouvez être de la résistance et avoir déporté plusieurs millions de gens pour les faire exécuter ?
— Je n'ai déporté que quelques milliers de gens, malheureusement.
— Comment ça « Malheureusement » ? C'était quoi le but ? Et en quoi ça a aidé Chryno de tuer tous ses partisans, hein ?
Le juge soupira à nouveau et se frotta les yeux, fatigué.
— Est-ce que tu sais au moins où allaient les avions de prisonniers qui devaient être « exécutés » ?
— Eh bien, selon la rumeur...
— Tu l'ignores, donc. Tous ont pris la direction de l'Antarctique.
— Non, ne me dîtes pas que...
— Officiellement, ils auraient dû atterrir dans une prison top secrète semblable aux goulags d'il y a cent-cinquante ans qu'ils auraient dû construire eux-mêmes. Et c'est passé. Zerich y a vu une excellente opportunité pour miner des ressources pétrolières et se débarrasser de ses opposants. Puis invoquer les conditions climatiques extrêmes de l'hiver pour justifier le non-avancement des travaux par mort de tous les travailleurs a été un jeu d'enfant.
— Donc... Si... Si je comprends bien, pendant tout ce temps, vous étiez un agent double ? bégaya l'étudiante, encore confuse.
— Je suis un légiste. J'applique la loi, la vraie, celle qui était en vigueur avant l'arrivée de l'AVO au pouvoir. Le gouvernement actuel n'a aucune légitimité et, pour moi, tous ses décrets sont nuls et non avoués. Ainsi, je me bats avant tout pour le rétablissement d'une constitution juste et égalitaire.
— Je pige plus rien. C'est vous qui avez condamné Airi, non ? Pourquoi vous faites tout ça, maintenant ?
Un voile de tristesse et de remords passa devant le regard du juge. Il n'eut cependant pas l'occasion de répondre à la question. Il reçut un appel sur son téléphone et demanda à son élève de l'excuser quelques instants. Lorsqu'il revint dans son cabinet, il affichait une mine tendue. Machinalement, il s'empara d'un des dossiers posés sur sa table nommé « Arrestations », puis y mit le feu sans prononcer un mot. Iris contempla le papier qui se consumait lentement sans comprendre, dans l'attente d'une explication. Elle avait déjà du mal à assimiler que celui qu'elle appelait « le nazi » ait été un allié. Tout le reste n'était que des détails, à ce stade d'absurdité.
— Bon, ne traînons pas davantage ici. Le QG vient de m'informer que l'AVO a décidé d'effectuer une purge dans ses rangs, selon une de nos taupes, déclara-t-il gravement. Ils vont éliminer tous les « modérés » en les accusant de trahison pour avoir le champ libre.
— Le champ libre ? Mais pour quoi ? s'affola la jeune femme, redoutant la réponse.
— Pour déclencher une guerre totale. Cette histoire d'Antarctique a dû faire vriller Zerich qui soit se douter de quelque chose, maintenant. Lui qui pensait avoir détruit tous les AIntelects se retrouve décrédibilisé. Pire, il risque de perdre le pouvoir à tout moment. Donc il préfère prendre les devants et éliminer tous ceux qui le menaceraient.
— Mais on doit faire quelque chose ! Chryno ne peut pas le tuer ou provoquer une révolte ?
— Les discours de l'AVO ont parasité les esprits pendant trop longtemps. C'est la société entière qu'il faudrait changer... Et le temps nous manque cruellement. Notre seul espoir est de rejoindre Airi au plus vite et nous préparer à de longues années de combat.
— Je viens avec vous ! Je veux...
— Évidemment que tu viens, grogna le magistrat. On t'a donné beaucoup trop d'infos pour te laisser te balader dans la nature. Même si tu ne nous trahis pas, l'AVO peut te forcer à parler avec la torture.
— Pourquoi vous êtes tous persuadés que je vais me faire capturer, ronchonna l'étudiante.
Julien Osborne rassembla précipitamment ses affaires importantes telles que son ordinateur, des effets personnels et certains dossiers confidentiels dans une sacoche. Après s'être assuré de ne rien avoir oublié, il troqua sa toge contre une veste et s'apprêtait à quitter les lieux lorsqu'un bruit de pas dans le couloir se fit entendre.
Osborne se figea, rapidement imité par son élève. Il n'eut pas le temps de lui dire de se mettre à l'abri qu'une explosion défonça la porte du cabinet. Par réflexe, il poussa Iris sur le côté et cette dernière percuta violemment l'étagère. Une pile de livres lui tomba dessus, mais la protégea également des débris de bois fumants qui vinrent se planter dans les couvertures comme de véritables poignards. Elle était sonnée, mais consciente. Lorsqu'elle émergea du tas, elle se retrouva immédiatement face à elle un groupe de cinq hommes armés de fusils d'assauts de l'armée arborant le logo de l'AVO, une tête-de-mort robotique. Près d'eux, le juge gisait à terre, blessé au thorax la puissance de l'onde de choc. Malgré ses blessures, il faisait face aux canons pointés sur lui la tête haute, sans trembler.
— Julien Osborne, vous êtes en état d'arrestation pour haute trahison. Veuillez nous suivre sans résister.
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