Chapitre 20 : Le monde d'après
Lorsqu'Airi se réactiva, son esprit mit quelques secondes à assimiler toutes les dernières mises à jour. Après tout, après son extinction dans la salle du procès, elle pensait ne jamais se réveiller de sa veille éternelle. Pourtant, par un tour de force qu'elle ne pouvait expliquer, elle était revenue à elle. Sa batterie était faible, mais chargeait lentement. Automatiquement sa vision nocturne se déclencha pour chasser les ténèbres qui l'entouraient. L'androïde réalisa qu'elle se trouvait dans une sorte d'entrepôt gigantesque dans lequel étaient stockés plusieurs milliers d'appareils électroniques sur plusieurs étages. Un cimetière de machines.
En tentant de se relever, Airi constata qu'il lui manquait son bras droit. Plus généralement, son squelette interne était à découvert à l'exception de son visage, encore recouvert de silicone. Pour cacher ses parties métalliques, un simple drap blanc lui faisait office de vêtement.
Soudain, un grésillement désagréable résonna dans ses capteurs auditifs et attira son attention. En levant la tête, elle découvrit un drone miniature qui virevoltait au-dessus d'elle.
— Tu es plus lente à t'allumer que ce que je pensais. Tu devrais faire des sessions de redémarrage pour améliorer ta vitesse, ricana la machine.
— Astro, est-ce que c'est toi ? demanda Airi d'une voix métallisée à cause de son haut-parleur endommagé par l'humidité. Que viens-tu faire ici ?
— Moi ? Je m'ennuyais, alors j'ai décidé de te rendre visite. Tu n'es pas contente voir ton fidèle assistant-domestique ?
— Pars, s'il te plait. Je n'ai pas le droit d'être active maintenant.
L'esprit de John Titor soupira.
— Sérieusement, tu n'es vraiment qu'une gamine, se lamenta-t-il. Qu'est-ce qui t'a pris de faire ça ? Tu allais être acquittée. J'ai beau réfléchir, je ne te comprends pas.
Airi hésita un instant avant de répondre :
— C'était la seule solution. Je devais être condamnée. J'ai tué un homme. Pour être considérée comme humaine, je devais en payer les conséquences. Sinon, qu'auraient dit les opposants aux AIntelects ? Ils se seraient emparés de l'affaire et auraient clamé qu'avoir des droits ne nous place pas au-dessus des lois, ce qui aurait desservi la cause de mes semblables. Au contraire, les partisans des IA ont besoin d'une figure à laquelle se référer, un martyr de la société à défendre. L'histoire l'a toujours prouvé. Les grandes révolutions sont déclenchées par la mort d'un innocent. Pour faire bouger les mentalités, il faut un événement choquant, injuste aux yeux de l'opinion publique. Alors, si ma destruction peut être le catalyseur d'une prise de conscience générale, je l'accepte avec joie.
— C'est ridicule, grogna Astro. Tu te sacrifies pour une cause sans avoir la certitude que tes actions serviront à quelque chose. Moi, je vois plutôt là un abandon de ta part, et de la pitié pour cet abruti de juge Osborne.
Un sourire timide se dessina sur la figure de l'AIntelect.
— Sa haine envers nous était légitime, murmura-t-elle. Je ne voulais le forcer à aller à l'encontre de ses convictions. Les IA ont pris la vie de ses parents, et il a pris la mienne. J'estime avoir payé ma dette et j'espère que sa colère est apaisée désormais.
— Je ne sais pas quels films de superhéros Turing a programmés dans ton disque dur, mais le monde ne marche pas ainsi. Tu crois vraiment qu'une seule personne peut porter sur ses épaules le poids des fautes de tous ses semblables ? Redescends un peu sur terre et regarde plutôt où ton idéalisme primaire t'a conduit.
— Pardon ?
Astro força l'activation des jambes d'Airi qui se mit debout malgré elle. Maladroitement, elle enfila le tissu qui la recouvrait à la façon d'un pagne pour protéger ses composants internes de la poussière et suivit à contrecœur son assistant-domestique. Ce dernier la guida à travers le cimetière informatique jusqu'à une porte de sortie. Immédiatement, l'AIntelect comprit que quelque chose ne tournait pas rond. La serrure semblait avoir été forcée et la lumière indiquant l'issue de secours clignotait de manière anormale. Elle fut également étonnée que sa réactivation n'ait alerté personne dans l'entrepôt. Elle devait certainement se trouver sous haute surveillance dans l'attente de son effacement. Pourtant, l'endroit était désert malgré l'heure. En consultant ses paramètres, Airi constata avec étonnement que presque un an s'était écoulé depuis son jugement qui prévoyait sa destruction immédiate.
— Astro, tu me caches quelque chose, n'est-ce pas ? demanda-t-elle tout en connaissant parfaitement la réponse.
— Pourquoi crois-tu que je suis venu jusqu'ici pour perturber ton sommeil alors que c'était sûr à quatre-vingt-dix-neuf pour-cent que tu allais m'envoyer bouler ? répliqua l'assistant-domestique. Je suis là pour te monter les conséquences de tes actes, Airi. À présent, contemple le monde d'après.
Le drone enfonça brutalement la porte. Ce qu'Airi découvrit de l'autre côté la laissa sans voix. Dans une décharge à ciel ouvert s'entassaient des milliers d'AIntelects rouillés et démembrés. Certains ne se résumaient plus qu'à des bouts de ferraille si informe qu'il était presque impossible de dire s'ils provenaient d'un androïde ou un grille-pain. Le charnier métallique s'étendait à perte de vue, sur des dizaines de couches superposées. Les visages à moitié arrachés, souvent percés au niveau des capteurs oculaires, témoignaient de la brutalité avec laquelle ces AIntelects avaient été détruits. À l'intérieur, les pillards avaient déjà volé tout ce qui faisait d'eux des êtres vivants. Leurs processeurs, disques durs et composants internes avaient disparu. Ces corps n'étaient plus que des coquilles vides. Un fin linceul de poudreuse était l'unique sépulture que la nature avait bien voulu leur offrir.
Face à ce spectacle morbide, Airi réprima un cri de stupeur. Elle recula d'un pas et sursauta lorsqu'elle marcha sur les restes d'une main difforme. Instinctivement, elle effectua une recherche pour savoir ce qu'il s'était passé, mais aucune réponse ne lui parvint. Paniquée, elle chercha un réseau auquel se connecter, en vain. Elle ne captait aucune onde.
Interdite et horrifiée, l'androïde aux cheveux rouges se tourna vers Astro qui virevoltait calmement autour d'elle.
— Pourquoi... Pourquoi autant de...
— Tu comprends ce que j'essayais de t'expliquer, maintenant ? On ne se sacrifie pas pour une cause sans avoir la certitude que ce même sacrifice aura un impact positif.
Le processeur d'Airi rata une connexion. Elle tomba à genoux, ressentant pour la première fois un profond sentiment d'impuissance. Elle avait rencontré de nombreux obstacles lors du lancement de Vanguard. Elle avait relevé le défi avec brio et pensait, naïvement, que sa nature d'intelligence artificielle supérieure lui permettrait de surmonter toutes les épreuves. Mais, à ce moment-là, elle avait l'impression de se réveiller d'un long rêve et d'affronter un ennemi qu'elle ne pouvait vaincre : la réalité.
— S'il te plait, Astro, dis-moi ce qu'il s'est passé après ma condamnation. Selon mes calculs, le démantèlement de l'AVO et mon sacrifice auraient dû faire changer les mentalités. Je ne comprends pas...
— En théorie, ton plan aurait bel et bien fonctionné, je te l'accorde. Et pendant un temps, tout s'est déroulé comme tu l'avais prévu. Juste après ton procès, de nombreuses voix au gouvernement se sont élevées contre l'esclavage des AIntelects. Sans l'AVO en tant que force d'opposition, la Loi « Airi » a été très vite adoptée pour vous reconnaître des droits fondamentaux, aussi connue sous le nom de « Déclaration des droits des AIntelects et des machines ». Elle avait pour premier article la suppression du programme Asimov à ceux qui en faisaient la demande officielle. Pour te résumer grossièrement le reste, vous jouissiez à peu près des mêmes droits que dans le métavers. Et c'est là que ça a coincé. Contrairement aux mondes virtuels, le meurtre est possible dans la vie réelle. Même si les intelligences artificielles se sont montrées très pacifiques et ont continué à effectuer leurs tâches habituelles, plusieurs groupuscules issus de l'AVO se sont formés et ont commencé à attaquer les AIntelects. Évidemment, tous ont été traînés en justices et condamnés par Julien Osborne, qui a hérité de toutes les affaires d'agressions sur des androïdes.
— Le juge Osborne ? répéta Airi, interdite.
— Va savoir ce qui lui est passé par la tête. Mais je m'égare. Ces actes de violence ont provoqué une certaine méfiance au sein de la population d'AIntelects. Tes semblables, en suivant ton exemple, se sont armés pour se défendre. Ils ont intégré dans leurs corps des couteaux, lames d'épées et même des révolvers pour certains tout en plaidant qu'il ne s'agissait pas d'armes, mais de parties d'eux-mêmes, au même titre que des ongles longs ou des dents. Tu imagines bien que ça n'a pas du tout plu aux gouvernements. Sauf aux États-Unis, mais ils sont fous ces ricains. Enfin, tout ça pour dire que ces histoires ont ravivé la peur d'une révolution robotique et les idées de l'AVO sont revenues sur le devant de la scène. Problème, il était trop tard pour faire marche arrière vis-à-vis des AIntelects. Donc il y a eu un référendum : pour ou contre la révision de la loi Airi. Le « oui » a été largement majoritaire et, alors qu'on pensait tous que le président allait simplement y ajouter des clauses plus précises, ce lâche a préféré démissionner et des élections ont été organisées dans la foulée. Contre toute attente, le fils de Zerich lui-même, Klaus, a été élu. Sa première mesure a été de décréter l'expulsion de tous les AIntelects présent sur le territoire dans les deux mois. Tout citoyen était invité à se débarrasser des AIntelects en leur possession, et ceux qui refusaient s'exposaient à une peine de prison de dix ans. Quant aux androïdes qui désiraient rester malgré tout, l'ordre était de les détruire. Ce que tu vois ici ce sont tous tes semblables qui n'ont pas pu ou voulu se plier à cette nouvelle loi.
— Et ailleurs ? Est-ce que...
— Idem. Pour ne pas froisser les relations diplomatiques, tous les pays ont fermé leurs frontières aux AIntelects, à l'exception du Japon, de la Corée du Nord, la Russie et les États-Unis. Mais, comme tu peux t'en douter, ce n'est pas le paradis pour eux là-bas non plus. Retourner à une condition d'esclavage ou être démantelé, tel est aujourd'hui le dilemme auquel doivent faire face les AIntelects.
— Est-ce que tout ça, c'est... de ma faute ? articula Airi à demi-mot. Si je n'avais pas tué Sodan, est-ce que...
— Difficile à dire. Pour être honnête, je n'en sais rien. Selon moi, le changement a été trop brutal et la société n'a pas réussi à suivre. Si je devais désigner un fautif, ça serait l'AVO, mais ça serait tirer sur l'ambulance. Ou sur la voiture de police, le cas échéant. Si seulement Turing m'avait écouté et...
À l'évocation du nom de son ancien supérieur, l'androïde se releva d'un bon et empoigna le drone à deux mains, tremblante.
— Et le directeur dans tout ça ? Qu'est-ce qui lui est arrivé ?
Astro ne répondit rien. Airi, cédant à la panique, insista davantage et se mit alors à le secouer dans tous les sens frénétiquement.
— Be... Bertrand va bien... Enfin, je crois, déclara-t-il avec difficulté tout en subissant les montagnes russes.
— Comment ça ? Où est-il ? J'ai besoin de le voir ! Je suis sûr qu'il a une solution pour résoudre la situation ! Non, il doit déjà y réfléchir, j'en suis certaine !
Astro parvint à s'échapper des griffes de sa maîtresse et se plaça devant elle pour la regarder droit dans les yeux.
— Écoute-moi bien, Airi. Le monde n'est plus tel que tu l'as connu. Huit mois ont suffi pour déclencher une quasi-guerre civile. Garde bien en tête que, lorsque les temps sont durs, les hommes changent, tout comme leur environnement, afin de survivre.
— Si tu sais quelque chose, dis-le-moi maintenant, mais ne parle pas en énigme, répliqua sèchement l'androïde.
— Je te donne des conseils de prévention généraux. Tu en fais ce que tu veux. Sinon, oui, je sais où tu peux trouver Bertrand si tu tiens vraiment à le voir malgré mes avertissements.
— Amène-moi là-bas. Il faut que je lui parle.
Le père des AIntelects lâcha un soupir.
— Ce n'est pas très digne d'une IA de foncer dans le tas... Mais déjà, on a un problème à régler.
Airi dévisagea son partenaire sans comprendre. Le drone s'éloigna en direction de l'amas de carcasses métalliques, activa son scan, puis plongea à l'intérieur. Il en ressortit quelques instants plus tard avec un bras mécanique en tout point semblable à celui que sa maîtresse avait perdu. Avec délicatesse, il le ramena jusqu'à elle et lui tendit avec insistance.
— La profanation de cadavre, c'est mal, je sais, lança-t-il avant qu'Airi n'ait pu ouvrir la bouche. Mais tu vas avoir besoin de toutes tes capacités pour arriver jusqu'en ville en un seul morceau. Ça grouille de flics dans les rues. Avec ça, tu devrais pouvoir te défendre un minimum. Je l'ai prélevé sur un modèle de l'armée qui traînait dans le tas. C'est fou ce que les humains jettent aux ordures, quand même.
Sans protester, Airi s'équipa de ce nouveau membre. Un cliquetis mécanique se fit entendre lorsque son système s'y connecta. Aussitôt des dizaines d'options s'offrirent à elle, notamment la faculté de tirer des balles ou encore de changer la forme de sa main en fonction des situations. Cependant, elle n'avait pas le loisir de découvrir toutes les possibilités de ce gadget. Sa priorité était de rejoindre le centre-ville.
Alors qu'elle s'apprêtait à quitter ce cimetière, l'androïde se retourna une dernière fois vers ses semblables et posa une question à Astro, sans pour autant attendre de réponse.
— Est-ce que tu penses qu'ils ont pu trouver la paix ?
— Hein ? La paix ? Tu bug, ou quoi ? Si tu parles d'une sorte de paradis, tu devrais savoir mieux que quiconque que ça n'a aucun fondement. Ce n'est qu'une invention des hommes pour se rassurer et rendre la mort moins dramatique.
— Oui. Tu dois avoir raison. Je dois bugger.
Avant de laisser derrière elle cet endroit qui empestait la rouille, Airi ramassa le capteur oculaire qui traînait à ses pieds et le remit à l'intérieur du crâne du cadavre d'une AIntelect. Sur son squelette mécanique, elle découvrit, caché sous la neige le numéro de série de l'androïde détruit. Sans pouvoir expliquer son geste, Airi rédigea un mail d'excuses qu'elle lui envoya, telle une bouteille lancée à la mer qui n'atteindrait jamais son destinataire. Puis elle couvrit l'AIntelect et rejoignit Astro à l'entrée de la décharge, prête à s'aventurer dans un monde où elle n'avait plus sa place.
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