6.
Les paupières de Kyo se soulevèrent avant de se refermer. La lumière lui parut intense, insupportable, à tel point qu'il crut que sa rétine brûlait sous l'assaut impitoyable. Il aspira une goulée d'air profonde, emplit ses poumons et manqua de s'étouffer. Avec l'éveil de ses sens s'annonça l'éveil de ses membres engourdis. Il ressentit, en réponse à cela, une douleur qui irradia son épaule et se diffusa tout le long de son bras. Une chaleur digne de l'enfer se répandit comme une traînée de poudre et agressa ses nerfs à vif. Une exclamation muette mourut à ses lèvres alors qu'il se redressait par pur réflexe.
Putain, mais c'est quoi encore ce bordel ?
Le décor autour de lui se matérialisa enfin pour se stabiliser sous ses yeux. Une petite chambre se dessinait, les éléments s'ordonnaient et le tout prit l'allure d'un cadre charmant et réconfortant. L'ensemble offrait des nuances chaudes qui coulèrent sous le regard soupçonneux de l'ancien détenu. Rien n'échappa à son inventaire minutieux : ni les rideaux vieillots qui coupaient les rayons agressifs du soleil, ni la couleur bleu délavé des draps et ses motifs enfantins, ni même les meubles rustiques et grossièrement taillés et encore moins les poutres qui barraient le plafond bas de la pièce.
J'suis où exactement ? C'est quoi ce merdier ?
Il tenta de se relever, mais un geste trop brusque intensifia encore la douleur de son réveil. Un brasier qui lécha ses membres, qui écrasa sa conscience de son étau brûlant. Chacun de ses muscles protesta allégrement et une plainte s'éleva dans le silence de la chambre. Les traits sculptés en finesse de l'homme se crispèrent et il encaissa l'accès furieux de douleur sans toutefois y céder.
La porte s'ouvrit en fracas sur la silhouette d'un second individu. Kyo n'eut pas le loisir de le dévisager, serrant un morceau de drap dans son poing, plus pour taire les attaques forcenées de la douleur que par excès de pudeur. Un ordre résonna dans toute la chambre, tirant un sursaut à l'ancien prisonnier :
— Non, reste couché !
Le fugitif s'immobilisa brusquement, les sourcils froncés et une expression tissée d'incompréhensions au creux du visage. Son regard sombre dévisagea cet étonnant homologue comme pour tout graver en sa mémoire. Chaque élément qui formait l'harmonie de ce faciès, chaque singularité qui le rendait inoubliable.
Le visage fin semblait être coupé à la serpe tant les courbes étaient sèches. Des cheveux dorés coulaient en gouttes dorées, en mèches qui traçaient une auréole autour de ces traits forts et masculins. Des lèvres fines qui ne laissaient surgir aucune once d'émotion, à peine retroussées dans cette pose de défiance couplée d'une certaine retenue de ses gestes. Un nez légèrement busqué, étroit, mais bien dessiné. Un front haut, fier, qui niait la discrétion qu'affichait cet homme. Deux orbes observaient leurs voisines, d'une couleur azur à la fois pure et acérée. Deux billes d'une rare intensité et qui brillaient d'intelligence. Kyo décela des défauts qui s'imposaient presque comme un charme supplémentaire : une paupière tombante, un sourcil effacé et des épaules basses. Autant d'éléments qui essayaient de détruire l'harmonie sans jamais y parvenir. La nature elle-même n'avait pas réussi à flétrir cette beauté timide, à peine dévoilée, probablement inconsciente, mais saisissante.
C'est qui ce type ?
Rendu immobile au milieu de la pièce, l'inconnu aux traits vaguement familiers marquait un malaise certain. Il arborait des vêtements simples et ternes, nouvelle tentative de se fondre dans l'espace, de ne créer aucune surprise et peut-être même d'y disparaître, il demeurait figé dans son mouvement.
— T'es qui, toi ?
Aucune réponse ne parvint au fugitif qui resta pourtant sagement assis au milieu des draps, presque provocant dans cette pose. Il ressemblait à ces hommes surpris dans une relation interdite et qui ne trouva pas le bon goût de se confondre en excuses. La douleur lui empêchait tout mouvement et s'il faisait son possible pour ne rien en montrer, son expression toute faite représentait une couverture bien bancale. Cet air provocateur, un brin mauvais, ne le satisfaisait pas et son interlocuteur ne tarderait pas à le percer à jour. C'était pourquoi il s'empressa de reprendre, urgemment :
— C'est quoi cet endroit ? Réponds !
L'emportement de Kyo n'avait rien de feint et sa patience limitée se dispersait à l'image d'une quelconque bonne résolution. Ses derniers souvenirs représentaient une femme prête à l'aider, aussi improbable cette idée soit-elle. Il ne comprenait pas la présence de cet homme à son réveil. Celui-ci s'humecta rapidement les lèvres, visiblement pris au dépourvu et incapable de répondre correctement à la requête du prisonnier. Si le détenu avait poussé l'analyse plus loin, il aurait pu concevoir la peur naturelle qu'il insufflait à autrui, et à ce garçon comme pour tous ceux qui croisaient sa route.
Il n'est pas capable d'aligner deux mots ou quoi ? Sur quoi j'suis encore tombé ?
— Tu es chez moi et ce serait plutôt à moi de te demander qui tu es, répliqua-t-il enfin, d'une voix éraillée, presque bourrue.
C'est qu'il sait parler ! Bon, le résultat n'est pas terrible, mais va falloir faire avec.
La vérité était que Kyo se voyait pris d'une furieuse envie de faire ravaler ses paroles à cet inconnu. Un besoin sourd et sanguinaire qu'il ne connaissait que trop bien. La tension qu'il avait appris à extérioriser d'une bien triste manière signait un retour précoce et dangereux. Il l'évacua d'un soupir, conscient qu'il ne faisait que se donner un court un répit.
— T'aurais mieux fait de te poser la question avant, remarqua-t-il, se munissant d'un faible rictus.
Une violente expiration ébranla la haute silhouette de son hôte, comme s'il se désespérait du comportement enfantin de son vis-à-vis. Il s'approcha du lit sans rien ajouter avant que Kyo ne reprenne, incapable de patienter davantage :
— Je comprends plus rien, d'accord ? Des soldats me couraient après et une... femme a... j'ai pas la moindre idée de ce qu'elle a fait, mais faut croire que ça a pas merdé. J'suis pas mort, alors... tu veux pas m'expliquer ce que je fous ici avant que je pète les plombs ?
L'homme eut une sorte de mouvement de recul, comme si les éclats de son homologue l'étonnaient au point de le surprendre. Il réfléchit un court moment, ses doigts courant sur la surface lisse de la table de chevet.
— Ma sœur t'a retrouvé et elle t'a ramené ici. Je t'ai soigné et tu ferais mieux de ne pas bouger. Tu as bien failli y rester, je n'aime pas voir mon travail gâché.
Le ton presque professoral calma légèrement Kyo qui s'adossa contre les coussins dans une inspiration douloureuse. Il releva l'air troublé qui heurta l'homme, comme s'il songeait à ses paroles de peur d'en avoir trop dit. Déjà, le mécréant décelait les failles dans la carapace battit par le médecin.
— Tu ne m'as toujours pas dit qui tu étais ? Tu pourrais très bien être un chasseur de prime et ta sœur avec toi. Comment j'suis censé être sûr que vous n'attendez pas les gardes pour m'emmener et empocher la récompense rondelette qui va avec ?
Ça m'étonnerait un peu, il n'a pas vraiment la gueule de l'emploi.
L'inconnu hésita à lui répondre, comme si décliner son identité représentait un danger potentiel pour sa vie. Ses sourcils blonds et effacés se froncèrent sur son regard alors qu'une moue indécise prit place sur son visage dur. Il se décida à éloigner le sujet de conversation avec une certaine maladresse :
— Nous ne sommes pas des chasseurs de prime.
— C'est vrai que me sauver n'aurait plus aucun sens. Je pensais vraiment y passer cette fois-ci, je peux remercier ma bonne étoile !
— Ou les doigts de fée de ton médecin, intervient une voix féminine.
C'est quoi ça encore ?
Une silhouette pénétra dans la pièce et le convalescent reconnut l'être qui l'avait sauvé. Elle arborait une expression sûre d'elle, visiblement bien plus à son aise que son frère. Les mains sur les hanches, elle accorda une œillade aux deux hommes avant de reprendre :
— Tu ferais bien de le remercier, je t'ai sauvé des soldats, mais tu serais mort s'il n'était pas intervenu.
Kyo sourcilla, comme face à une nouvelle bien trop complexe pour être ingurgitée dans son état. La douleur n'avait pas disparu, elle semblait même accroître. Il ravala une grimace pour réinvestir une sorte de masque d'impassibilité. Celui qui l'accompagnait et qui était devenu une amie avec laquelle il composait chaque jour. Il avait perdu de vue l'idée qu'un de ses semblables puisse lui venir en aide de manière aussi désintéressée et cherchait déjà la motivation de ces deux acolytes.
J'ai pas vraiment l'habitude de remercier les gens, surtout quand les intentions sont pas claires. Désolé, tic et tac, j'ai pas de jolis billets sur moi et je paie pas en nature non plus.
— Tu sors d'où, en fait ? reprit la femme tandis que l'autre se tassait sur lui-même, renfrogné.
Une migraine s'ajouta à sa souffrance et il ne put s'empêcher de clore ses paupières où courraient des veines bleues sous son intensité. Sa vue se brouillait et se mouchetait de points noirs. Ses cheveux ébène retombaient devant ses yeux et il empoigna les draps pour les serrer de toutes ses maigres forces. Son ventre hurlait de mécontentement et il fut pris de vertiges. Une nausée l'assaillit et il lui faillit près d'une minute pour la chasser. Lorsqu'il fut certain de ne pas rendre la matière acide qui tapissait son estomac vide, il desserra son étreinte autour de la couverture bleue et exhala un soupir quasi inaudible.
— Abby, tu reprendras plus tard, il n'est pas en état.
Tu verras quand tu auras son poignard contre ta gorge. Il n'est jamais trop tôt pour un interrogatoire dans les formes, surtout quand on ne sait pas à qui on a à faire.
Devant l'air buté de son frère, cet homme à la large carrure et qui avalait consciencieusement le moindre de ses mots, Abby soupira et lâcha, sans grande conviction :
— Je vais chercher la soupe ?
Son frère opina tandis qu'elle disparaissait déjà, débordante d'énergie et incapable de demeurer inactive bien longtemps.
Je pige vraiment plus rien.
Il s'assit sur le bord du matelas avec une importante prudence, craignant que le fugitif ne lui saute au visage. Son regard parsemé d'éclats clairs semblables à des cristaux parcourut les traits harmonieusement dessinés de son homologue. L'habitude lui permit de discerner la fine pellicule de sueur qui recouvrait la peau de Kyo. Ses forces commençaient à l'abandonner, mais il luttait encore, refusant de lâcher prise sans rien connaître de ses hôtes. Il y devina aussi une pointe de fierté typiquement masculine dont l'attitude ne manqua pas de l'agacer.
— Tu dois te reposer, avança une nouvelle fois l'homme, d'un ton pressant et persuasif.
— Pas avant de savoir qui tu es, je tiens pas à crever dans mon sommeil. Vu mon état, un coussin sur la figure et je suis cuis.
Je suis pas assez con pour ça !
Le médecin réfléchit à la proposition. À celle du coussin autant qu'à celle de lui confier son nom sans savoir à quoi cela l'avancerait. Il ne pouvait pas épuiser le blessé pour une raison aussi stupide, mais son instinct lui hurlait de ne divulguer aucune information. Il se renfermait déjà, les paroles qui coulaient en flots depuis sa bouche paraissant bien lointaines. Il s'humecta la lèvre inférieure et l'ancien prisonnier ne put s'empêcher de loucher sur ce geste répétitif. Un tic qui ne lui parut pas si redondant et qui attira son regard.
— Tu peux m'appeler K., ça te va ?
L'interpellé déglutit péniblement et força d'une poigne ferme son vis-à-vis à s'allonger sur le matelas. Kyo se laissa faire tout en gardant les yeux obstinément ouverts. Il expira, ses muscles relâchèrent la tension sans se faire prier. La conscience professionnelle accompagnait le moindre geste de cet homme peu loquace, de ce type dont il ne savait rien. Comme si rien à l'exception de son rôle ne devait troubler ses actes. Il ne tarderait pas à s'agacer du comportement de son patient, résolu à ne suivre aucune de ses instructions.
Je suis plus têtu que toi, mon gars, compte pas gagner à ce jeu là !
Comme s'il pouvait lire dans les pensées du blessé, l'homme abandonna toute lutte. Il glissa une mèche de cheveux blonde derrière son oreille, rassemblant ses idées pour finalement bien peu de choses. L'évadé l'encouragea à sa manière :
— J'ai failli y passer, tu voudrais pas ma mort sur la conscience, si ?
— C'est ma sœur qui tenait te sauver. Moi, je t'aurais certainement laissé agoniser.
— Sympa pour moi ! N'empêche que je suis pas mécontent d'être tombé sur ta sœur, j'tiens pas à crever dans un talus et à me faire bouffer par les mouches. M'enfin, je connais pas grand monde qui aurait sauvé un prisonnier sans raison.
Aussi adorable soit-il.
Kyo pouvait en général se vanter d'une répartie de meilleure qualité. Il tentait de faire bonne figure, de garder la tête haute, mais il ne tiendrait plus longtemps dans son état. Les battements de son cœur résonnaient jusque dans ses tempes à un rythme effréné. Il ne cherchait pas à cacher sa nature, ses sauveurs n'avaient pas manqué de relever son costume grotesque de prisonnier avant de le lui retirer. Il ressentait la tension du blond à travers son sempiternel froncement de sourcils, ses traits fermes et la manière dont il paraissait prêt à fuir au moindre geste suspect.
— Elle s'appelle Abby, souffla-t-il, finalement. Ma sœur.
L'autre acquiesça très lentement avant de répliquer, comme si cette intervention n'était de loin pas suffisante :
— Et toi ?
C'est là que ça devient... compliqué. T'es pas le seul à avoir un prénom ridicule, fais pas cette tête d'enterrement !
Il sentait ses paupières s'affaisser, comme soumises à un poids insupportable. Sa respiration se calmait bien qu'il combattait encore le sommeil, les muscles douloureux et l'esprit agité. Les résistances de son interlocuteur l'agaçaient, mais il était sur le point de craquer. Ils luttaient tous deux, et le médecin dut sentir que l'autre baisserait les armes s'il abaissait l'une des siennes. S'il se mettait à nu, même dans une bien minime manière. Une sorte de compromis.
À travers ses paupières lourdes, Kyo l'entendit abdiquer avant de fermer les yeux pour de bon :
— Sheran.
Et le chapitre 6 est en ligne !
Comme promis, Kyo fait plus ample connaissance avec ... Sheran ! Et oui, c'est son petit nom :3 C'est assez froid entre Kyo et lui, d'ailleurs, avec beaucoup de méfiance des deux côtés :p
Le prochain chapitre constitue en une conversation entre Abby et Sheran et une deuxième altercation entre ce dernier et ce cher Kyo. Un programme bien rempli, les amis !
Un gros bisous ~
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