Il est étonnant de voir à quel point les gens les plus tristes et les plus misérables pouvaient devenir aussi mauvais lorsqu'ils détenaient le pouvoir. C'était pourtant bien ce que j'avais fait avec Tyler. Toute ma vie j'avais souffert à cause des discriminations et de ma maladie qui n'en finissait pas de me détruire à petit feu. Dorénavant, j'avais tout pouvoir sur la vie, le corps et les émotions de Tyler, et je ne me privais pas de jouer avec lui comme bon me semblait.

L'harcelé était devenu l'harceleur. La victime était devenue criminelle. La pureté était devenue la noirceur.

Cependant, même le pire des ingrat n'aurait pas pu ne pas être touché par ce qui se trouvait dans les souvenirs de ce jeune homme qui paraissait avoir une vie si parfaite.

Le brouillard m'engloutit, et le fantôme que j'étais ressentit le froid. Voilà bien des années que je n'avais pas connu une atmosphère aussi glaciale. Je me frottais les bras en claquant des dents. Je ne voyais pas à deux centimètres devant moi, tant les nuages étaient denses. Il n'y avait absolument rien, juste le vide total, le néant.

Des exclamations attirèrent mon attention et je me fis violence pour déplacer mon corps totalement engourdi vers une direction vague et floue qui semblait se situer vers ma droite. Je clignais des paupières pour apercevoir quelque chose dans la brume, et de petits cristaux tombèrent de mes cils clairs. Les voix étaient de plus en plus distinctes, j'étais près du but.

- Tyler, cesse d'embêter ton frère, il doit étudier dur. Va plutôt faire la poussière dans sa chambre.

Le ton de la femme était sec et dur. S'agissait-il de sa mère ? Le petit Tyler m'apparut, il était quasiment invisible dans la brume comparé aux deux adultes et à l'autre garçon qui l'entouraient. Il ne devait pas avoir plus de huit ans. Il hocha docilement la tête d'un air grave et dépassa son grand frère qui l'observait avec pitié.

Le paysage changea, la brume passa furtivement devant la scène et s'estompa aussi rapidement qu'elle était apparue. Je me retrouvai face à une immense pièce lumineuse garnie d'un grand bureau, d'un ordinateur et d'affiches qui recouvraient tous les murs. On aurait pu se croire dans le lieu de travail d'un homme d'affaire important, pourtant, il ne s'agissait que de la chambre du frère de Tyler. Les deux jeunes garçons étaient refugiés sous la couverture du plus âgé.

- Pourquoi papa et maman veulent que tu travailles tout le temps ? Et pourquoi moi ils ne me font jamais travailler ? demanda le jeune Tyler de sa voix fluette.

- Papa m'a dit que j'hériterai de sa grande entreprise plus tard et que je devais être très intelligent.

- Et moi j'aurai pas d'entreprise ?

- Ne t'inquiète pas je t'aiderai parce que tu es mon petit frère.

Ils se turent un moment. Je vis apparaître la lumière d'une lampe en dessous de leur cabane et leurs têtes recommencèrent à bouger sous le drap :

- En attendant, je ne peux jamais jouer avec toi.

- On peut jouer maintenant si tu veux.

- Mais tu vas être fatigué et tu ne pourras pas travailler demain.

- Ne t'en fais pas pour moi.

Le paysage disparut une nouvelle fois. La scène devint trouble, s'étira sur le côté, les couleurs ternes se mélangèrent. Tout ceci me donna mal au crâne, mais la voix grinçante de l'horrible bonne femme me fit reprendre mes esprits :

- Tyler ! Je t'interdis d'aller voir ton frère pendant qu'il dort ! Sa santé est importante et lui il a du travail. Déguerpis tout de suite et va dans ta chambre.

Tyler pleurait. Il me démangeait d'aller le consoler. Mais pourquoi ressentais-je autant de compassion maintenant ? N'étais-je pas censé lui faire vivre un véritable cauchemar ? La vérité, c'était que je m'étais totalement trompée sur son compte, et je l'avais jugé sans même le connaître.

Les gens aiment bien faire cela aussi. Juger tout le monde, leur coller des étiquettes péjoratives sur le front, sans même savoir qui ils sont. Ce qu'ils ont vécu. Ce qu'ils vivent. Je pensais valoir mieux que cela, après l'avoir subi, bien que je ne m'en sois pas rendu compte.

La scène changea de nouveau.

- Tyler, ton frère est mort pendant la nuit. C'est de ta faute tu le sais ça ? C'est toi qui l'épuisais tous les soirs à t'infiltrer dans sa chambre, il était à bout, et tu ne t'en es pas rendu compte ! Tu as continué à l'importuner alors qu'il avait besoin de sommeil, il est mort de fatigue à cause de toi !

Cette fois, le ciel gronda partout autour de moi. Les éclairs déchiraient le brouillard et la pluie se mit à tomber brutalement. Tout s'effaça. Le visage sombre de Tyler disparut, ses parents se turent enfin, le lit où reposait son défunt frère se fit engloutir par les ténèbres.

La tempête faisait rage. Je ne voyais plus rien, j'étais trempée et gelée jusqu'aux os. Il fallait que je le retrouve. J'entendais ses pleurs et ses cris de désespoir au loin, alors je me forçai à braver le déluge. Je le trouvai, assis dans un coin, des éclairs s'agitant autour de lui, formant une barrière infranchissable.

- Tyler ! hurlai-je.

Il ne répondit pas à mes appels. Je me risquai à traverser la foudre. Le passage se fit sans encombre, il m'avait laissée passer. Je m'accroupis près de lui pour qu'il puisse me voir dans l'obscurité, et qu'il entende mes paroles par dessus le vacarme :

      - Ce n'est pas de ta faute Tyler. La vérité, c'est que ton frère était jeune et fragile, et que tes parents ont posé une trop lourde charge sur ses épaules. Il ne s'est jamais plaint parce qu'il voulait rester fort pour toi. Ce n'est pas à cause de toi qu'il est mort, mais c'est grâce à toi qu'il a tenu aussi longtemps.

      Tyler ne semblait rien vouloir entendre alors je le pris tendrement dans mes bras. Mes ailes se déployèrent toutes seules et une vive clarté illumina le brouillard qui redevint paisible. La tempête cessa, et le jeune garçon daigna lever la tête :

     - Tu brilles, articula-t-il.

      Je hochai la tête, heureuse d'enfin illuminer ce visage si terne. Je le relevai et il poursuivit :

      - Qui es tu ?

      - Je m'appelle Claire. Et je suis ta fée.

       Il me considéra un moment, puis ses lèvres s'étirèrent en un sourire :

      - La fée de mon cœur.