Cinq fois où Dazai quitta Chuuya, et une fois où il resta
I.
Quand Dazai ramena Chuuya au sein de la Mafia portuaire, il avait espoir qu'ils puissent rester à deux. Leurs capacités se complétaient parfaitement : Dazai était axé sur la ruse, Chuuya sur l'action ; l'un pouvait réduire à néant tout pouvoir, l'autre, au contraire, détenait une puissance digne d'un dieu. Mais pour parvenir à leur plein potentiel, il était indispensable qu'ils soient tous les deux.
Ils avaient fait leurs preuves sur l'affaire Rimbaud, improvisant à moitié ce début de complicité. Chuuya avait finalement juré allégeance à la Mafia et à Mori, s'engageant à servir ceux qu'il avait naguère combattus. Il reçut en cadeau le chapeau qui avait appartenu à Rimbaud comme gage d'entrée dans la pègre, et Dazai attendait avec impatience le moment de pouvoir repartir en mission avec lui –pour profiter de sa susceptibilité qui l'amusait, pour apprendre à le connaître, peut-être aussi pour s'excuser, à l'occasion.
Ce jour-là, juste après l'arrivée officielle de Chuuya, il était justement convoqué dans le bureau du parrain. Mori était dans son fauteuil en cuir noir, surplombant tout Yokohama derrière une vitre renforcée.
-Dazai-kun, le salua-t-il sans le regarder.
Dazai vit Eris qui dessinait dans un coin : elle lui adressa un grand sourire qui n'avait rien d'enfantin.
-Je n'ai pas eu l'occasion de te féliciter pour cette dernière affaire, déclara Mori. Tu as bien travaillé.
Osamu se contenta de hocher la tête, humblement, attendant la suite avec un sourire de circonstance –il n'était pas vraiment sincère, rien n'était vraiment sincère chez lui, mais c'était l'attitude la plus appropriée pour l'instant.
-C'est une bonne recrue que tu nous as amenée, également, poursuivit Mori en sirotant un verre de vin. Ce... Nakahara Chuuya. Il est très intéressant.
-Je sais, se permit de commenter Dazai, et sourire lui parut tout un coup moins forcé.
-Je vais le confier à Kouyou.
Cacher ses émotions était nécessaire dans la Mafia. Dazai garda donc une surface impassible, ignora la déception, et releva poliment les yeux sur Mori :
-Ah, vraiment ?
-Oui, oui. Elle saura lui apprendre tout ce qu'il y a à savoir dans le métier. Elle est tout à fait compétente, je lui fais confiance. D'ailleurs, je les ai déjà mis en rapport et le courant est très bien passé. Tu sais comment il l'appelle ? Ane-san.
-Non, je ne savais pas.
Les yeux de Dazai revinrent sur le bout de ses chaussures. Pourquoi se sentait-il aussi déconcerté ? Pensait-il vraiment que parce qu'il avait ramené Chuuya dans la Mafia, il aurait le droit d'être tous les jours avec lui, que Mori le prendrait sous son aile comme il avait fait pour lui ? Il savait que ce n'était que des espoirs vains, il n'espérait rien –mais il ressentait un profond dépit.
Peut-être qu'au fond, il aurait voulu être le point d'ancrage de Chuuya dans la Mafia, son repère, quelque chose qui aurait forcé l'autre garçon à revenir vers lui constamment. Voir qu'il était déjà si à l'aise dans le milieu, qu'il se créait déjà des relations si intimes avec les autres mafieux, lui donnait l'amère impression de s'être trompé.
-Un problème, Dazai-kun ? interrogea Mori en posant son verre.
-Aucun, mentit aisément Osamu.
Est-ce qu'il a deviné quelque chose ? se demanda Dazai sans rien laisser paraître. Est-ce qu'il est possessif, est-ce qu'il m'isole de Chuuya pour m'avoir pour lui tout seul ?
Mori sourit, et se leva enfin de son fauteuil.
-Bien.
II.
Dazai, j'ai quelque chose à te dire...
Il tituba hors du bâtiment, les mains collantes de sang, ses bandages teintés de rouge.
Rien dans ce monde ne t'aidera à combler ta solitude...
Il manqua de tomber à genoux, se retint –par dignité, par habitude.
-Odasaku, qu'est-ce que je dois faire ? murmura-t-il aux ténèbres qui l'entouraient, pour la seconde fois ce soir-là.
Aide les gens. Si c'est pareil où que tu sois, deviens quelqu'un de bien.
Dazai ne se souvenait plus de la dernière fois où il avait pleuré. Ça devait être bien longtemps avant la Mafia –impossible de laisser cours à ce genre de sensibilité dans ce milieu. Et pourtant, à ce moment, sortant tout juste d'une pièce emplie de cadavres dont celui de son seul ami, il avait vraiment envie de craquer.
Il s'en empêcha, comme toujours, remplaçant sa faiblesse par de la détermination. Oda avait raison, il avait toujours eu raison. Aider les autres... Voilà qui était idéal, pour accéder au salut ; mais comment y parvenir dans une organisation criminelle ? Tout ce que Dazai avait fait à leur service, c'était extorquer, tromper, torturer, tuer. Même ses propres alliés, même son propre apprenti, il ne savait que leur faire du mal, convaincu que c'était la meilleure méthode pour s'endurcir dans ce monde de violence et de sang.
Il n'y avait qu'une solution. Quitter la Mafia.
L'idée n'était pas aussi déplaisante qu'il l'aurait cru. En soi, peu de monde lui manquerait. Bien sûr, il culpabilisait un peu d'abandonner Mori qui l'avait recueilli, qui lui avait assuré une place confortable ; il s'en voulait de laisser tomber Akutagawa après lui avoir promis de donner un sens à sa vie, et qui n'avait pas été beaucoup plus loin, en apparence, que de se servir du garçon comme punching-ball –même s'il comptait suivre ses progrès à distance. Ce qui lui faisait le plus mal au cœur, c'était de quitter Chuuya.
Ils avaient un surnom, Double Noir, une réputation internationale, tout ce qu'il fallait pour prospérer dans la Mafia. Dazai aimait leur relation –il aimait les provocations et les taquineries parfois un peu extrêmes, il aimait leur complicité et leur confiance absolue quand ils utilisaient Corruption, il aimait leurs soirées de beuverie... Il aimait tout cela.
Chuuya lui en voudrait, il le savait d'avance. Il ne comprendrait pas, il n'avait jamais compris pourquoi Dazai était attaché à Oda de toute façon ; il trouverait cela stupidement sentimental, serait peut-être même un peu jaloux. La pensée suffit à faire revenir un souvenir narquois sur ses lèvres.
Il décida de disparaître brutalement, du jour au lendemain, sans une explication. Au fond, peut-être craignait-il que les quelques personnes qui le retenaient encore à la Mafia ne le fassent changer d'avis ; autant couper tous les liens d'un coup, et partir sans regarder en arrière.
Il s'autorisa une dernière folie, cependant, et barda d'explosifs la voiture de Chuuya avant de la faire sauter pendant que ce dernier était en mission –une voiture chère, sportive, que son partenaire chérissait autant que ses vins. Chuuya la retrouverait comme ça, carbonisée avec des éclats de tôle un peu partout, et saurait d'emblée qui était le coupable... Mais Dazai serait déjà loin.
Mon cher Chuuya, songeait-il tandis qu'il se rendait à son entretien avec Taneda en vue de se reconvertir, j'espère que tu ne m'oublieras pas de sitôt.
III.
Dazai feignit d'être ennuyé quand il fut appelé à collaborer avec Chuuya pour sauver Q. Le gamin était retenu dans un cabanon par des membres de la Guilde, Steinbeck et Lovecraft, tous deux assez expérimentés pour opposer une farouche résistance. Ils ne seraient pas trop de deux pour les affronter, surtout quand ça leur permettait de reformer Double Noir.
Voir que Chuuya avait encore de la rancœur à son égard ne l'étonnait pas. Après tout, il ne lui avait pas pardonné d'avoir quitté la Mafia, d'être parti comme si rien ne le retenait, comme s'il se fichait éperdument de ce qu'il laissait derrière. C'était faux, mais Dazai ne jugea pas utile de lui dire. Ce n'était pas dans ses habitudes de dévoiler ses intentions de toute façon, et Chuuya était le premier au courant.
-Pfff... C'est vraiment le comble.
-Pourquoi je dois bosser avec ce gars...
Les salutations n'étaient pas des plus fraternelles, mais elles ne l'étaient pas non plus au temps de la Mafia, et tous les deux savaient qu'il ne fallait pas le prendre au sérieux. Dazai savait que Chuuya ne résisterait pas quant à le confronter sur son départ ; après tout, ils n'avaient jamais vraiment pu s'entretenir dessus, et il était trop impatient, trop rancunier aussi... Dazai ne fut donc pas déçu quand, à peine entrés, Chuuya lança le sujet.
-Dazai, tu connais le Petrus ? C'est un vin tellement cher que juste regarder le prix te fait sauter les yeux.
Il déglutit, l'air soudain plus sérieux, plus solennel, presque triste.
-La nuit où t'as quitté la Mafia, j'ai ouvert une bouteille de Petrus 1889. Voilà qui est représentatif de mon amour pour toi.
Tu t'es saoulé la gueule parce que tu te sentais trahi, c'est ça la vérité sur combien tu m'aimes, songea Dazai en souriant largement. Il connaissait Chuuya comme sa poche. Il ne se laissa pas affecter, sachant fort bien ce qu'il en était vraiment, et les provocations suivantes lui laissèrent un goût de nostalgie. Chuuya était toujours le même, facile à duper mais investi et sérieux, au bord de l'agressivité mais tempéré par son sens du devoir. Dazai aimait ce genre de mélange.
Le combat contre Lovecraft lui rappela de bons souvenirs. Savoir que Chuuya lui faisait entièrement confiance, lui remettait sa vie entre ses mains en dépit de tout, lui donnait un sentiment de puissance des plus agréables. Il le regarda détruire l'abomination avec un sourire au coin des lèvres, savourant le spectacle de son partenaire en action –ses cris qui se perdaient dans la nuit, ses doigts pour une fois dépourvus des gants et rougis par le halo des gravitons, le sang qui coulait à flot de son nez, les marques sur sa peau.
Son moment préféré, c'était lorsqu'il mettait fin à cette arme de destruction, quand ses doigts se refermaient autour du poignet de Chuuya, emprisonnant la chair palpitante dans leur froide étreinte.
-Repose-toi, Chuuya, chuchota-t-il avec tendresse.
Les yeux clairs de Chuuya recouvrirent leur lucidité, et l'épuisement le terrassa immédiatement. Il tomba à genoux, et Dazai se baissa pour le suivre, laissant sa main errer sur sa peau encore quelques secondes de plus.
-Dazai, connard... Pourquoi t'as pas arrêté quand c'était bon... ?
Osamu ne répondit pas et le regarda cracher le sang sans un mot. Il avait presque envie de l'essuyer du revers de sa manche, mais le souvenir de ses bandages teintés de rouge était trop douloureux.
-Promets-moi... de me ramener à la base, marmonna Chuuya, déjà à moitié somnolent, posant un poing faible contre la poitrine de Dazai.
-Compte sur moi, partenaire, susurra Osamu avec un sourire.
Il regarda Chuuya s'effondrer au sol, exténué par les efforts qu'il avait fournis, et s'assit à ses côtés pendant un moment. C'était rare de le voir dépouillé de son expression méfiante et irritée, et Dazai ne se lasserait jamais de la vue. Il prit son temps, détaillant les mèches de cheveux dont la couleur vive se mêlait à l'herbe, ses paupières fermées, ses lèvres entrouvertes d'où s'échappait un souffle régulier, la pression du choker sur le tendre de sa gorge, le sang séché qui s'écaillait déjà sur sa peau pâle.
-Désolé, Chuuya, déclara-t-il en sachant qu'il ne serait pas entendu. J'ai déjà un gosse à ramener, aujourd'hui, alors tu te débrouilleras pour rentrer tout seul, même si je me doute que tu aurais aimé que je porte comme une mariée...
Il sourit complaisamment en ramassant Q ; mais ça ne suffit pas à éclipser le petit pincement au cœur qu'il ressentit quand il s'éloigna en laissant Chuuya derrière lui.
IV.
Dazai se réveilla en grimaçant.
Il avait encore trop bu la veille. Un vilain défaut qu'il ne surmontait pas toujours –mais qui s'accompagnait ce jour-là de conséquences aggravantes, à savoir qu'il n'était pas sur son futon dans son appartement de détective, mais dans un lit double massif, en bois noir et à colonnades, qui ne pouvaient appartenir qu'au nain roux le plus insupportable de Yokohama.
Ou du moins, comme il voulait bien l'appeler en public.
Il bâilla largement en se redressant, rajustant les manches de la chemise qu'il portait toujours. Ils étaient dans une grande chambre à l'air luxueuse –Chuuya avait toujours aimé le chic, comme pour compenser ses origines modestes ; il y faisait une chaleur d'enfer.
Osamu se retourna lentement, secouant la tête pour dégager ses mèches brunes de sa vue, et ses yeux tombèrent sur Chuuya, paisiblement endormi à côté de lui, la tête à moitié dissimulée dans un oreiller. Un léger sourire vint jouer sur les lèvres de Dazai en se rappelant la soirée de la veille ; une réunion avec l'Agence qui s'était poursuivie dans un bar plus loin, puis l'arrivée de la Mafia portuaire au même endroit, par un hasard qui n'était cette fois pas de son fait.
Savoir Chuuya dans le même bâtiment que lui ne manquait pas de lui donner diverses envies. Celles de l'embêter, de le taquiner, mais de manière générale d'être proche de lui –comme si, à travers ses futilités, il aurait pu lui communiquer des choses bien plus profondes, des choses qu'il n'arrivait pas à dire –désolé d'avoir quitté la Mafia, ça me manque, tu me manques.
Dazai avait donc sauté sur l'occasion quand il avait aperçu Chuuya sortir avec Akutagawa pour prendre l'air, prétextant aller aux toilettes pour se glisser par une lucarne et apparaître derrière eux. Il les regarda un moment, caché dans l'ombre, arborant un demi-sourire invisible. Il se doutait bien que Chuuya s'était occupé d'Akutagawa après sa défection, mais voir son ancien apprenti et son ancien partenaire si proches ne manquait pas de le réjouir –et le côté paternaliste de Chuuya qui ressortait l'amusait tout autant.
-T'as été voir un médecin comme je t'ai dit ?
-N-Non...
-Le problème, c'est que si tu ne fais pas plus attention...
-Ah, certaines choses ne changent jamais, avait finalement déclaré Dazai avec un grand sourire, révélant sa cachette.
Deux paires d'yeux se fixèrent immédiatement sur lui –les iris gris sombre d'Akutagawa, et ceux, d'un bleu pâle, de Chuuya.
-T'as un problème, le thon ? l'agressa immédiatement Chuuya.
Dazai ne manqua pas de remarquer qu'il poussait légèrement Akutagawa derrière lui. Comme pour le protéger de moi, songea-t-il avec amusement. Mais c'est à toi que j'en veux, mon petit Chuuya. Il s'attendait à ce que son ancien disciple réclame son attention comme un bambin en crise existentielle, mais Akutagawa avait dû mûrir un peu, car il se contenta de retourner à l'intérieur avec un dernier regard concerné vers Chuuya. Comme c'est attendrissant.
Osamu attendit quelques secondes, puis tira une bouteille d'alcool de sa veste comme par magie, sachant que ça calmerait Chuuya –et bien évidemment, cela fonctionna. Ils se la descendirent à deux, la laissèrent dans un coin ensuite, et étaient en train de se souvenir avec mélancolie de la nuit où ils avaient gagné leur surnom de Double Noir quand leur ivresse atteignit son pic.
-C'était bien, toi et moi, déclara Chuuya très librement. C'est pas pareil sans toi, tu sais ?
Dazai le savait, mais l'entendre aussi clairement lui pinça le cœur.
-C'est pas pareil non plus, dit-il doucement avant d'embrayer : tous les matins en allant bosser, je me demandais quel crime contre le style tu allais commettre. Le chapeau ? Les chaussures ? Toujours un truc qui n'allait pas...
-Ferme-la, saloperie de Dazai ! s'écria Chuuya en bondissant littéralement sur lui pour empoigner son col. Espèce de momifié précoce !
Dazai sourit comme un prédateur, et renversa la situation en un clin d'œil, plaquant Chuuya contre le mur à sa place :
-Précoce ? répéta-t-il d'une voix basse et veloutée. C'est une invitation à te prouver le contraire ?
Il s'attendait à ce que Chuuya le repousse. L'insulte. Rougisse. Pas que l'alcool le rende chaud bouillant –comme il s'en rendit compte la seconde suivante, quand une paire de lèvres s'attaqua aux siennes. Et tout ce qu'il put faire fut de répondre au baiser, feignant de découvrir qu'il en avait envie aussi.
Personne ne les avait interrompus. A un certain point, leurs deux organisations devaient considérer qu'ils étaient juste partis de leur côté... et Osamu acquiesça donc quand Chuuya, le regard brumeux et les joues rouges, lui avait murmuré, son souffle créant des nuages de vapeur dans la nuit froide :
-Viens chez moi.
Et ils y étaient allés. Dazai n'arrivait pas à regretter, une expression satisfaite étalée sur ses traits même le matin d'après ; quant à Chuuya... Il ne pouvait pas faire de prédictions, mais il n'était pas totalement sûr que le rouquin assume totalement la nuit. Et au fond, ça l'attristait un peu de ne pas pouvoir ouvertement lui révéler ses sentiments.
Il avait d'autres choses à faire. A finir. Des promesses à honorer. L'idée folle lui vint d'entraîner Chuuya à l'Agence, d'en faire un détective –et ils n'auraient rien à cacher, ils pourraient entretenir une relation sans problème. Mais Dazai connaissait son attachement à la Mafia et à ses autres membres. Là où lui agissait rationnellement, froidement, Chuuya laissait parler ses affections. Et c'est pourquoi ils étaient complémentaires –et chacun d'un côté différent.
Il soupira en se glissant hors des couvertures, soucieux de ne pas réveiller son partenaire. Ils seraient amenés à se revoir, il en était certain. C'était une première nuit, mais il doutait fort que ce soit la dernière –pas maintenant qu'il savait que Chuuya pouvait se laisser tenter. Il n'hésiterait pas à remettre ça si l'occasion s'en présentait...
Mais ce n'était plus l'heure. Les enquêtes se poursuivaient, leurs vies aussi. Dazai quitta l'appartement sur la pointe des pieds, comme il avait fait tant d'autres fois chez différentes conquêtes –malgré son envie de rester, malgré la pensée que Chuuya serait de nouveau en colère contre lui.
Il se ferait pardonner.
V.
Dazai ouvrit le Livre.
Cela faisait des années qu'il le cherchait, n'attendant qu'une chose, poser ses mains dessus. Et enfin il l'avait en sa possession, et en tournait lentement les pages dans un léger froissement, laissant ses yeux courir sur le papier vierge.
Une page. Il n'avait besoin que d'une page pour donner réalité à son désir.
Il ferma les yeux, assis en tailleur devant le livre, inspirant profondément pour s'éclaircir l'esprit.
Je veux un monde où Odasaku est heureux, et où il a réussi à écrire son roman.
Personne n'aurait pensé qu'il ferait un vœu pour un autre que lui-même, il le savait bien. Tous, Atsushi, Kunikida, Chuuya, s'ils avaient pris des paris, auraient tablé sur un souhait égoïste et bien à son image. Mais si Dazai avait voulu ce livre, ce n'était que pour cette raison –pour rendre justice à un ami.
Il savait que tout ce qu'il avait fait était dans cette optique. Et pourtant, au moment fatidique, il se surprenait à hésiter.
Peut-être que je pourrais souhaiter autre chose. Peut-être que je pourrais vouloir un monde sans Mafia ni Agence, où on n'est pas obligés de se combattre. Ou bien un univers où il n'y a pas de pouvoir. Faire que je puisse être avec Chuuya autant que je veux...
Dazai soupira. Il ne pouvait pas trahir Oda, mais il avait l'impression de devoir renoncer à d'autres choses –à d'autres personnes. Il n'était pas stupide, il savait où il mettrait les pieds s'il devait plonger dans le Livre et tout oublier au profit du bonheur d'Oda Sakunosuke. Il savait ce qui l'attendait, il avait fait les calculs, mais c'était la seule option.
Ça ne lui plaisait pas vraiment, pourtant c'était nécessaire. Regarder en simple spectateur un gosse décharné déchiqueter six adultes et prendre tout ce qui lui restait en otage. Choisir comme apprenti un orphelin inoffensif et, à force de mauvais traitements, le tourner en bête sauvage. Oublier ses allégeances, assassiner Mori et régir la Mafia d'une main de fer. Savoir qu'Oda ne le connaissait pas et le considérait comme un ennemi, et ne rien faire, subir, tout en sachant que c'était au mieux.
Et Chuuya ? Chuuya serait près de lui. L'idée n'était pas déplaisante –l'avoir comme garde du corps personnel, l'avoir à lui tout seul... Dévoué, sans histoires de trahisons. Ça rendrait le tout beaucoup plus supportable... Peut-être qu'il pourrait en profiter pour nouer une véritable liaison, cette fois, profitant de cet univers sans conséquences, sachant fort bien qu'à la fin, il reviendrait dans son monde originel –mais que quelque part en existera un autre où Oda vit en paix.
Chuuya d'ici me manquera quand même un peu, pensa Dazai. J'espère que celui de là-bas est tout aussi divertissant.
Il se pencha, et, lentement, se mit à écrire sur le papier, traçant des lettres sur le papier immaculé.
*
Dazai n'aimait pas spécialement faire la cuisine. En général, il grappillait quelque chose à l'Agence, tapait dans les provisions de Ranpo, ou se servait d'Atsushi comme service de livraison.
Alors pour qu'il essaie de constituer un plat à base de plus de trois ingrédients... Il espérait que Chuuya le voie vraiment comme une preuve d'amour indubitable.
Ledit Chuuya était assis à sa table, occupé à griffonner des rapports de mission pour la Mafia tout en marmonnant dans sa barbe sur l'irresponsabilité de ses collègues, sur Akutagawa qui fonçait dans le tas, Higuchi qui ruinait des stratégies, et Tachihara qui avait toujours le mot qu'il fallait pour empirer la situation. Dazai l'écoutait d'une oreille en souriant pour lui-même.
-Eh, Chuuya ? lança-t-il tout d'un coup, sans quitter des yeux une tomate qu'il coupait soigneusement.
-Qu'est-ce que tu veux, le dégénéré ?
-Tu penses qu'on pourrait, hm...
Dazai hésita, fit tourner le couteau entre ses doigts d'un air incertain.
-Quoi ? J'entends pas, soupira Chuuya en signant au bas du document.
-On pourrait créer des liens entre l'Agence et la Mafia à travers nous, déclara Dazai par-dessus son épaule.
Chuuya lui jeta un regard dubitatif, et renversa sa chaise sur deux pieds, croisant des mains derrière sa tête :
-Quoi, bosser ensemble ? On collabore déjà sur pas mal de missions.
-Hm... Non, pas vraiment, disons sur une base constante. Quotidienne. Avec des liens solides et administratifs.
-Je comprends que dalle.
-Une union officielle, quoi.
-Mais y'a rien d'officiel dans la Mafia.
Dazai inspira, posa son couteau et se retourna :
-Chuuya, je suis en train de te demander en mariage.
Nakahara manqua de tomber de sa chaise. Celle-ci retomba brutalement sur ses quatre pieds tandis que Chuuya se retournait vers Dazai, les joues aussi flamboyantes que ses cheveux :
-Que... Quoi !?
-Quoi, t'avais pas compris ? sourit narquoisement Dazai en retournant à ses tomates.
-Parle clairement, espèce de... de...
-C'était clair, chantonna Dazai. Contrairement à ce que tu articules.
Chuuya était maintenant intégralement rouge et avait l'air de s'étouffer sur ses mots. Osamu avait beau la jouer confiant, il entendait son cœur battre contre ses côtes. C'était rare, il n'était pas souvent nerveux –mais pour l'occasion, il avait bien le droit de l'être un peu ; plusieurs possibilités de réponses lui passèrent par la tête –hors de question que je passe ma vie avec un connard comme toi, il y aura trop de complications, on est même pas vraiment ensemble.
Mais finalement, Chuuya détourna les yeux et grommela :
-Ouais.
-Merveilleux, sourit Dazai de toutes ses dents.
-C'est pas le mot que j'aurais choisi, feignit de râler Chuuya malgré le sourire qui tirait au coin de ses lèvres.
-En fait, j'attendais que ce soit toi qui achète les alliances, vu que l'Agence paie mal et...
-Et puis quoi encore !?
Chuuya se précipita sur lui pour lui régler son compte, et Dazai se surprit à éclater d'un rire sincère, où la joie pure avait supplanté la moquerie artificielle. Après tant d'errances et d'obligations, il avait enfin le droit de s'attacher, de s'accrocher à quelqu'un –à Chuuya, ainsi qu'il l'avait voulu depuis le tout début. Et ce qui était un engagement à vie lui semblait au contraire la plus belle des libertés.
Après tant de séparations, il avait enfin le droit de rester.
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