Chapitre 2 - Pierre et moi
« Tu veux manger quelque chose ?
— Nan, j’ai déjà grignoté dans le train. Et toi ?
— J’ai dîné avec Sarah. »
L’évocation de ce prénom me vaut un soudain mutisme. Tu traines tes bagages jusque dans la chambre. À l’heure du coucher, j'entends enfin ta voix : tu me réclames un chocolat chaud. Je te trouve bien intéressée !
Pendant que tu finis de te doucher, je rentre dans la chambre. Je dépose la tasse brûlante sur la table de chevet. Tu sors de la salle de bain, emmitouflée dans un peignoir qui s’avère bien trop grand pour toi, pour l’unique et suffisante raison qu’il s’agit du mien. Je me contente de rouler des yeux vers le plafond. Ce sans-gêne me coupe la chique. Il m’amuse tout en même temps.
Sans un commentaire, tu détaches ton chignon à peine humide. Tes boucles sont détruites. Tu es encore plus ravissante, petite sœur ! Tu viens me déposer un bisou sur le nez. À mon visage s'accrochent les effluves emmêlés du savon, de l’eau chaude et du parfum que tu as l’habitude de vaporiser en brume sur les pointes de tes cheveux.
« Bonne nuit, sœurette.
— Dors bien, Grand Frère. »
J’aurais pu continuer à bien dormir si, en pleine nuit, je n’avais senti des pieds froids collés contre mes jambes. La sensation désagréable me réveille. C’était bien la peine de te céder mon grand lit pour que tu finisses allongée sur moi dans le canapé convertible ! Comme tu refuses obstinément de dormir seule ce soir, je te porte jusqu’au lit. Je me couche à tes côtés.
En te servant de mon bras comme d’un oreiller, tu colles ton dos contre mes côtes. Tu serres tes doigts autour de mon index ; ton habitude d'enfance. Ce souvenir lointain me surprend : c’est bien la première fois depuis plus de dix ans que tu agis ainsi.
« Tu n’es plus une enfant pour me tenir la main pour dormir !
— Non, je ne suis plus une enfant. »
Lorsque tu te tournes vers moi, tes yeux brillent intensément en accrochant un rayon de lune à travers les persiennes. Je me demande si ton affirmation cachait une vérité. Tu t’es tue, tu me tournes à nouveau le dos. Tu t’accroches si fermement à mon doigt que je ne lutte pas. Je te laisse agir à ta guise, comme d’habitude.
« Je t’aime.
— Moi aussi, sœurette. »
...et je t’aimerais encore plus si tu ne grignotais pas mon poignet dans ton sommeil !
Nos trois jours ensemble filent comme le vent. Nous passons le réveillon à la maison, avec un repas qui m’ouvre les yeux sur tes talents de cuisinière. Nous faisons du patin à glace le lendemain matin quand la ville dort encore. Nous allons au cinéma pour nous goinfrer de pop-corn. Nous sortons danser. Nous profitons chacun de la présence de l’autre.
Tous les soirs, tu profites aussi de mon manque de fermeté pour t’incruster dans mon lit et me mâchonner le poignet en dormant. Avant cela, nous avons le temps de parler, pendant ces moments douillets, ta tête posée contre mon épaule.
À chaque fois que tu as un nouveau copain, tu m’en parles en détails – généralement pour te plaindre de son manque de maturité, son manque de passion, parfois son simple manque d’affection à ton égard. En ce qui concerne celui-ci, j’ai l’impression que c’est un mélange des trois. Comme à mon habitude, je me mords la langue pour ne pas répliquer : question immaturité, tu es bien placée. Tu as le chic pour t’entourer en un clin d’œil d’une ribambelle de beaux losers – avec un physique, mais pas d'ambition, ni passion, ni personnalité – avant de t’enfuir, juste une seconde avant de t’y attacher. Qu’est-ce qui te pousse dans cette voie sans issue, je me le demande.
Cependant, je prends bien soin de ne pas émettre de jugement à propos de l’heureux élu du moment. Tes pieds s'emmêlent dans tes illusions, tu tombes, tu te relèves, tu recommences avec un autre spécimen. C’est de ton âge et je n’ai pas à m’en occuper. C’est ton choix et je ne dois pas aller casser le nez de ces garçons. C’est ta vie, mais j’aimerais pouvoir t’offrir des conseils sages et utiles. Si seulement j’en avais un à te donner. Je me sens inutile en tant que grand frère !
Ma toute petite sœur… sans moi, tu sembles t’en sortir malgré tout. Je le regrette. Avec le temps, tu deviens plus sérieuse dans tes actes, tes paroles, tes choix. Je me réjouis pour tes amours, mais je crains aussi que tu n'aies plus besoin de moi. Je devrais avoir honte de regretter que tu grandisses ! Heureusement, lorsque je te taquine, tu sautes encore sur moi en criant « Grand Frère débile ! » et je retrouve ma sœurette chérie.
La fin de tes vacances arrive trop vite, mon dernier jour de congé de même. Sarah me téléphone pour prendre des nouvelles. Avec une pointe de culpabilité, je m’aperçois que j’avais oublié jusqu’à son existence... Sa douceur et sa compréhension au bout du fil me rendent encore plus misérable. Nous nous donnons rendez-vous demain soir, pour une sortie en amoureux.
Comme par une étrange synchronisation, lorsque je raccroche après la conversation avec ma petite amie, tu reviens de ton après-midi shopping. Tu as bien voulu m’épargner cette torture, je t’en suis reconnaissant.
À peine rentrée, tu soulèves à bout de bras un des sacs en papier. Tu en sors une casquette en velours que tu me poses d’autorité sur la tête. Tu la penches légèrement sur mon front. Tes lèvres s'avancent pour une moue dubitative.
« Ça te va mieux que ce que je pensais…
— Tu as l’air déçue, constaté-je.
— En fait… j’espérais te rendre ridicule, ou bien ringard, ou bien…
— Ou bien ?
— J’ai toujours adoré tes yeux, tu sais. »
Tu caresses une des mèches blondes qui tombent sur ces yeux dont tu as parlé.
« Euh… merci.
— Tu n’es pas mal du tout avec la casquette en fait. La couleur et la forme te vont bien au visage. Dommage.
— Eh ben, merci ! ironisé-je.
— C’est moins drôle comme ça, quoi ! »
Encore un peu plus et j’aurais pu mal le prendre…
Ma petite sœur chérie, demain matin, je devrai te dire au revoir sur le quai de la gare. Je devrai te regarder t’engouffrer dans le train qui t’emmènera à des centaines de kilomètres de moi. Je pense déjà au vide que tu laisseras. Ton sourire, tes mauvaises plaisanteries, tes bouderies, même ta bave au matin sur mon poignet… ils me manqueront.
Cette nuit, c’est à ça que je rêvasse, les yeux fermés, le menton posé sur le haut de ta tête. Tu n’as pas encore commencé à grignoter mon poignet, preuve que tu ne dors pas. Je me demande d’où te vient cette habitude de mâchonner pendant ton sommeil. Comme si tu avais lu dans mes pensées, tu prononces soudain :
« Tu me rappelles le doudou que j’avais quand j’étais petite.
— Je te remercie de la comparaison flatteuse ! »
Tu ricanes face à mon ironie. Puis tu te cales davantage contre moi. Tu chuchotes :
« J’étais tellement malheureuse quand je suis partie du foyer, sans toi…
— Je te comprends, c’était très difficile pour moi aussi. »
C’est la première fois que nous évoquons ce passé. D’habitude, nous n’aimons guère repenser à ces tristes évènements. De mon côté, c’est pour éviter de pleurer. Mais toi, tu ne pleures jamais.
« Tu devais quand même être heureuse d’avoir une famille ? insisté-je.
— Bien sûr ! Et ils ont tous été très gentils avec moi dès le premier jour, ça m’a bien aidée… Mais… c’était difficile de dormir loin de toi. J’ai beaucoup pleuré… »
Tu pleures donc quand je ne regarde pas ? Ça m'attriste. Avec hésitation, ta voix tâtonne dans la semi-obscurité.
« Ensuite, Maman m’a donné une nouvelle peluche pour m’endormir. Elle était différente des autres parce qu’elle était assez plate pour servir d’oreiller. Je posais ma tête sur le nounours, en imaginant que c’était ton épaule. Et je serrais l’une des pattes, en imaginant que c’était ta main. J’ai fini par mâchonner la patte du doudou… je suis désolée pour ton poignet. »
Je réponds en riant que ce n’est pas bien grave. Tu te retournes brusquement. Tu enfouis ton visage contre ma poitrine. Tu sembles sangloter. Ça me perce le cœur !
« Pierre…
— Tout va bien, maintenant. Tu es avec moi, tout va bien…
— Pierre ! répètes-tu d'une voix tremblante.
— Qu’est-ce qu’il y a, sœurette ?
— …Rien. »
Rien, mis à part que depuis quatorze ans, tu n’avais jamais pleuré devant moi. Tu ne m’avais jamais appelé Pierre non plus.
« Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Tu aimes Sarah ? chuchotes-tu.
— …Oui. Oui, je crois. Pourquoi ?
— Tu l’aimes ou tu crois l’aimer ?
— Tu sais, ça se passe très bien entre nous et… C’est difficile à analyser, parce que c’est la première fois que je ressens ça, mais je crois bien que c’est de l’amour…
— Tu ne réponds pas à la question !
— Je n’ai pas à te répondre ! répliqué-je, vexé.
— Tu la préfères à moi ? »
De quoi parles-tu ?
« Mais ça n’a rien à voir ! Qu’est-ce que tu racontes ? Sarah, c’est Sarah, et tu es ma sœur…
— Je ne suis pas ta sœur ! cries-tu en insistant sur la négation. T’es qu’un crétin, je te déteste ! »
Tu t'élances hors du lit et de la chambre. La porte claque. Je crois bien qu’il y a un petit problème.
Quand j’ai rassemblé assez de courage pour t’affronter, je me diriges vers le salon. Je t’appelle par ton prénom, pour la première fois aussi depuis quatorze ans. Seul le silence me répond.
L’appartement n’est pas bien grand et après en avoir fait trois fois le tour, je dois me rendre à l’évidence : ma petite Jade est partie. Tu as fugué sans ton manteau, sans tes bottes, sans rien sur le dos qu’un pyjama. Je crois bien qu’il y a plus qu’un petit problème.
J'attrape une couverture, j'enfile une veste. Je finis de me chausser dans la rue, en clopinant à toute vitesse. Heureusement, pas besoin d'aller bien loin : de l’autre côté de la rue, tu es assise au milieu du bac à sable enneigé du jardin d’enfants.
Sans un mot, je t’enroule dans le plaid. Je t’embarque sur l’épaule pour éviter tes éventuelles ruades. Tu ne te débats pas. On dirait un fardeau inerte, plutôt qu’une jeune fille.
Une fois rentré, je pose le paquet immobile sur le canapé. Je le déballe entièrement. Je l’enroule dans une autre couverture, plus sèche et chaude que la précédente. Tu ne bouges toujours pas. Tu rougis en me regardant, yeux levés, tête basse.
Je m’absente quelques minutes pour remplir la baignoire. Puis je reviens dans le salon charger sur l’épaule le balluchon toujours figé. Je te plonge nue comme un ver dans le bain chaud. Tu détournes ton visage écarlate, ta poitrine cachée derrière tes bras croisés. Pour t’éviter plus d’embarras, je verse du bain moussant dans l’eau. Tu remues une main pour l’émulsionner. Je siffle entre mes dents serrées, sans élever la voix :
« Maintenant, tu peux me dire ce qu'il t’a pris de sortir en pyjama par ce temps ?
— Tu es fâché ? demandes-tu avec timidité.
— Bien sûr que je suis fâché, je suis même furieux ! Pendant deux minutes, deux horribles, interminables minutes, je t’ai imaginée morte glacée dans une ruelle quelconque !
— Pardon.
— Quelle mouche t’a piquée ?
— Je suis qu’une gamine, murmures-tu tristement.
— Ça, tu l’as dit, Jade ! C’était irresponsable de ta part !
— Je joue mon rôle de gamine parce que c’est toi, le grand frère… Et j’en ai marre maintenant. Je ne suis plus une enfant, Pierre. »
À nouveau, ces améthystes qui me clouent sur place, chaque fois que tu me fixes de ton air trop sérieux. Je sors de la pièce, en serrant les poings pour empêcher mes mains de trembler.
À travers la porte refermée, j’entends le clapotis de ton bain et j’en sens le parfum. Je me laisse doucement glisser à terre.
Le temps passe trop vite.
Si seulement… si seulement, nous étions encore ces enfants innocents, si seulement j’avais dix ans de moins, si seulement… alors, je pourrais prétendre n’avoir rien compris.
Ma sœurette chérie, je pourrais m’absenter un instant, le temps que Pierre puisse te dire ce qu’il ressent pour toi. Qu’il puisse sécher ces larmes que tu ne verses que devant lui, qu’il puisse te jurer de te rendre heureuse et te protéger à jamais… je le pourrais si je n’étais pas un grand frère qui tremble de perdre son adorable petite sœur.
Et tu sais quoi, sœurette, je n’ai pas confiance en Pierre. Il ne pourra jamais t’aimer comme je t’aime. Si je m’absentais un instant, il pourrait en profiter pour rentrer dans cette salle de bain, te faire des choses dont la seule pensée me révolte !
C’est ton choix et je ne devrais pas m’en mêler. Pourtant… Si un jour tu étais malheureuse à cause de Pierre, je devrais intervenir, malgré mes bonnes résolutions. Et je devrais aller lui casser le nez. Tu souhaites peut-être oublier qu’un jour tu m’as assuré que je serais ton Grand Frère pour toujours. Moi, je ne peux pas oublier.
Ma petite sœur adorée, demain matin, je te dirai au revoir sur le quai de la gare. Je te regarderai t’engouffrer dans le train qui t’emmènera à des centaines de kilomètres de Pierre.
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