Chapitre 1 - Retour à la maison
« J’ai l’impression que ta sœur ne m’apprécie pas beaucoup… »
Si je prétendais être surpris par cette phrase de ma petite amie, je mentirais. Je pourrais même qualifier sa déclaration d’euphémisme. J’ai essayé d’arrondir les angles, de passer à un sujet autre que ton animosité envers mon amie. Elle a soupiré en m’embrassant, avant de quitter la voiture. Elle s’est dirigée vers sa porte. Sans se retourner, elle a lancé :
« Je ne t’invite pas à rentrer prendre un dernier verre ce soir, tu refuserais. »
Parmi toutes les filles que j’ai fréquentées, Sarah est celle qui me comprend le mieux. Peut-être est-ce la raison pour laquelle nous nous fréquentons depuis plusieurs mois. J’ai redémarré sans lui répondre.
Petite sœur, ce soir tu reviens à la maison pour les vacances de fin d’année. Je ne peux en aucun cas manquer de venir te chercher à la gare.
Tu n’emportes jamais beaucoup de bagages, je n’habite pas loin de la gare, il y a un bus direct toutes les dix minutes, mais tu es… une petite chipie gâtée pourrie. Une adorable peste, mignonne comme un cœur et horriblement autoritaire, qui ne cesse de m’invectiver de « Grand Frère débile ! » à chaque fois qu’elle n’obtient pas ce qu’elle souhaite. Le pire, je crois, c’est que tu en es parfaitement consciente. Tu en joues avec moi. C’est de ma faute, je le sais : si je ne te passais pas systématiquement toutes tes frasques, tu ne t’obstinerais pas autant mais… je ne suis qu’un grand frère lâche et faible devant sa sœurette adorée.
Je me rappelle clairement le moment où je t’ai vue pour la première fois. Nous ne nous sommes pas rencontrés à la clinique comme les autres fratries. Contrairement aux autres grands frères et petites sœurs, nos parents ne nous avaient pas présentés à ta naissance.
Je me souviens de ce jour-là comme s’il s'agissait d'hier. Tu avais cinq ans, j’en avais le double. C’était en été. Forcément. La saison qui te représente le mieux. Tu es vive et énergique, rayonnante et radieuse, belle et chaleureuse comme son soleil ; capricieuse comme ses orages. Tu ne manques pas de geindre pour obtenir ce que tu veux de moi. Ensuite tu tournes vers moi ton visage ensoleillé : deux yeux violets plissés sur un sourire, deux rangées de dents parfaites qui grimacent dans ma direction, comme pour me signifier ma défaite.
Je ne t'ai vue pleurer qu’une fois : le jour de notre rencontre. Tu sanglotais à m’en fendre le cœur. La douleur m’a poussé vers toi.
Je ne sais plus ce qui avait déclenché tes larmes. Je ne me souviens que de mon insoutenable souffrance devant ta peine. Ma timidité surmontée, je t'ai parlé. Lorsque tu m’as adressé un sourire hésitant, comme un arc-en-ciel pendant la bruine… j’ai eu l’impression que mon monde avait basculé.
Le reste de mon existence s’est passé à tout faire pour revoir cette expression sur ton visage. Chaque fois que tu es heureuse, ou simplement amusée de m’avoir joué un bon tour, ton sourire est ma plus belle récompense, ma plus douce consolation.
« Comment tu t’appelles ? Moi, c’est Pierre.
— Jade.
— Ça va mieux, Jade ?
— Oui... Merci, Pierre. »
La première et dernière fois que nous avons prononcé nos prénoms. Tu as commencé à me gratifier d’un charmant « Grand Frère », sans me demander mon avis. À cette seconde, tu es devenue ma petite sœur chérie, ma sœurette adorée.
Dans le foyer pour orphelins où nous vivions, tu étais mon rayon de soleil. Moi, ancien fils unique sans fratrie, désormais sans famille, je me sentais revenu à la maison. Je me suis juré de toujours te protéger et te rendre heureuse. À dix ans, ce genre de serment dure un jour ou une vie.
Nous avons passé nos journées ensemble. Tu n’as plus jamais pleuré. Parfois la nuit, tu te glissais dans mon lit, tes pieds froids contre mes mollets. Nous nous endormions, mains jointes. Au matin, on nous grondait : toi pour être sortie de ton dortoir, moi pour t’avoir laissée dans celui des garçons. Tes yeux résolument braqués sur les adultes, tu soutenais que j’étais ton Grand Frère, que tu ne pouvais dormir loin de moi. À force de persuasion passive de ta part, les gens ont assimilé le concept. Cette enfant impertinente, dont le regard perçait le monde de son insolence, était la petite sœur de Pierre. Mieux valait nous laisser tranquilles.
Lorsque tu as été adoptée, le jour où tu es partie, tu n’as pas non plus pleuré de notre séparation. Tu as hurlé que je resterais toujours ton Grand Frère, que tu me donnerais souvent des nouvelles. Tu as toujours tenu ta promesse.
De mon côté, déjà trop grand pour être choisi, je voyais mes chances d’une nouvelle famille s’amenuiser à chaque année qui passait.
À mes seize ans, nous nous sommes revus pour la première fois après ton adoption. La nervosité me laissait à peine respirer. J’ai dû détourner un instant les yeux lorsqu’une larme m’a pris en traîtresse. De ton côté, tu m’as gratifié d’un sourire radieux, comme si nous nous étions quittés la veille. Dans mes bras, tu as dit pour la première fois : « Tu m'as manqué ! »
Les années suivantes, cette phrase était le refrain que tu chantonnais à chacune de nos retrouvailles.
Seul, j’ai réussi à peu près ma vie : des études courtes, financées par des petits boulots épuisants ; de longues soirées à tenter de rester éveillé devant mes rédactions ; un diplôme enfin. Maintenant, un travail qui ne paye pas de mine, qui comporte cependant des collègues sympathiques et un salaire raisonnable. Il me permet de louer un appartement correct. En bref, un train de vie suffisant pour t’accueillir en vacances deux fois par an.
Pendant les autres congés scolaires, tu retournes chez tes parents. Une grande sœur et un petit frère portent le même nom que toi. De façon très égoïste, je suis heureux que ta famille adoptive ne comporte pas de grand frère contre qui rivaliser.
Le reste du temps, tu habites une chambre de bonne près de ton université. Comme un vieux garçon radoteur, je me répètes que les années filent trop vite.
Lorsque tu descends du train, je viens seulement d’arriver, retardé par un embouteillage, essoufflé par ma course. J’ai tourné et tourné pour garer correctement mon véhicule. Il s’est retrouvé à plus de trois kilomètres de là ! ...Bon, j’exagère peut-être un peu la distance… mais si j’avais su, je t’aurais simplement attendue sans bouger de la voiture !
Après une absence de cinq mois, tu me gratifies d’un air boudeur. Tu me lances un reproche voilé. Habitué au traitement, je m’excuse simplement pour le retard. Je prends tes bagages. Sous la neige tombante, tu te jettes à mon cou. Sans prévenir, tu m’embrasses les joues, le nez, le lobe des oreilles, le front, plusieurs fois, en éclatant de rire. Ce son merveilleux que j’attendais tant !
Tu es charmante dans ton ensemble hivernal. Tu ressembles à une petite fille, recouverte de toutes ces couches de lainage et de fausse fourrure : jupons, collants, bottines, écharpe, bonnet, gants... Tu as toujours été frileuse, alors je persiste à désigner l’été comme ta saison.
Après Noël passé avec ta famille, tu es venue chez moi pour fêter le nouvel an. Par caprice, comme à ton habitude, tu avais demandé à être seule avec moi. Sans l’expliciter, tu m’interdisais de voir Sarah pour le réveillon. J’avais protesté, pour la forme, que nous pouvions passer les festivités à trois – voire en compagnie de ma bande d’amis ; ça aurait été amusant.
Tu avais refusé, ta voix plus aiguë d’une octave. En arguant avoir été séparée de moi depuis longtemps, en argumentant que nous n'avions jamais eu l’occasion de réveillonner ensemble, tu exigeais de m’avoir à toi seule. Sinon tu ne viendrais plus me voir. Plus du tout. Plus jamais.
Pour la forme encore, j’avais laissé passer une semaine sans te répondre. Toujours pour la forme, j'en avais parlé à Sarah. Compréhensive Sarah, bien trop compréhensive... Qu’importe. Le faiblard que je suis a finalement accepté ton odieux chantage affectif.
Et te voici.
Je t’enserre dans mes bras. Je te dépasse de deux bonnes têtes ; tu es si menue et fragile, malgré tes dix-neuf étés.
« Tu m’as manqué… énormément !
— Tu m’as manqué aussi, Grand Frère retardataire ! »
Notre tour en voiture passe comme un rêve, dans le bercement de tes bavardages. En arrivant dans mon appartement chauffé, tu t'agites comme un petit chien. Puisque tu tiens tant à t’ébrouer, je te recommande de le faire dehors afin de ne pas « saloper le parquet ». En réponse, par pure provocation, tu te secoues à nouveau, avec plus de vigueur encore. Le reste de neige fondue sur tes vêtements atterrit sur mon sol. Au lieu de te gronder comme il conviendrait, je ne peux m’empêcher de grimacer. Faute de t’inculquer une éducation correcte, j’obtiens un sourire magnifique en retour.
Pourtant, tes parents me soutiennent que tu es parfaitement polie, respectueuse, même réservée avec les autres. Ils me le disent d’une voix navrée lorsque je me plains. Car il m’arrive aussi de céder à la lassitude, causée par ta déplorable attitude à mon égard. Je suppose que je te tends le bâton pour me faire battre.
En soupirant, je vais chercher une serpillière. C’est seulement une fois que j’ai commencé à passer le torchon sur les flaques que j’utilise ma cervelle : te demander de nettoyer ce que tu as sali aurait été plus juste. Résigné, je continue la tâche entamée.
Tu as profité de cet instant pour enlever ton manteau, l’écharpe, les gants, le bonnet, le gilet… Tu remets de l’ordre dans ta chevelure, les doigts et le nez rougis par le froid. Je remarque ton changement de coiffure. Tes longs cheveux bruns sont à présent bouclés en d’énormes anglaises. Ridicules sur toutes les autres, elles donnent, sur toi, une impression de petite fille modèle. Une poupée absolument délicieuse tout en blanc, avec une jupe à volants et une chemise décorée de longs rubans soyeux.
Je ne fais aucun compliment à voix haute. Je regarde ailleurs, je feins l’ignorance. Je finis de nettoyer tranquillement. Tu secoues la tête, toussotes, soupèses ta chevelure d’une façon tout à fait théâtrale.
Je ne relève pas. Je me dirige vers la cuisine pour y jeter la serpillière mouillée dans un coin. Quel manque d’hygiène ! Je le sais.
« Grand Frère ?
— Hmm ?
— Tu n’as pas remarqué quelque chose ? »
Je me retourne, je te dévisage de pieds en cape. Tu me fixes avec un sourire tendu, une main posée sur la joue. Ma petite sœur debout, droite comme un i, comme pour un passage en revue. Tu es jolie comme un cœur !
Je tourne un peu autour de toi, pour le suspense.
« Hum… Tu as grossi récemment ?
— Grand Frère débile ! »
Tu bondis sur moi. Nous basculons. J’amortis ta chute avec mon corps, j’en ai le souffle coupé. Lorsque tu te mets à couiner que je suis un Grand Frère méchant en plus d’être débile, je peux à nouveau respirer. Tu frappes mon torse de tes petits poings hystériques. Loin d’être violents, tes simagrées sont sincères et comiques. Je ne peux plus retenir mon hilarité. Je renverse la tête et m'esclaffe.
Tes boucles me chatouillent les joues. Sans raison, je cesse de rire. Tu t'es penchée vers mon visage. Tes grands yeux violets me fixent, me dépouillent l’âme. Ton souffle sucré me caresse le nez. Ton air sérieux me bouleverse. Je sens mon front se réchauffer.
Maintenant, tu poses ta tête contre ma poitrine. Tu m’enserres dans un cocon de douceur. Je fixe le plafond tandis que les battements de mon cœur ralentissent.
« Bienvenue à la maison, sœurette. »
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