XVII Pourparlers
À part eux six, la grande salle était déserte. Belius, Corbeau, Morgan et Galléa s'étaient réunis pour discuter des récentes découvertes, Soraya et Mélys s'étaient invitées. Leurs voix peuplaient les hautes voûtes sombres d'échos. Des éclats de stupeur et d'angoisse avaient ébranlé les vieilles pierres lorsqu'il leur avait annoncé la terrible vérité. Quoique le Double-Poitrail paraissait surtout en colère. Le chevalier avait l'impression que son humeur noire dégorgeait autour de lui, emplissait la pièce obscure.
« Malédiction ! Nous sommes fichus, souffla Morgan.
-Dire que notre chevalier devait nous sauver, glissa Mélys, cynique, avec un regard pour la mystique. Les runes étaient-elles floues à nouveau ou bien ser Corbeau doit-il marcher seul au-devant du Cauchemar pour le défaire ? » Elle renifla, moqueuse. « Peut-être peut-il y arriver, avec une épée de Ferfroy. »
Les deux poings de Belius firent vibrer la table et ramenèrent brutalement le silence. « Je pensais avoir gagné. » Il pointa le doigt en direction du chevalier. « Toi, tu prétendais pouvoir lire dans le jeu du Cauchemar et le vaincre. » Puis il se tourna vers Galléa. « Et toi, tu m'as affirmé que tout ce qui sortait de sa bouche était vrai. Et maintenant la situation est pire que jamais. »
Un silence pesa, lourd et oppressant. Ce fut néanmoins la mystique accusée qui le rompit. « J'ai dit que Corbeau apporterait la solution. Je n'ai pas dit comment. Nous devrions sans doute prêter l'oreille à ce qu'il a à dire.
-Tant que ça n'implique ni ma mort ni une allégeance à un pillard tyrannique... »
Le chevalier s'éclaircit la gorge. « Gunthar, le prisonnier qui m'a confié ces informations, peut me mener à ce Sertoro. Je voudrais le rencontrer.
-Et que voudrais-tu donc lui dire ?
-Je veux négocier la paix. Essayer au moins. Jusqu'ici, il ne considérait pas le Foyer comme une menace. Vivre en pays sauvage n'est pas une mince affaire, à fortiori avec une armée. Nous pourrions le ravitailler, commercer. Cet homme n'est pas idiot, à en juger par ce qu'il a accompli. Il doit pouvoir être raisonné. »
Le seigneur secoua la tête. « Voyons, le prisonnier t'a dit que le Cauchemar serait hostile à ce genre d'accord. Si l'on doit se fier à ce Gunthar pour tout le reste, pour l'armée et les ambitions de conquête, autant admettre aussi que cette crevure de Cauchemar ne pourra jamais faire un allié.
-D'abord je veux m'en assurer, comme du reste d'ailleurs, s'il a une armée ou les moyens d'en entretenir une. Ensuite, cette rencontre me permettra de savoir où il se cache et d'en apprendre davantage sur lui, ce qui ne peut être qu'un atout.
-Sauf s'il te capture. Tu ne pourras rien rapporter du tout et nous perdrons notre chevalier protecteur.
-C'est vrai, intervint Mélys. Songes-y, Corbeau. Tu courrais un grand danger, tu te jetterais pour ainsi dire dans la gueule du loup. »
Le chevalier lui adressa un regard noir et soupira. « Dans ce cas nos otages pourront servir de monnaie d'échange. » Il se redressa et plongea ses yeux dans ceux de Belius. « Écoutez, nous sommes dans une impasse. Il n'y a rien d'autre à faire. Si on attend, il sera trop tard. Il faut agir vite, de préférence avant qu'il ne rassemble ses forces et que sa supériorité évidente ne le rende sourd à notre discours. »
Belius grogna et s'enfonça dans son fauteuil, l'air sombre. « Tu prêtes beaucoup de crédit aux dires de ce Gamorien. Il y a fort à parier qu'il t'a farci le melon d'inepties, juste pour semer le doute et se moquer de toi. Il a pu inventer cette histoire d'armée et d'invasion de toutes pièces.
-Dans ce cas ce Sertoro est peut-être raisonnable. Ou peut-être qu'on peut le vaincre. Mais je dois m'en assurer, c'est primordial.
-Et pourquoi ne pas les torturer un peu avant ? Un fer chauffé à blanc nous permettra sans doute de distinguer le vrai du faux dans ce que t'a raconté le Gamorien.
-Non. De grâce non. » Corbeau secoua la tête frénétiquement. « Je leur ai promis qu'ils s'en tireraient indemnes s'ils parlaient. Et... et je voudrais autant que possible me faire un allié de Gunthar. Il a de l'influence. Si Sertoro nous est hostile, au moins aurons-nous un soutien dans ses rangs, en cas de négociation ou autre... »
Le Double-Poitrail abattit une nouvelle fois le poing sur la table. « Mon chevalier est un cœur-tendre !
-Je pense à notre intérêt. À l'intérêt du Foyer. » Il scruta les visages des personnes présentes à la table. « Si vraiment la paix est impossible avec le Cauchemar, alors tout repose sur son élimination. Il faut un sacré charisme et de l'autorité pour rassembler des gens de tous horizons en nombre et leur donner un but commun. S'il vient à mourir, je pense que cette armée ne sera plus. Elle n'aura plus de cohésion, elle va s'éparpiller, peut-être s'entredéchirer en quête d'un nouveau chef.
-Voilà qui me plaît davantage. Il faut le frapper là où ça fait mal.
-Mais je dois d'abord découvrir où il se cache. Dans tous les cas, comme vous pouvez le constater, nous avons besoin de Gunthar.
-Ou de lui arracher la vérité.
-Tuer le Cauchemar, cela signifie une nouvelle bataille. Il faut frapper avant qu'il ait réuni ses forces, cependant rien ne nous dit que ses forces ne sont pas d'ores et déjà supérieures aux nôtres. Sertoro alimente leur soif de sang, mais ils ne se battent pas par goût. Beaucoup de ces gens n'ont rejoint la lutte contre le Himmland que parce qu'ils cherchent une terre où s'établir en toute quiétude. » Le chevalier mit ses mains à plat sur la table. Il jouait son dernier argument. « Gunthar est un homme sensé. Il cherche lui aussi une terre d'accueil. Si nous tuons Sertoro et que Gunthar peut convaincre les autres de baisser les armes, attester que nous réserverons un bon accueil à ces gens sans chef, que nous ne leur ferons aucun mal et qu'ils pourront s'installer ici, alors nous n'aurons pas besoin de gâcher d'autres vies. Nous avons peut-être là un moyen de mettre un terme au conflit. Et vous auriez de nouveaux bras pour le Foyer. Tout le monde y gagnerait. »
Belius plissa le front. « C'est pour ça que tu ne veux pas que je lui fasse de mal ?
-Entre autres, oui.
-Et as-tu songé que je ne voudrais pas accueillir ces Gamoriens au sein même du Foyer ? »
Bien entendu que je craignais une telle chose... Corbeau se frotta les mains et prit une grande inspiration. « C'est pour ça que nous sommes réunis, n'est-ce pas ? Pour en discuter.
-C'est non. Le Cauchemar doit payer. Et le plus possible de ses sbires, ses pillards, ses voleurs et ses tueurs.
-Galléa a dit que j'apporterais la solution. Navré si elle ne vous plaît pas, mais...
-Suffit ! » Le seigneur fit trembler la table derechef. « Galléa n'est plus sûre de rien depuis longtemps, le Déclin obscurcit ses visions. Je ne prendrai pas le risque de perdre mon chevalier. Je ne ferai pas non plus rentrer de mon plein gré une bande de maraudeurs dans les murs de cette ville. »
Ma parole, c'est vrai qu'il peut être buté ! Le chevalier se contraignit au calme. « Dans ce cas, que proposez-vous ? »
Belius lui adressa l'un de ces sourires carnassiers dont il avait le secret. « Voici comment je vois les choses : nous rassemblons toutes nos forces. Et nous marchons contre le Cauchemar en toute hâte, puisque l'urgence est de mise. Quitte à arracher l'endroit où il se terre au Gamorien. Si le Cauchemar ne veut rien entendre au sujet d'une paix durable, nous le tuons. Ainsi que tout imbécile assez sot pour le servir ou pour vouloir le venger.
-Vous proposez la diplomatie du marteau ? À un type réputé difficile à raisonner, un tyran, qui terrorise la région et dispose d'une armée ?
-Je ne vendrai pas le Foyer. Et je ne m'acoquinerai pas avec des pillards et des Gamoriens. Je connais ces gens mieux que toi. »
Les épaules de Corbeau s'affaissèrent. Il avait cru pouvoir y arriver. S'il ne parvenait pas à faire entendre raison à Belius, à priori le plus sage des deux seigneurs, comment pouvait-il espérer faire ployer quelqu'un comme le Cauchemar ? Pourtant, je ne peux pas abandonner. Je dois essayer. Il se tourna vers les autres, qui restaient silencieux en assistant à leur affrontement. « Et vous, qu'en pensez-vous ? »
Galléa, son indéfectible soutien, fut la première à s'exprimer. « Je ne suis sûre que d'une chose : le salut viendra de vous, chevalier. Du reste, la situation est délicate. » Comme souvent, ses yeux se plissèrent d'amusement. « Je sais que j'ai l'air d'une jeune femme pleine de vie, mais je compte déjà de nombreux printemps. Et sans consulter les runes, sans me fier à rien d'autre que ma sagesse, il me semble que si l'on veut envisager la paix, nous serons mieux à même de l'obtenir avec un émissaire, un diplomate proposant des offres, qu'avec une troupe armée proférant des menaces.
-Je vois, répondit le Double-Poitrail, passablement exaspéré. Tu as toujours été de bon conseil, Galléa. Mais depuis peu, j'ai l'impression que tu harmonises beaucoup tes opinions à celles de ce sauveur que tu as cru voir dans tes runes. » Il se tourna vers son capitaine. « Et toi, Morgan, qu'est-ce que tout ça t'inspire ? »
L'officier remua sur sa chaise, un peu mal à l'aise. Il échangea un regard avec Corbeau, puis avec son seigneur. « Je crois que le Foyer a subi assez de pertes. J'en ai marre de voir des hommes mourir, en vain. Si la paix peut être une solution, alors je vote pour.
-Tu as été un soldat du Himmland, non ? Ce Cauchemar, pour ce qu'on en sait, menace ta patrie. Des gars comme toi, comme tes anciens compagnons, vont périr de sa main et de celles de ses pillards.
-Je n'ai plus d'affection pour mon pays, confia-t-il. Son sort m'importe peu. »
Mais Belius avait fait naître une nouvelle idée dans l'esprit du chevalier. « C'est vrai que, si Sertoro est l'ennemi du Himmland... cela fait du Himmland notre allié. Peut-être... peut-être que si nous sommes condamnés à la guerre contre le Cauchemar, nous pourrions avertir le Himmland de ses projets et obtenir de l'aide. »
Le capitaine eut un sourire amer et ses yeux se baissèrent, comme s'il revoyait d'anciens souvenirs. « Il n'y a aucune aide à attendre du Himmland, quand bien même nous parviendrions à les atteindre. J'en avais déjà avisé Belius lorsqu'il a envoyé Firman et les autres.
-Vous en êtes certain ? Si nous les aidons à combattre la menace que fait peser le Cauchemar ?
-J'en suis sûr. » La bouche du capitaine se tordit et sa cicatrice frémit. « Lorsque les tribus de Kand ont fondu sur la frontière, notre garnison a tenu bon. Elle a tenu bien plus longtemps que nous n'aurions pu l'espérer, plus longtemps que quiconque le prévoyait. Elle a tenu en attendant l'aide de l'armée royale. Une aide qui n'est jamais arrivée. » Ses yeux s'enflammèrent. « Le Himmland avait renoncé à ses frontières et aux régions reculées ou difficiles à défendre bien avant que les barbares nous submergent. Nous étions les seuls à l'ignorer. Nous avions perdu avant même le début des combats. Ni notre bravoure ni notre discipline n'y pouvaient rien changer. » La lueur s'éteignit peu à peu dans son regard. Et il se tourna vers son seigneur. « Ils nous ont abandonnés. Alors non, ne comptez pas sur le Himmland. Comptez plutôt sur ser Corbeau. Il nous a déjà maintes fois prouvé ce qu'il valait. Et il est le plus fin stratège assis à cette table. »
L'humeur du Double-Poitrail s'assombrit encore davantage. Ses yeux étaient réduits à deux fentes. Et lorsque Soraya prit la parole, il se figea tant dans cette attitude hostile qu'on eût dit la statue d'un Dieu Grave. D'un Dieu Grave mécontent, qui faisait paraître tout son monde plus petit.
« Je rejoins l'avis de Galléa et de Morgan, dit la Keelyane. Que vous faut-il, Belius ? Hier encore vous vous fiiez à votre chevalier comme à personne. Aujourd'hui, il vous propose la paix, la paix à laquelle nous aspirons tous, et vous donne un moyen, deux moyens même, d'y parvenir. Pourquoi vous obstinez-vous à réclamer un bain de sang ?
-Je propose le moyen de plus prompt et le moins compromettant d'y parvenir, rétorqua le seigneur d'une voix caverneuse. Soit le Cauchemar nous écoute et nous fiche la paix, soit il meurt et sa prétendue belle armée s'effondre. Pas de pari risqué, pas de fraternisation avec des hommes sans honneur, pas de compromission dangereuse. La bataille, avec un vainqueur et un vaincu, c'est tout. Mon marteau est prêt à relever le défi.
-Soit. Vous semblez avoir déjà pris votre décision.
-Ma parole, tout le monde est donc contre moi ? » Il paraissait ébranlé. « Si personne n'est avec moi, si personne ne comprend, je... je vais... »
Il était sur le point de céder. Il craint de passer pour un tyran en imposant ses vues à tous. Il craint d'être assimilé à son ennemi. Il ne détestait rien tant que l'esclavage, après tout.
Mais c'était sans compter la voix de Mélys. Elle regarda le chevalier et il crut même distinguer un léger sourire sur son visage tandis qu'elle s'apprêtait à intervenir. « Moi je vous soutiens, sire, dit-elle. Envoyer Corbeau devant le Cauchemar, c'est risquer de perdre notre précieux chevalier, c'est aussi prendre le risque de passer pour des faibles et d'avouer notre peur et notre envie d'éviter le conflit. Mon père, tout piètre combattant qu'il fût, avait coutume de dire que nul ne comprenait un guerrier comme un autre guerrier. Et je crois qu'un homme tel que le Cauchemar nous prendra plus au sérieux si nous arrivons en armes plutôt que sous un drapeau blanc. » Elle se mordit la lèvre et prit un air innocent. « Et puis, sire, vous l'avez dit vous-même, vous l'avez tous dit : le temps presse. »
Un sourire apparut dans la barbe de Belius. Ses convictions étaient raffermies. « Merci pour ton avis, Mélys. Je suis heureux de constater qu'il y a encore un peu de courage dans les cœurs du Foyer. Faisons fi des runes et des demi-mesures : prenons notre destin en main, les amis ! » Il se leva, bras ouverts. « Du travail nous attend. Nous aurons besoin de la journée de demain pour faire tous les préparatifs nécessaires, mais je veux être prêt à partir le jour suivant. Avec tout ce que le Foyer compte d'épées. »
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