
XV Nouvelles et anciennes blessures (2)
La fête battait son plein dans la grande salle. Il faisait chaud, les rires et le vin ne manquaient pas. Moq, Grim et Faucheux s'assuraient de l'ambiance à l'aide d'un répertoire rythmé, parfois épicé de paroles propres à froisser de chastes oreilles. Miche n'était pas la dernière pour reprendre les refrains paillards de sa voix claire, douce, au-dessus de tout soupçon.
Une nouvelle fois, elle se saisit de son bras pour l'attirer vers la piste de danse, devant le grand âtre. Mais cette fois Corbeau résista. « J'ai déjà bu plus que de raison et la tête me tourne. Et malgré l'ivresse, mon genou me cuit. Laisse-moi souffler, veux-tu.
-Tu n'as pas manqué de souffle à la bataille, paraît-il, rétorqua-t-elle, avec encore une pointe de rancœur.
-Mais j'ai plus de talent pour les armes que pour la danse.
-J'ai beaucoup de patience pour enseigner. »
Le chevalier sourit. « Que dirais-tu d'enseigner ta science à Morgan ? Il n'a manqué ni de souffle ni de courage, lui non plus. Il s'est couvert de gloire.
-Morgan ? C'est une blague ? Il m'a écartée.
-Pour ton bien. »
Une nouvelle moue boudeuse apparut sur son visage. « Pour mon bien ? Je m'sentirais mieux si j'avais pu me couvrir de gloire moi aussi, si j'avais pu venger mon frangin...
-Ou tu serais morte. Ou tu n'aurais plus qu'une jambe utile, comme Clapet, ou tu serais défigurée. Mais je suis persuadé que, même dans ces circonstances, tu aurais toujours droit à l'affection du capitaine. » Elle le fixa d'un air dubitatif. « C'est un bon soldat, solide, loyal, courageux. Cependant il est à peu près aussi mauvais séducteur que stratège. Il a mauvais caractère et ne sait pas trop comment s'y prendre, mais il t'aime bien, je t'assure.
-Ouais ben, on n'a pas encore eu l'Cauchemar. Tout le monde fait la fête, mais c'est pas encore terminé, non ? Et la prochaine fois, je veux en être. »
Le sourire du Brümien s'étira. « Essaie d'être gentille avec lui. Ça ne devrait pas être trop difficile de le convaincre. »
Elle soupira, amusée. « Ah, les hommes ! »
Mais il y avait dans son ton davantage d'amusement que de rancune. Puis elle s'éloigna, en quête d'un autre partenaire. Le chevalier en profita pour s'approcher de Morgan qui, une coupe à la main, ne perdait pas une miette des danses d'Aradelle. Le capitaine leva les yeux vers lui. « Déjà fatigué de danser, ser ?
-On peut dire ça. Je viens reposer mon genou. Mais vous devez être en forme, je ne vous ai pas vu quitter votre chaise.
-Pour ça, il faut une cavalière. Et je doute que la cavalière de mon choix soit d'humeur.
-Elle danse pourtant. »
Morgan s'assombrit. « Allons mon vieux, vous voyez de quoi je parle.
-En effet, je vois parfaitement. Et d'après moi, c'est le bon moment. Elle cherche un cavalier, elle aussi. » Il lui adressa un clin d'œil. « Faites preuve de courage, je sais que vous n'en manquez pas. Et bougez-vous le cul. C'est un ordre. »
Rictus hésita, prit une grande inspiration et quitta sa chaise.
Il n'aurait pas pensé que ce fût si facile. Encore une bonne chose de faite. Corbeau se resservit à boire. Ensuite il s'assit pour contempler les danseurs à son aise. Il n'avait pas menti, il était un peu éméché.
Le Double-Poitrail dominait l'assemblée, tant par la stature que par l'éclat de la voix. Difficile de le manquer. Toutefois, le chevalier ne pouvait détourner l'attention du corps ondulent de Soraya. Chacun de ses mouvements provoquait en lui une bouffée de désir. De temps à autres, leurs regards se croisaient, et il croyait y percevoir une connivence. Il croyait, ou il espérait. Elle va me rendre fou...
« Et voici l'élu prophétisé par les runes ! »
Il se retourna, surpris, pour faire face à la mystique. Elle l'observait d'un œil brillant, appuyée sur son bâton. « Il semble que j'aie bien fait de miser sur vous, chevalier.
-Pourvu que les runes me soient toujours favorables.
-Oh elles le sont. Et pour ce que j'en sais, elles le resteront. » Elle prit place à côté de lui et se servit un petit gobelet de vin. « Vous savez, peu importe ce que disent les runes, ce que chuchotent les Dieux Graves, ce que racontent lies de vin ou tripes de poulet, en fin de compte je crois vraiment que vous êtes notre sauveur. »
Il ricana. « Si vous continuez, je vais finir par y croire aussi.
-N'allez pas prendre la grosse tête non plus, chevalier. Les dieux sont capricieux, un jour vous êtes l'élu, le lendemain vous êtes maudit. Combien de héros en ont fait les frais ? Il vaut mieux ne pas trop attirer leur attention, si vous voulez mon avis.
-J'en sais quelque chose, croyez-moi. »
Galléa trempa les lèvres dans son vin. « Quoiqu'il en soit, vous êtes un élément créateur d'équilibre. Le Foyer ne s'est jamais si bien porté.
-Si l'on omet la présence du Cauchemar...
-Mais les jours du Cauchemar sont comptés, n'est-ce pas ? » Elle baissa d'un ton. « Vous savez, Belius n'est pas un mauvais seigneur. Il s'acquitte bien mieux de sa tâche que le comte avant lui. Et il aime cet endroit. Presque autant qu'il aime sa propre personne. Mais son intérêt primera toujours. Il a apporté la liberté, vous la sérénité.
-Je pense à mon intérêt aussi. Je ne désire que mon épée et partir.
-En êtes-vous si sûr ? Vous paraissez vous soucier du bien des autres. »
Corbeau haussa les épaules, hésitant. Il ne pouvait nier qu'il appréciait cet endroit.
Des plis firent sourire les yeux de la mystique. « Avant votre arrivée, les hommes savaient à peine par quel bout on tenait une épée. Morgan ne desserrait ni les dents ni les fesses. Les gens avaient peur. Et la situation échappait à Belius, qui aurait voulu régler son problème d'un bon coup de marteau, comme autrefois. » Elle se tourna vers la fête et les chants. Ses yeux se posèrent sur le couple que formaient tout à coup Miche et Morgan, aussi radieux l'un que l'autre. « Depuis qu'ils sont épanouis, ces gens redécouvrent de quoi ils sont capables. Vous n'étiez pas obligé d'aider Morgan, de veiller sur Aradelle, de mentir pour moi... mais vous l'avez fait. Pour notre bien à tous.
-Mais rien de tout cela ne m'empêchait de retrouver ma lame. »
Autrement, pas sûr que j'aurais agi de même.
« Maudite lame, dit-elle, si elle conditionne à ce point vos choix, elle ne peut être bonne pour vous. Vous devriez trouver le trou le plus profond possible, éventuellement vérifier que personne ne se trouve au fond, et l'y jeter. Vous méritez vous aussi d'être heureux.
-Le bonheur n'est pas affaire de mérite. Si c'était le cas, je n'aurais droit qu'à un chevalet de torture.
-Vous êtes dur avec vous-même. Vous êtes une bonne personne, ser Corbeau. »
Ça par contre, je sais que c'est faux. Il se contenta de sourire et de boire une gorgée de vin pour cacher son malaise.
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