Juché sur une éminence rocheuse, son sac solidement sanglé sur le dos, Corbeau observait la région. Un entrelacs de vallées étroites tapissées d'épineux, découpées de verts ombreux et d'ocres soutenus sous les rayons du soleil déjà ardents. Au-delà, au cœur d'un cercle de contreforts moins imposants, saillait la colline cornue, la Crête Démone.

Dans son dos, la troupe attendait les ordres. Une bonne marche et le poids de leur attirail les avait laissés moites. Depuis leur départ, Grimace ronchonnait, mais rien d'alarmant si l'on en croyait les autres, il fallait plutôt s'inquiéter s'il ne ronchonnait pas. Pour l'heure, il se plaignait du poids de son paquetage. Il se lamentait tant que Miche finit par s'emporter. « Par les foudres du Déclin, Grim, cesse donc de geindre comme une vieille porte de donjon !

-Si tu veux m'graisser la charnière, on peut s'arranger.

-Sans façon. » Elle soupira. « Pourquoi on n'a pas laissé çui-là avec le guet ? Fallait bien s'douter qu'il nous ficherait pas la paix.

-Ben quoi, on a une femme avec nous, elle doit bien servir à que'quechose. »

Aradelle le foudroya du regard et Moq s'esclaffa. « Elle au moins, elle porte sa charge sans pleurnicher ! rétorqua-t-il.

-Non mais sérieux y a quoi dans ces sacs ? Des lingots d'or ? Si seulement pouvait y avoir des tonnelets d'bière, 'vec c'te chaleur, ça f'rait pas d'tort. »

Corbeau se détourna de l'horizon pour s'approcher. « Hormis votre équipement, vous avez des provisions de nourriture et d'eau. Si vous avez soif, n'hésitez pas, buvez.

-Peuh ! Boire d'la flotte.

-Merci, ser ! repartit Moq. Il a cessé de râler au sujet du poids, maint'nant va râler sur la flotte, on va enfin entendre autre chose. » Il rit à sa propre saillie. « Mais dites-moi, ser, c'est vrai qu'y sont chargés, ces sacs. Et faut pas plus d'une demi-journée pour aller à la Crête Démone et rev'nir. Alors, vous pensiez à quoi ?

-Premièrement, ça ne vous fait pas de mal de porter un peu plus que la charge requise. Vous aurez peut-être à faire des voyages de plusieurs jours, il faut être prêt. Ensuite, notre victoire va dépendre de plusieurs choses, et la patience en fait partie. Si l'exercice se prolonge toute la journée, voire jusqu'à demain, nous devons avoir de quoi subsister.

-Si longtemps ? J'croyais qu'on d'vait juste aller chercher un foulard. »

Le Brümien fit un geste vague vers la fameuse colline. « Bien entendu, ça ne poserait pas problème si la région était déserte, si personne ne devait nous empêcher d'arriver à nos fins. Mais voilà, il y a fort à parier que ce bon Morgan s'est tapi en embuscade quelque part. Peut-être même qu'il s'est déjà emparé lui-même du foulard, nous contraignant ainsi à croiser sa route.

-Mais, c'est nous qui d'vons l'ramener.

-Mais rien n'interdisait à l'autre équipe de le prendre. Moi, c'est ce que j'aurais fait. Après tout, il leur suffit de nous défaire, mais pour ce faire, nous devons nous rencontrer. »

Miche laissa courir son regard sur les sommets déchiquetés. « Alors, comment on va les retrouver ?

-C'est ce que je vais tenter de vous enseigner aujourd'hui. L'art de l'escarmouche réside dans l'observation, la patience, et surtout l'anticipation. » Il se tourna à nouveau vers la Crête Démone. « Quel est l'endroit le plus propice pour nous tendre une embuscade ? Où seraient-ils certains d'avoir l'ascendant sur une troupe qui désirerait atteindre le sommet de cette colline ?

-Vous m'en posez de ces questions, répondit-elle. Je ne suis jamais venue par ici. J'ai presque jamais quitté les murs du Foyer, à vrai dire.

-Moi, je pense savoir, dit Moq avec dans la voix un accent de fierté. Y a une gorge, au bas d'la colline, cernée de hauteurs. Un long passage, étroit, et pas un arbre pour s'mettre à l'abri. Là-bas, y a moyen d'coincer une troupe, même importante, et des hommes avec des arcs, sur les hauteurs... ben z'auraient plus qu'à tirer, sans forcément être de grands archers. »

Corbeau hocha la tête. « Je vois de quel endroit tu parles. J'y suis passé hier, pour mettre le foulard. Et je crois en effet que c'est l'endroit le plus favorable.

-Alors on fait quoi ? On va pas s'jeter dans l'piège, non ?

-Non, bien sûr. Nous allons commencer par nous approcher de l'entrée de cette gorge et vérifier si nous trouvons des traces de leur passage. Nous déciderons ensuite de ce qu'il convient de faire. » Il commença à dévaler la pente en direction des bois en contrebas. « Allons, espacez-vous, marchez autant que possible à couvert et restez sur vos gardes. Si quelqu'un remarque quoi que ce soit, surtout pas de cris. Vous faites passer le message ou venez me trouver. À présent, fini les pleurnicheries et les plaisanteries.

-Quoi ? Peut même plus parler ? souffla Grim.

-Non, le silence, c'est tout. Imaginez que les gars du Cauchemar peuvent se cacher derrière n'importe quel fourré, derrière n'importe quel rocher. Et si l'imagination n'est pas votre fort, vous la bouclez quand même. »