III Pour un morceau de métal (2)
Il s'assit sur un tas de bois. Comme il mordait à belles dents dans sa viande ruisselante, prêt à bâfrer sans retenue, les lavandières passèrent par là avec leurs paniers de linge. Elles se regroupèrent à l'entrée de la cour pour l'observer et Miche, visiblement la moins farouche, s'approcha. « Tommy vous a bien gâté dites donc.
-Pour trois étincelles et par les temps qui courent, je n'ai pas à me plaindre, répondit-il, la bouche pleine.
-Il vous a fait payer ? Vieille canaille ! Ce n'est même pas son cochon. » Elle eut une moue indignée. « Le Foyer a toujours eu pour coutume d'accueillir le voyageur fatigué.
-Ce genre de bonnes âmes se fait rare.
-C'est malheureux. Les gens qui bravent la route apportent des nouvelles, souvent d'quoi commercer et ils ont rencontré assez d'soucis sans qu'on en rajoute. Pour une bonne histoire et un peu d'bonne volonté, vous pouvez avoir ici et le gîte et le couvert. Mais nous recevons habituellement dans la grande salle du Veilleur. N'hésitez pas à vous y présenter. »
Le Brümien arracha une grosse bouchée à son quignon. « Vos usages ne sont plus ce qu'il étaient ? Portes closes, regards inquiets, accueil moins... gracieux.
-Vous savez, les temps sont d'plus en plus durs. Nous ne recevons presque plus d'étrangers. Les routes ne sont plus fréquentables... D'ailleurs d'où venez-vous ?
-Du Sud. J'escortais une caravane.
-Mais vous êtes seul. » Elle s'approcha et effleura son épaule meurtrie. Il frémit, en dépit de la douceur du contact. « Vous êtes blessé. Vous avez fait mauvaise rencontre ?
-Disons que leur accueil a été moins chaleureux que le vôtre. »
Là-dessus, Tommard revint avec deux chopines mousseuses et, presque en même temps, un groupe d'hommes arriva, parmi lesquels des gens d'armes. L'un d'eux, un grand noiraud avec une cicatrice au coin de la bouche, jeta un regard noir au Brümien. « Alors voici l'étranger. Tu es bien familière, tu connais cet homme, Aradelle ? demanda-t-il.
-C'est la deuxième fois qu'nous nous rencontrons », répondit Miche. Le soldat arqua un sourcil. « La première, c'était au bassin, expliqua-t-elle, malicieuse, lorsqu'il est entré au Foyer.
-Donc tu ne le connais pas. Nous ne savons rien de lui. Ce pourrait être un brigand. En tout cas ce type vit par l'épée, c'est évident. À ta place, je serais plus prudente. »
Elle pouffa. « Aurais-tu peur, Morgan ? Cet homme est seul, blessé, épuisé par une longue route. Je te pensais si brave, après t'avoir entendu raconter ta dernière escarmouche avec les gens du Cauchemar. »
Le dénommé Morgan serra les dents. « Ce pourrait être l'un des leurs, venu espionner. » Il se tourna ensuite vers l'étranger, qui ne s'était pas arrêté de manger pour autant. « Vous êtes qui ? Vous venez d'où ? »
Il soupira. Personne ne le laisserait donc se rassasier en paix. « Vous allez tous me poser les mêmes questions ?
-Vous ne voulez pas répondre ?
-J'ai déjà répondu. Et je mange. Mais soit, vous ne voyez plus beaucoup d'étrangers, je comprends. » Il acheva sa bouchée. « Je voyageais avec une caravane, un marchand ybohrien, Drees Haagen. Il est déjà passé par ici. Nous avons été attaqués par des pillards dans la vallée. Un carnage. Il ne reste que moi.
-Très commode, susurra le noiraud entre ses dents. On ne reçoit plus personne depuis des mois, et tout à coup, vous voici, tout seul, dépenaillé comme un de ces bouseux sanguinaires...
-Et vous croyez que je me suis fait ça tout seul ? » dit-il en désignant son épaule.
Morgan renifla. « Ils ont pu nous envoyer l'un de leurs blessés. »
Là-dessus l'un des autres s'approcha, les yeux écarquillés. « Mazette ! Zyeutez-moi c't'épée, cap'taine ! C'pas une épée d'brigand, pour sûr ! »
Et comme il avançait la main pour la toucher, émerveillé, l'étranger l'écarta d'un brusque revers. « Pas touche ! »
Le noiraud fit le tour du Brümien et détailla la garde scintillante. « Il n'y a pas d'épée de brigand, Moq. Un brigand, ça se bat avec l'épée d'un autre.
-Mais ça, c'est mon épée.
-Vous êtes quoi, chevalier ? Doit-on vous donner du « ser » ?
-Si vous voulez. À présent, chevalier ou pas, ça ne veut plus dire grand-chose de toute manière. »
Morgan s'approcha, une main posée sur sa propre garde, qui pointait à son côté, l'autre tendue. « Vous allez me la remettre... ser. Le temps qu'on vous fasse confiance, ou que vous repreniez la route.
-J'ai dit : pas touche. »
L'autre eut un sourire qui déforma sa cicatrice. Il n'attendait que ça. Il dégaina sa lame et la pointa sous son menton. « Ton arme, étranger. »
Il l'avait retrouvée, par miracle, après les événements de la veille, ce n'était pas pour se la faire voler par un petit capitaine de village bouffi d'arrogance. Son repas était à peine entamé. Quelle pitié. Avec une vivacité féline, il lâcha son plateau, saisit le noiraud au poignet et lui envoya un coup de pied au ventre qui l'envoya goûter la poussière du sol. Puis il tira son épée au clair et posa le fer sur sa poitrine.
Autour de lui, les hommes sortirent leurs armes, hésitants, les yeux rivés aux reflets bleutés. La tension avait soudain monté d'un cran. « C'pas d'l'acier ordinaire ! L'a une épée magique !
-Du Ferfroy ! souffla Morgan. Mais c'est un homme seul et blessé qui la manie. Arrêtez-le ! »
Il lança son ordre en même temps qu'une pierre. Le projectile atteignit le front du mercenaire, qui recula de quelques pas sous l'impact. D'instinct, il se mit aussitôt en garde. Du sang menaçait de lui ruisseler dans les yeux. Il l'essuya d'un revers de main. Le cercle se resserra autour de lui et une première attaque surgit à gauche. Une parade fulgurante, puis une riposte immédiate. La simple veste de cuir du malheureux ne suffit pas à le protéger du redoutable Frefroy. Son flanc cracha une gerbe de sang.
L'étranger eut à peine le temps de recomposer sa garde, deux autres hommes d'armes se jetèrent sur lui. D'un bond, il se positionna de telle manière que l'un fasse obstacle à l'autre. Gênés, ils lui laissèrent l'occasion de porter une botte et l'un d'eux vint s'empaler sur sa lame.
Cependant, le temps qu'il repousse le corps et dégage son épée, les coups pleuvaient sur lui. Un gourdin l'atteignit à l'arrière du crâne. Il para le plus pressant, un fer de lance dardé vers son abdomen et une alfange qui taillait à la gorge. Mais Morgan lui décocha un coup de pommeau au visage qui lui fit voir des étoiles. Il tomba à genoux.
Deux gardes lui saisirent les bras. Leur capitaine rengaina et lui arracha son épée de Ferfroy. Il était sur le point d'en finir, lorsque la voix de Miche retentit. « Arrêtez ! »
Morgan suspendit son geste et se tourna vers elle. Le Brümien perçut de l'hésitation. Cette femme a du cran... et de l'autorité. Le capitaine tremblait de rage. « Tu l'as vu comme moi, cet homme est dangereux. Il m'a attaqué, Eckman se vide de ses tripes, Moq est blessé.
-Il ne montrait aucune hostilité, jusqu'à ce que tu le provoques.
-Je prenais une précaution, voilà tout. » Il lutta un instant contre le regard outré de la lavandière. « Mais soit, tu as raison. Ce n'est pas à moi d'en juger. Emmenons-le devant Belius. Il décidera de son sort. »
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