
II Mort en sursis (2)
Devant lui, une succession de vallons remontait vers une chaîne de montagnes, bleutées dans le lointain. S'il en croyait le marchand ybohrien, la route que la caravane avait quittée menait à un col et c'était là, tout au bout de la vallée, qu'était niché le Foyer. Le mercenaire décida dès lors de suivre la berge, ainsi que l'eût fait le convoi.
À mesure que le soleil montait, la chaleur l'écrasait. Sa tête bourdonnait. La douleur pulsait dans son épaule. Mais le Brümien tenait bon et avançait, un pas après l'autre. Le silence pesait presque autant que la touffeur. Rien ne venait le distraire de son effort. Le pire, toutefois, c'était la soif.
Il sentait la sueur dégouliner sur son front, empoisser sa tunique, et mesurait ainsi la vie qui s'échappait. Même respirer devint douloureux, sa gorge étant aussi sèche que cette terre friable qu'il foulait. Sa tête se fit de plus en plus lourde, ses sens de moins en moins fiables. Un bourdonnement perpétuel lui encombrait l'ouïe. Un voile flou s'épaississait devant ses yeux. Lorsqu'il ressentit un frisson, comme sous l'effet d'une brise glaçante, il comprit que le soleil et la chaleur n'étaient pas loin d'avoir sa peau.
Le terrain se faisait de plus en plus accidenté. Le Brümien était en train de gravir une colline rocailleuse et de couper ainsi une boucle du cours d'eau asséché lorsqu'un vertige soudain le fit trébucher. Il roula jusqu'au bas de la pente et resta prostré un moment, tremblant. À moitié sonné, il cherchait le courage pour se remettre sur ses pieds. Mais le soleil cognait dur et l'escarpement lui parut un obstacle infranchissable. Il savait pourtant que chaque instant qu'il perdait, c'était un peu de vie gâchée, un pas de plus vers la tombe.
Les dents serrées, il se remit sur ses pieds. Le premier pas fut le plus difficile. Le second déjà un peu moins. Jusqu'à ce que l'alternance redevienne une routine. Le mercenaire s'aida de ses mains. Jamais il n'aurait cru qu'il lui restât tant de rage de vivre. Ses forces déclinaient. Il n'avait plus rien mangé depuis plus d'un jour. Mais la soif occultait la faim.
Enfin, il atteignit le sommet. Les montagnes lui paraissaient si proches tout à coup. Un tour de son esprit défaillant ? Un mirage ? Devant lui, au bas de la colline, le lit de pierres décrivait un nouveau méandre et se rapprochait une fois encore. Il secoua la tête pour retrouver les idées claires mais parvint surtout à aiguiser sa migraine. Cependant, il avait pris une décision.
Investi par un sentiment d'urgence, le Brümien dévala le flanc de la butte, presque en courant, presque en tombant. Puis il arriva au bord de la berge, mais ne s'arrêta pas et poursuivit vers le fond du lit.
Arrivé au tapis de cailloux recuits, il saisit les pierres, l'une après l'autre, et les écarta pour révéler la terre dessous. Elle était un peu moins sèche que le sol des rives et il creusa, d'abord avec ses deux mains en coupe, ensuite en s'aidant de la tranche de son bouclier. Il atteignit rapidement une sorte de glaise, plus meuble. Plus humide.
À gestes nerveux, presque hystériques, ses doigts boueux dénouèrent le foulard qui lui protégeait le cou. Le mercenaire le plongea ensuite dans le trou qu'il venait de creuser et l'imbiba du mieux qu'il put. Enfin, il le récupéra, le brandit au-dessus de son visage, ouvrit la bouche et le tordit pour en extraire un jus brunâtre.
L'eau trouble n'avait pas très bon goût mais soulagea sa gorge endolorie. Il réitéra l'opération quelques fois. Il avait déjà l'impression de retrouver un certain degré de perception. Il sentait sa langue, les extrémités de ses doigts, il voyait moins flou... Bien sûr, son corps était essentiellement douleur et peine, mais du moins avait-il à nouveau un peu de vie en lui.
Assis sur un rocher brûlant, le Brümien prit encore un instant, juste pour retrouver son souffle, un semblant de force. Puis il plaqua son foulard humide sur son crâne bouillant et reprit sa route. Trop épuisé pour remonter la berge, il décida de suivre le tracé du cours d'eau. En outre, l'une des rives projetait parfois une ombre suffisante pour le soustraire au soleil.
À l'heure la plus chaude, et la plus lumineuse, il dénicha une anfractuosité et s'y lova pour prendre un peu de repos et éviter de cuire. Il sombra dans un demi-sommeil fiévreux. Et lorsque le soleil entama sa phase déclinante, il s'agita, chassa l'engourdissement de ses membres et fit appel à toute sa volonté pour se remettre en route.
Il titubait, mettait machinalement un pied devant l'autre. Tête basse, il ne remarqua même pas que les berges s'évasaient pour s'ouvrir sur un espace plus large. Toute pensée avait déserté son esprit, lorsque, d'un coup de pied, il envoya un caillou devant lui qui disparut dans un ploc sonore. Et cependant, il ne réalisa pas tout de suite. Il fallut encore trois pas et que les ondulations du bord de l'eau arrivent sous son nez pour que la réalité le frappe.
Le Brümien s'immobilisa, redressa la tête. Un vaste lac aux eaux bleutées s'étendait sous ses yeux. Ses rives semées de roches et d'alluvions démontraient que son niveau était certes plus bas que d'habitude, mais il n'en reflétait pas moins le ciel limpide jusqu'aux pieds des montagnes. Et les hauteurs, tout autour, étaient parées d'un vert forestier.
En quelques enjambées écumantes, le mercenaire s'y précipita. Puis il se laissa tomber, savoura la fraîcheur qui lui lavait le visage, enfin. Après s'être rassasié d'eau, il trouva une zone peu profonde et y resta allongé, à demi émergé, à contempler le vide du ciel. À ses oreilles, le doux roulis du lac se mêlait au lointain bruissement des frondaisons. Il en oublia ses douleurs. Ce sentiment de plénitude soudain lui fit penser qu'il était peut-être mort, en définitive.
Sa faim finit par se rappeler à lui, comme une preuve de sa survie. Il se redressa, ruisselant, et détailla les alentours. Le lac s'étirait, tout en longueur, au fond d'une vallée encaissée qui venait titiller les sombres contreforts montagneux, au Nord. Il était ponctué d'îlots boisés. Ses rives asséchées, pierreuses, laissaient ensuite la place à de vertes prairies et à des forêts de pins qui s'élevaient doucement jusqu'à des crêtes chauves.
Au loin, tout au fond du val, au point de rencontre entre le lac et les montagnes, quelque chose attira son attention. Des champs blondins moutonnaient jusqu'à une muraille, un rempart couronné de quelques échauguettes et hourds en bois. Dans l'enceinte, des habitations s'agglutinaient sur les flancs de la colline. Mais tout le reste sembla disparaître lorsque ses yeux rencontrèrent le donjon.
D'une hauteur vertigineuse, comme surgie de la falaise, l'aiguille de roche qui dominait le tout avait forme humaine. Même à cette distance, le Brümien lui devinait un casque et une armure, sur lesquels le soleil jetait des reflets dorés. Le drapé de son manteau se confondait avec les replis érodés des contreforts. Et sa main ouverte était tendue vers le Sud. Le géant de pierre ne pouvait être qu'un produit des arcanes, un vestige d'avant le Déclin.
Il venait de trouver le Foyer.
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