Chapitre 8
26 novembre
Un vent froid s'enroulait autour d'eux à chaque pas. Dans sa doudoune, le nez enfoui dans une écharpe tricotée par Ellie, Chris se sentait bien. À ses côtés, Cam ne semblait pas non plus souffrir de la température. Lise, en revanche, grelottait. À présent que d'énormes nuages camouflaient le soleil, trenchcoat et ballerines ne suffisaient plus à maintenir la jeune femme au chaud.
Au niveau de la poste, elle marqua une pause et éternua à grand bruit.
— On pourrait se débécher avant que je tombe balade ?
Chris la rejoignit sans un mot, retira sa doudoune et emmitoufla sa sœur dedans.
— Ton truc-coat est beau, mais il sert vraiment à rien.
— Du es bon grand-frère préféré, du sais ? roucoula-t-elle.
— Parce que t'en as un autre ?
— Bas que je sache !
[Si nous avions su, elle aurait probablement dit que j'étais son deuxième grand-frère préféré. C'est ce qu'elle dit, maintenant, cette peste !]
Chris leva les yeux au ciel avant d'informer sa sœur que, plutôt que de renifler d'une manière aussi ignoble, elle pouvait piocher un mouchoir dans sa poche gauche.
— Bon, c'est pas tout, ça, mais c'est moi qui me caille maintenant...
Cam se racla la gorge, les yeux rivés sur les épaules frissonnantes de Chris.
— Tu...
— Si tu me proposes ton manteau, je te le fais avaler, c'est clair ? menaça Chris d'un ton bourru.
[Aujourd'hui encore je ne m'explique pas cette réaction. Cam n'avait pas esquissé le moindre geste pour me laisser croire à cet acte de "galanterie".]
— Loin de moi cette idée, j'allais juste te proposer de nous arrêter à la mosaïque pour prendre un café avant d'aller au proxi là, s'amusa Cam, pas perturbé le moins du monde.
— Moi, j'ai envie de gaufre.
Les deux garçons se tournèrent vers Lise qui leur offrit un sourire enjôleur :
— Des bonnes gaufres bien chaudes, dégoulinantes de pâte à tartiner et...
— Le mec qui vend des marrons chaud et des gaufres est pas encore là, trancha Chris. Mais y a des gaufres de liège au proxi.
— Youpi ! Allons au proxi !!
Elle saisit la main de son frère et l'entraîna en sautillant à sa suite. Il pesta, un peu. Bougonna, beaucoup. Mais la suivit malgré tout.
— Bon, eh bien j'imagine que c'est non pour le café, soupira Cam. Dommage...
[Dommage, dommage, c'est vite dit. Autant les passants fuyaient les rues et l'air glacé, autant ils s'entassaient dans les restaurants, winstub et auberges du village. La mosaïque ne faisait pas exception : elle était bondée. Pleine à craquer. Remplie de personnes avec des mains pleines de doigts.
Une vision cauchemardesque qui m'a donné des sueurs froides.
Sans déconner. Plus le temps passe, plus je me sens mal quand il y a foule.
Le phénomène s'est empiré depuis que je fais des études par correspondance. Ma mère a une théorie là-dessus : avant, je me protégeais d'une forme de résilience qui m'aidait à supporter le monde. Mais maintenant que je n'en ai plus besoin... je n'y arrive presque plus.
J'ai vu un psychiatre, pendant quelques mois. Il ne lui a pas fallu longtemps pour poser un début de diagnostic : enfant atypique avec un mode de pensées neuro-atypique combiné à de l'anxiété sociale. Il aurait voulu que je fasse des tests, HPI, troubles du spectre de l'autisme, tout ça. J'ai refusé.
Pour le moment, savoir que je réfléchis différemment des autres, ça me suffit.
Non, mais pour être tout à fait honnête... le déni, c'est bien aussi !]
— Ha, bon sang ! s'exclama Chris en s'ébrouant sitôt la porte de la supérette refermée derrière lui. Il fait meilleur ici !
— Oh, mais c'est le petit Entaime ! le salua la gérante en posant la main sur son épaule.
Son estomac remonta dans sa gorge, son corps se crispa Et le jeune homme dû faire appel à tout son self contrôle pour juguler la réaction réflexe qui lui dictait de repousser la commerçante.
[Ou, plus exactement, qui me dictait de lui en coller une. Sans déconner, il n'y a pas grand-chose de plus désagréable en ce monde que de se faire tripoter par des inconnus.
Je ne comprendrais jamais ce geste. Ce n'est pas sympathique, c'est intrusif ! À chaque fois, je meurs d'envie de leur hurler de me laisser tranquille. Peut-être que ma fixette sur les mains pleines de doigts vient de là ? De ces personnes qui se sont toujours senties autorisées à toucher les autres sans leur consentement ?
Un contact physique, ça se demande. Ça s'accepte. J'ai bien conscience que certains (coucou Mamie Chantale !) perçoivent ces gestes comme des petites attentions, comme du soutien ou autre. Mais je déplore à chaque fois qu'ils soient incapables de comprendre que tout le monde ne partage pas leur avis. Que ces contacts peuvent être un calvaire. Une crainte. Provoquer des crises d'angoisse.
Quand j'ai essayé de leur expliquer, la famille a plaint mon futur petit copain :"Olala, imaginez, le pauvre ! S'il te trompe, tu ne viendras pas te plaindre !"
Alors... je peux certifier sans l'ombre d'un doute que ça n'a RIEN à voir. Comme je le disais, tout est dans le consentement. Je n'ai eu aucun souci avec Cam, même dans l'intimité, parce qu'il était très prévenant. Il veillait sur moi, sur mes désirs, sur mes craintes (cet ange).
La seule chose que je ne m'explique pas, c'est pourquoi je n'ai pas forcément ce réflexe répulsif les rares fois où Cam me touche sans prévenir.
L'alchimie des sentiments, peut-être ? Si tant est que ce foutoir de truc existe.]
Lise et la gérante échangeaient les dernières nouvelles. Oui, Ellie faisait toujours ses études sur Strasbourg. Oui, elle revenait à la maison dès qu'elle le pouvait et serait là pour Noël, et même pour le jour de l'an.
[Là, les deux commères parlent d'Ely. Oui, E L Y. Je ne fais pas d'erreur, et les deux bavardes non plus : à ce moment de l'histoire, c'était Ellie.
Ely, qui me conteste constamment le titre d'aîné uniquement parce que nous sommes jumeaux. Ely, la seule personne en ce monde à me comprendre d'un simple regard. Ma moitié. Ma complémentarité. Ely et moi sommes les deux faces d'une même pièce. Les deux faces de tout un tas de pièces, même.
Introvertie/Extravertie
Asociale/Hypersociale
Crainte du contact/tactile au possible
Casanière/mondaine
Geek/amoureuse de la nature
Liste non exhaustive, je passerai la nuit à énumérer nos différences ! Et je préfère de loin commenter ce que faisait le moi d'il y a un mois.
C'est un peu comme une étude sociologique de moi-même.
L'étude du Chris en milieu hostile.]
Mal à l'aise, Chris se dandinait d'un pied sur l'autre. Il répondait d'un "hum" de temps à autre, quand les deux pipelettes semblaient se souvenir de son existence. Il était au supplice.
Et Cam s'en aperçut.
— Chris, cria-t-il subitement. J'ai besoin de toi, je sais plus si tu préfères les blanches ou les blondes !
— Il préfère les hommes, rétorqua Lise du tac au tac.
Chris s'étouffa à demi, mais l'adorable gérante le rassura aussitôt : elle savait depuis bien longtemps, déjà, et ça ne la concernait pas.
[Ça ne m'a pas empêché de remonter les bretelles de ma sœur une fois Cam rentré chez lui. Il n'y a pas à outer quelqu'un comme ça !]
— Mais quand même, marmonna le jeune homme, Cam parlait de bières, pas de fille.
— J'avais compris.
— Oh.
[Je ne dirais pas que j'ai l'habitude de ce genre de situation, mais en fait si. Certaines blagues ont tendance m'échapper complètement. Les pires ? Les blagues pince-sans-rire. Je reste comme un idiot à observer les gens tout en essayant de déterminer si la personne en face de moi est en train de blaguer, si elle est sérieuse ou si elle se paye complètement ma tête.
Pour la petite anecdote, quand je traîne sur les réseaux sociaux et que je tombe sur des vidéos du genre, je cherche toujours le #Humour, et quand il n'y est pas, j'ouvre la section commentaire.]
Il fallut que Cam appelât encore Chris pour le tirer de ce nouveau guêpier dans lequel il s'était fourré. Un sourire malicieux aux lèvres, Cam remonta ses lunettes et lança un clin d'oeil à son ami :
— Je t'ai sauvé deux fois, ça me donne le droit à quoi ?
— Une bière et un paquet de bonbons ?
— Ha non ! Ce serait de la triche ! Hmmm, je sais ! Tu me laisses chanter la prochaine fois que je viens chez toi !
Chris plissa le nez.
[Une chose à savoir sur Cam, c'est qu'en plus de cuisiner comme un Chef, il a une voix d'ange. Cam adore chanter. D'ailleurs, il fait partie de la chorale du village. Ils chantent aux événements, font des partenariats avec la fanfare, ce genre de chose.
Au début, il chantonnait souvent, allongé sur mon lit, mais j'admets lui avoir dit (un peu brutalement) de la fermer un soir parce que je n'arrivais pas à me concentrer.
À ma décharge, j'étais fatigué. Et pour me faire pardonner, j'ai fait le repas après. Du jambon et des coquillettes. Je suis super fort pour cuire les coquillettes.]
— OK. Mais je couperai le son, sinon Py va m'assassiner.
Chris se concentra sur les ingrédients d'un paquet de chips dans l'espoir que Cam ne vit pas son mensonge.
[Raté.]
— Cette fausse excuse ! N'oublie pas que je suis fan des Slayers, je suis tous vos comptes instagram. Je sais parfaitement que Py a le même groupe préféré que moi !
Le paquet de chips replacé sur le rayon, c'est un sachet de macaroni qui passa à la loupe.
— Vl'a autre chose... bon, OK, on verra pour le son... céda Chris.
— Attends... tu acceptes ?
Surpris, Cam en lâcha les canettes, qu'il rattrapa de justesse. Chris se racla la gorge, gêné.
— J'dois avoir le cerveau gelé. Bon, on finit nos courses ?
Lise et la gérante bavardaient encore quand les deux amis revinrent vers le comptoir, les bras chargés de gâteaux (dont les gaufres !) douceurs (dont les bonbons !) bières et d'une boîte de conserve de cassoulet (pour se donner bonne conscience).
Comme il l'avait promis, Cam offrit à Chris un paquet de dragées acidulées et une téquilos.
Puis ce fut le tour de Chris.
[Enfin, c'est vite dit. Un tour qui s'est vite achevé]
Il posa avec soin les articles à côté de la commerçante. Les rangea tout aussi soigneusement dans un sac de prêt qu'il s'engagea à rapporter la semaine suivante. Puis il se tourna vers Lise :
— Hey, file-moi la tune que Maman m'a donnée.
— La tune ? Quelle tune ?
— Ben, pourquoi tu crois que je suis allé au salon tout à l'heure ? Pour...
[Le flash. L'illumination. La honte, aussi.]
— Bourbe ! J'ai complètement oublié de demander à Maman !
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