2 décembre

À peine Chris eut-il mis un pied dehors qu'un vent glacé s'engouffra sous sa veste. Il resserra son écharpe, remonta la fermeture jusque sous son menton et enfouit ses mains dans ses poches avant de taper des pieds. Ses orteils se recroquevillaient déjà.

— Si j'avais su, j'aurais mis mes boots. J'ai encore le temps de mettre mes boots ? lâcha-t-il à l'adresse de sa sœur, laquelle lui fit les gros yeux. OK, OK, pas de boots... Où est Cam ?

— Je suis là, murmura son voisin dans son dos. 

Un délicieux frisson remonta le long de l'échine de Chris, presque aussitôt remplacé par un poids dans son estomac. Si Cam était là, c'était pour parler de Côle, et non pas pour se balader dans les rues de Bergheim comme Lizzie et Lise allaient le faire.

[Je dois admette que pendant un infime instant, je l'ai déploré. Et au lieu de regarder Cam, j'ai préféré le saluer en marmonnant (mon surnom de Grumpy se confirme chaque jour !) et traîner mes semelles sur les pavés du trottoir. 

S'il y a un sujet que Cam aurait préféré éviter, c'était bien le sujet "Côle". En apparence, Cam est doux, adorable, attentionné... bon, pas seulement en apparence, il l'est vraiment. Mais il a aussi un côté impétueux que la simple mention de mon ex exacerbait. Ce n'était pas tant de la jalousie que de l'exaspération à me voir incapable de tourner la page. 

Avec le recul, je trouve que le plus beau, c'est qu'il ne voulait pas le faire pour lui, mais pour moi. Que je vois ses sentiments, c'était la cerise sur le gâteau de sa satisfaction, mais si je m'étais contenté de virer Côle de ma vie, Cam s'en serait contenté.

Heureusement pour nous deux, la cerise était délicieuse.

Dire que je l'aurais mangée tellement plus tôt si je m'étais retourné. Oui, si j'avais osé regarder mon voisin dans les yeux, j'aurais vu que nos espoirs se rejoignaient.]

— Tu as rendez-vous où et quand ?

— Place de la mairie dans dix minutes. Si on prend en compte le fait qu'elle sera sans doute en avance...

— On doit courir, l'interrompit Chris en allongeant ses foulées.

Lise râla, Cam éclata de rire et tous trois se hâtèrent dans les rues qu'envahissaient déjà les premiers touristes.

[C'est normal ; même avant d'être élu "Village préféré des Français", Bergheim connaissait le succès. En été et en décembre, les Suisses et les Allemands affluent. Quelques Bretons aussi, et des Britanniques. 

Pourquoi eux ? Je n'en sais rien, c'est comme ça. Il suffit d'aller au parking du jardin de ville ou à celui du rempart pour observer les plaques d'immatriculation.

Pourquoi cette effervescence autour de Noël ? Parce que notre village est un lieu parfait pour la période. 

Immense sapin installé devant la mairie. Chemin des crèches (celui-là même que j'ai fait ce soir là avec Cam). Maisons illuminées. Marché de Noël (seulement un week-end, mais c'est toujours noir de monde !). Concert de l'école primaire le soir du 6 décembre (et, cette année, la chorale du village s'y est greffée avec en vedette un certain Cam à la voix d'or) avec la venue du célèbre Saint Nicolas qui distribue friandises et gâteaux aux enfants. Sans oublier les bredalas et manalas maisons que confectionne notre boulanger ! Mais je reparlerai de ces savoureuses spécialités alsaciennes plus tard.]

— Bon, s'exclama Lise alors qu'ils s'arrêtaient, essoufflés, devant le sapin géant. Maintenant, faut vous cacher !

Chris hocha la tête avant d'indiquer la ruelle qui faisait le tour de la mairie. De là, Cam et lui pourraient observer sans être vus. Que Lizzie ne détectât pas leur présence de toute la balade reposait sur les épaules de Lise.

Alors que les deux jeunes hommes tournaient les talons, la jeune femme se pendit au bras de son frère, qui grogna aussitôt en frémissant.

— Mais fais pas ça !!

— Désolée, désolée ! Mais Les mecs, imaginez si je la reconnais pas ? Ou si elle, elle me reconnait pas ? Ou si elle vient pas ?

— Elle viendra, assura Chris. Lizzie est un sucre, elle ne poserait jamais un lapin, si elle a un empêchement, elle te préviendrait. Et pour le reste... je pense pas qu'il y aura des tonnes de Coréennes maquillées en mode avatar dans les environs, alors ça devrait aller. 

— OK.

— Respire.

— OK.

— Tu vas y arriver. Tu es géniale, tu peux tout faire !

— Ok. Ok. Mais comment tu peux en être sûr ?

— T'es ma p'tite sœur. Je te connais. Je la connais. Et si je sentais pas que c'était possible, j'aurais refusé de vous arranger ces rendez-vous.

— OK, soupira une dernière fois Lise avant de glapir quand son téléphone vibra dans sa main. Elle arrive ! Vite, cachez-vous !! Elle arrive ! Bon sang ! Mon premier rendez-vous !!

Chris recula sans quitter des yeux le sommet du crâne de sa sœur...

[Une méthode assez pratique pour ne pas regarder quelqu'un directement, mais savoir si lui (elle en l'occurence) nous regarde.] 

 ... puis articula en silence un "tu vas y arriver" avant de lever les deux pouces.

Il sursauta lorsque deux mains s'abattirent sur ses épaules pour le faire pivoter et le précipiter dans la ruelle.

— Désolé, murmura Cam enlevant les mains, mais j'ai vu apparaître une fée, et je suis à peu près sûr que sous les cils et le maquillage vert, il y a Lizzie.

Chris vacilla, le souffle soudain coupé, et lutta contre l'envie de s'accroupir au sol en mettant les mains sur sa tête. Ses oreilles bourdonnaient un peu et il dut fermer les yeux pour lutter contre le bref étourdissement.

[Rien d'anormal. Chez moi, c'est le signe annonciateur d'une possible crise de panique. En général, les minutes qui suivent sont décisives. Soit j'arrive à me ressaisir, soit je pars en vrille.

Ce genre de crise ne m'arrive pas si souvent, même pas pour les visio. Oui, les visios m'angoissent, me terrifient, me rendent anxieux et m'épuisent émotionnellement, mais dans une certaine mesure, je les maîtrise parce qu'il me reste toujours l'option de la fuite.

Une coupure de courant est si vite arrivée... ou un chat. Voire les deux à la fois !

Là, dans cette ruelle, je prenais pleinement conscience que si Lizzie m'avait vu, je n'aurais eu aucune échappatoire possible.]

— Chris... dis-moi comment t'aider parce que je suis largué, là. Je t'ai jamais vu comme ça et...si c'est trop pour toi, on rentre. Tant pis pour Lise.

La mine inquiète de Cam combinée à ces quelques mots tira Chris de sa torpeur. Il souffla longuement. Battit des paupières. Hocha la tête. La secoua. 

— C'est rien. Ça va, murmura le jeune homme, les dents serrées. Vérifie le live.

Cam fronça les yeux avant de tirer son smartphone de sa poche. de son index laissé nu par sa mitaine, il déverrouilla l'appareil et, après quelques tapotements, se connecta au live que Lizzie venait tout juste de lancer.

— Elles partent vers l'église et... Chris, tu vas pas bien ? T'as les lèvres qui tremblent et tu es pâle. 

— Lise dirait que je vois pas assez le soleil, ma mère que je dors trop peu, et Ellie que je manque de câlins.

— Je peux rien faire pour le soleil ni ton sommeil. En revanche, mes bras te seront toujours ouvert, Chris. Alors, si tu as besoin, demande.

— Ça va.

— Arrête de répéter ça comme si ça allait devenir vrai. Je sais que tu n'aimes pas ça, mais là, tu me regardes comme si tu en avais vraiment besoin.

Cam réduisit la distance entre eux à peau de chagrin. Son souffle réchauffait les joues de Chris presque autant que sa soudaine proximité. 

— Tu sais quoi ? Je crois bien que tu as raison... j'en ai vraiment besoin, abdiqua Chris en se laissant aller contre Cam qui l'enveloppa de ses bras.

Une étrange sensation remonta de son ventre à sa gorge, faite de ses dernières réticences, de son désir de faire plaisir à Cam, de son besoin d'aller mieux et de sa répulsion par rapport au contact.

[Parce que oui, même si une part de moi cédait à cette étreinte en toute connaissance de cause et sans contrainte, je n'en avais aucune envie. En vérité, je soupirais même intérieurement et m'attendais juste à un mauvais moment à passer.

Et pourtant...]

Une douce chaleur se répandit dans son ventre, apaisa les battements hiératiques de son cœur. Puis une vague de picotements froids dévala son dos et ses épaules avant de disparaître. Chris ne comprenait pas ce qui lui arrivait, pas plus qu'il ne saisissait pourquoi il n'avait pas spécialement envie de se défaire de Cam.

[C'était complètement différent des fois précédentes. Bon, forcément, la première fois, j'étais resté amorphe. La deuxième fois, j'étais un peu mal à l'aise et, même si c'était plutôt agréable, j'avais hâte que ça se termine.

Cette fois-là, sans doute parce que j'avais désormais conscience de craquer pour mon beau rouquin, j'oscillais entre des émotions contradictoires qui se complétaient néanmoins d'une manière étrange.

Oui, je n'avais pas envie de ce câlin, et pourtant, je me sentais bien dans les bras de Cam et je profitais de l'instant comme jamais je n'avais profité d'un contact physique. 

Je voulais que ça se termine et, en même temps, j'espérais ne jamais devoir le lâcher.

Et quand la voix de Lise a poussé Cam à le lâcher, j'ai soupiré de soulagement tout en regrettant que ce soit déjà fini.

Pour être honnête, je ne comprends toujours pas comment c'est possible de ressentir en même temps toutes ces émotions qui devraient être incompatibles, et pourtant, c'est devenu la "norme" quand Cam me touche ou me câline. Platoniquement parlant. Pour le sexe, c'est encore autre chose.]

— Les mecs ! Vous foutez quoi ? C'est pas le moment de conclure !

Et la panique que Cam avait réussi à verrouiller dans le cœur de Chris déferla à nouveau.

— Lise !? Que... Lizzie... Cam... tu... hein ?

Cam se retourna, sembla vérifier quelque chose et, sans prévenir, attrapa Chris par les épaules pour le serrer contre lui. 

— Elle n'est pas là, respire. Lizzie n'est pas là. 

— C'est ce que je venais vous dire, soupira Lise en posant un regard inquiet sur Chris.

Sans se défaire de Cam, le jeune homme lorgna sa sœur avant d'expirer un long filet d'air.

— Me dis pas que le rendez-vous est déjà fini... j'étais pourtant certain que toutes les deux... mais si je suis aussi nul en Cupidon...

Son discours étaient décousu, il en avait conscience, mais il n'avait pas la force mental pour se montrer davantage précis.

— Mais non, au contraire ! le rassura Lise. Tu es un Cupidon tellement exceptionnel que Lizzie a pensé à un plan pour à la fois passer un moment rien qu'avec moi, et pour t'épargner le happening en même temps : regardez.

Elle brandit son téléphone, où une Lizzie souriante regardait ses abonnés. les deux hommes se séparèrent enfin. Cam remonta ses lunettes sur son nez, Chris replaça son bonnet et dévisagea sa soeur ; il l'avait rarement vu aussi heureuse.

[Non, en fait, je ne l'avais même jamais vu aussi heureuse. Souvent, quand on se croise, on se chamaille, donc je l'associe à une expression froncée. Soit de contrariété, soit de malice, mais froncée.]

— Tu es... lumineuse.

— C'est mon premier rendez-vous, frérot  ! Alors, t'imagine pas des choses, j'ai géré des mecs au lycée ! Mais genre, les rendez-vous c'était à la cantine. 

— Et jamais avec une fille, murmura Cam.

— Oui, souffla Lise. C'est stressant.

— Je comprends. Je le serais aussi si j'avais mon premier rendez-vous avec un mec.

Ils échangèrent un regard entendu dont le sens échappait totalement à Chris.

— Tu...commença ce dernier dont le cerveau tournait à plein régime. Tu as demandé à un mec d'aller en rendez-vous avec toi ?

— En quelque sorte, répondit Cam du tac au tac.

Chris se passionna pour ses pieds en contenant un grognement désabusé. 

— Pour ça que tu me disais que tu étais bi, alors... t'as des vues sur un mec.

— Ça se pourrait, s'enquit Cam d'une voix prudente. Ça a l'air de te contrarier ? 

— Pourquoi ça me contrarierait, je m'en fous, rétorqua Chris un peu sèchement. Bon, alors, c'est quoi le plan de Lise ?

[Une des fâcheuses conséquences de ma réaction pour le moins inattendue fut de refroidir Cam. Parce qu'après ça, il n'était plus si sûr de lui sur mes sentiments à son égard. Il m'aurait bien demandé ce qui me contrariait exactement, sauf que ce n'était ni le lieu, ni le moment pour une telle conversation. 

Il ne lui restait qu'à se triturer la cervelle pour essayer de déterminer si j'étais énervé à cause d'un potentiel rival, où à cause de sa sexualité. Il n'avait aucun doute sur le fait que je ne sois pas homophobe, et pour cause. Mais, et je ne le savais pas à à ce moment-là, Cam avait déjà été confronté à de la biphobie venant d'un de ses cousins homosexuels. Et ce soir-là, la peur que je ne sois pareil lui avait empoisonné le cœur.

Heureusement pour nous deux, il a vite compris que je me fiche de qui il aime comme de ma dernière chaussette, tant que cette personne, c'est moi.]

Lise exsudait l'excitation par tous les pores de sa peau alors qu'elle racontait au non-couple devant elle comment Lizzie avait eu l'idée de faire un petit jeu avec ses abonnés. Pour le moment, la jeune femme se promenait seule dans le village, souriante, saluant les passant au passage, offrant sa joie de vivre au monde. Elle présentait sommairement les lieux. La place des jets d'eau, coupés en hiver. Une vendeuse de pierre, au stand coquet et attirant. La boulangerie, dont s'échappait une odeur alléchante. L'unique banque du village et, un peu plus loin, la poste. Enfin, Lizzie arriva près de l'église et bifurqua dans la jardin des Sorcières. Ce fut là, entre la cabane à livres et la bibliothèque que la gameuse évoqua son plan.

Cam, Lise et Chris buvaient ses paroles par écran interposé.

< Et... la visite est terminée, mes LizziFans ! Non, non, ne protestez pas, ce n'est pas une fin, c'est un début ! Parce que j'ai un défi à vous proposer, alors, à vos téléphones !

Je vais vous abandonner pour disons... une heure. Dans une heure, le live reprendra et vous, mes chéris, vous devrez, en trois indices, me faire trouver un lieu du village ! Que ce soit la mairie, le coiffeur, une tour, peu importe. L'important, c'est qu'aucun de vos indices ne devra donner la réponse ! Pour tout lieu découvert, j'enverrai une carte postale dédicacée ! 

Oui, oui, à la personne qui m'a posée l'énigme, évidemment !! 

Alors, vous êtes prêts ???>