Lucina n'avait jamais traversé Arcadia en voiture. Voir la ville sous cet angle lui provoqua un immense pincement au cœur. Des images de son passé défilaient dans sa tête. Elle aurait aimé passer plus de temps à l'orphelinat, faire des adieux plus longs et corrects. Mais au fond d'elle, les Lyses resteraient à jamais son foyer.

Monter dans cette luxueuse berline fut la décision la plus dure que la jeune fille n'eut jamais à prendre. La certitude d'être prête l'habitait désormais. Son siège, si confortable, lui permit de se détendre et de penser à autre chose. Dame Luzia était à sa gauche, souriante et admirative. Lucina évita de la regarder et préféra imprimer une dernière fois la ville dans sa tête.

Lucina, qui connaissait bien la ville, eut le sentiment de tourner en rond. Cela se confirma quand elle découvrit que leur point d'arrivée se trouvait non loin de son orphelinat. Arcadia était très peuplée, mais il y avait peu de voiture qui y circulait.

Leur véhicule s'arrêta devant un impressionnant building du centre-ville. Le genre que Lucina n'aurait jamais imaginé visiter. En le voyant, elle crut se retrouver devant un hôtel new-yorkais face à Central Park.

À peine y avait-elle mis un pied, que Lucina manqua de perdre la raison. Jamais l'adolescente n'avait côtoyé pareil luxe. L'intérieur était un gigantesque hall entièrement marbré. On pouvait même se voir dans le sol. La jeune fille n'avait connu qu'un lourd parquet grinçant. Un rond canapé de cuir vert trônait au centre de la pièce. Il avait l'air si confortable. Une immense baie vitrée donnait sur un somptueux jardin.

Luzia s'amusa de la candeur de l'enfant. Elle l'amena à l'ascenseur. La cage donnait l'impression d'être faite d'or. Tout transpirait l'opulence dans cet hôtel. Un léger parfum de richesse émanait de l'air. Le sol était d'une douceur inimaginable. On se croirait au paradis tellement tout était beau et blanc. Dame Luzia les fit monter au dernier étage.

Quand la porte de l'ascenseur s'ouvrit, un environnement encore plus chic et somptueux se présenta aux yeux de la pauvre jeune fille.

Un chic penthouse avec un impeccable parquet ciré, des murs d'une couleur ciel avec des motifs en relief. Un riche mobilier sans défauts ni salissure. Lucina n'a connu qu'un vétuste orphelinat, avec de vielles fenêtres, des murs qui s'effritaient et des meubles bon marché. Ici, elle eut la sensation d'être une princesse. Le salon possédait un style mélangeant le moderne et la classe française. Il y avait même une mezzanine, une terrasse et une cheminée. C'était officiel, Lucina était entré au paradis.

Les yeux de l'enfant se remplir de stupéfaction, elle ne sut que dire en découvrant cet endroit irréel, qui correspondait bien à dame Luzia. Le regard de cette dernière devint encore plus admiratif. Elle caressa délicatement les cheveux de la petite et l'invita à faire comme chez elle.

Lucina s'émerveilla de chaque détail. Tout était propre, bien ranger et harmonieux. Dame Luzia prit un air bien plus sérieux et lui demanda de la rejoindre dans le salon. Un employé chiquement habillé déposa un plateau garnit de boisson devant les deux filles. Même boire un verre de vin était une action que Luzia faisait avec classe et grandeur. La petite tenta de l'imiter avec son jus de fruits frais.

- Lucina, je me dois d'être honnête avec toi, exprima la dame d'un ton plus cru. Je me nomme en réalité Lucretzia Darzio et ma mission est de t'amener à Ylisse, sur ordre de Maïtraçe Abrahame, le directeur de l'académie, dit-elle en dégustant son vin telle une œnologue. Nous serons en Yrmoonia dès ce soir, c'est là-bas que je vais te former et te préparer sérieusement à Ylisse.

Lucina la regarde faire tournoyer son vin et respira profondément pour se saisir de son courage.

- Pourquoi ? lâcha-t-elle directement. Pourquoi est-ce que vous faites tout ce tralala pour que j'aille à l'académie ?

Lucretzia masqua sa consternation en se levant, posa son verre sur l'âtre et fit dos à la petite. Elle connaissait bien l'aversion de sa nouvelle protégée pour les études. Lucina avait des compétences, certes, mais pas digne du prestige d'Ylisse.

- Mais je n'ai rien d'exceptionnel, exprima Lucina.

- Abrahame et moi ne le pensons pas, coupa la stricte femme. Ta place est à Ylisse, avec tes dix-neuf futurs camarades. Je suis prête à tout pour t'y amener, acheva Lucretzia d'un ton dur.

- Je vous aurai suivi. Si vous me connaissez si bien, vous saviez que je l'aurai fait, pour Velcane et Edmund.

La dame s'abattit d'un coup. Épuisée, elle retomba délicatement dans son fauteuil avant de prendre un visage accablé.

- Jurez-moi, que tout ceci n'est pas un piège pour que je renoue avec mon passé... ou mes parents, lança froidement la petite.

Le cœur de Lucretzia sembla se comprima dans sa poitrine. Ses yeux se baignèrent de larmes, tout comme celui de sa jeune interlocutrice. Bien que son visage soit brisé, il demeurait magnifique.

- Tu n'as donc sincèrement aucune envie de renouer avec ton passé ? demanda la Pupille d'Ylisse dans un souffle court.

Lucina secoua la tête, tout en soutenant la dame avec insolence, elle lui présenta son pendentif. Le seul vestige de son ancienne vie qu'elle conservait. Le mystère autour de ce bijou était entier et la petite se fichait de savoir s'il lui venait de sa mère ou non. Tout ce qu'elle souhaitait, c'était la vérité, la plus sincère possible.

Dame Lucretzia eut bien du mal à reprendre son souffle et donnait l'impression de faire un arrêt cardiaque. Elle invita la jeune fille à la suivre dehors pour prendre l'air. Lucina ne connaissait presque rien du contexte d'Yrmoonia lors de son enfance, il était temps qu'elle le découvre au travers les récits de cette femme étrange.

Le monde d'Yrmoonia est divisé sur les questions de la Sorcellerie et de la religion. Cette dernière prend le pas sur la première, l'interdisant de façon très violente. De ce fait, de nombreuses factions rebelles se sont créées avec le but de « libérer » les peuples. L'une d'elles, la plus célèbre et la plus dangereuse, les Disciples de Grimar, ont totalement mis le continent à genoux, dix ans auparavant.

L'univers que Lucina fut forcé de quitter était en feu, dangereux et au bord du gouffre. Ces disciples ont quasiment détruit le monde. La génération de Lucina fut celle qui le paya le plus. Le nombre d'orphelins n'a jamais été aussi énorme. Des milliers d'enfants ont dû être envoyés sur Terre, et ailleurs, pour être protégé.

Le sang de la jeune fille se glaça, son corps se mit à trembler et son cerveau entra en surchauffe. Mille et une questions lui vinrent en une seconde. Par où commencer ?

- Mes parents sont morts, alors ? questionna Lucina d'une faible voix, chevrotante de tristesse.

- Je suis sincère quand je te dis que je ne connais ni tes parents, ni ton passé... exprima Dame Lucretzia avec une mélancolie explicite.

Désemparée par l'émotion, Lucina expliqua la règle qu'elle avait avec Velcane, celle de ne pas considérer leurs parents. Maintenant, qu'elle y songeait, jamais cela ne lui avait traversé l'esprit de les savoir, morts. Pour elle, ce n'était que des égoïstes qui l'avaient abandonné sur une autre planète, sans réelle raison.

Lucina demanda à être seule pour se recentrer sur son esprit. Sans vraiment rien lui dire, Lucretzia venait de chambouler tout ce en quoi elle croyait. Elle posa son pendentif dans sa main droite. C'étaient les deux seules choses qu'elle tenait de ses parents. Son prénom signifiait Lune en yrmoonien, le symbole de la religion du continent. Pourquoi ? Sans doute, était-elle la fille de religieux qui ont eu peur de son Dji « exceptionnel ». Encore un mystère. L'unique chose remarquable chez elle, c'était sa capacité à ne pas pouvoir utiliser ses pouvoirs sans se blesser grièvement.

Regarder Arcadia apaisait son cœur. Depuis plusieurs jours, elle faisait le même genre de rêve en boucle. Et là, cette étrange femme débarquait dans sa vie et lui parlait du passé. Quoi qu'elle fasse pour le fuir, il revenait au galop. Renouer avec son enfance en Yrmoonia lui faisait davantage peur que d'aller à Ylisse. Lucina grinça des dents, elle ne voulait pas.

Après une dizaine de minutes à souffler, Lucina se laissa de nouveau porter par la beauté enivrante du penthouse de Lucretzia. Bien qu'elle exècre le luxe, cet endroit ne la laissait pas indifférente. Tout y était beau et hors de prix. Par excès de curiosité, la jeune fille pénétra dans la chambre de la dame. Une grosse boule de poils bruns lui fonça dessus, la faisant hurler et tomber à la renverse.

- Tu n'es pas Lucretzia, s'indigna la créature en la toisant.

Abasourdie et secouée, Lucina réalisa ce qu'il se passait. Elle avait sur elle une sorte de félin avec une paire d'ailes dans le dos. La bête avait un air des plus malicieux et donnait l'impression de parler.

- Non... Je suis Lucina. Tu es qui, toi ? demanda-t-elle comme si la créature allait lui répondre de vive voix.

- Je suis Vilda, la griffonne de Dame Lucretzia !

Vilda se mit à fièrement tournoyer au-dessus de sa nouvelle amie pour exhiber son beau pelage brun. La jeune fille savait ce qu'était un griffon, mais s'étonna de pouvoir la comprendre. Pour la griffonne, comprendre les humains était normal, en revanche, l'inverse ne l'était pas du tout.

Attiré par le cri, Lucretzia déboula paniqué dans la chambre. Elle inspecta sa protégée et s'assura qu'elle n'avait rien. Avec mépris, elle réprimanda son animal de compagnie. Vilda s'envola vers un panier suspendu en essayent de se défendre sans que sa maîtresse ne réagisse. Lucina assura qu'elle allait bien, permettant à sa protectrice de quitter sereinement la pièce.

L'adolescente prit donc quelques secondes pour bavarder avec la créature. C'était la première fois qu'elle parlait à un animal. Lucina ne les pensait pas si intelligents, mais Vilda semblait capable de tenir une vraie conversation. Elle lui expliqua sa condition et le bonheur d'être une toute petite griffonne. De ce fait, elle n'avait pas à transporter les gens sur son dos.

- Tu dois connaître les secrets de ta maîtresse. Que cache Dame Lucretzia ? interrogea Lucina avec une curiosité mordante.

- En fait, elle ne parle pas beaucoup face à moi. Tout ce que je sais, c'est que c'est Abrahame qui veut que tu ailles à Ylisse, Lucretzia l'aime, mais n'est pas d'accord avec lui, expliqua la griffonne d'un ton mielleux.

Afin de la remercier pour sa coopération, Lucina lui fit de nombreuses papouilles sur le ventre, ce qui ravit grandement la créature. Avoir un griffon et pouvoir voler librement était une idée attirante. Une autre chose possible grâce à l'académie Ylisse.

La jeune fille rejoignit donc Dame Lucretzia sur la terrasse pour la cuisiner davantage. Tout en dégustant son grand cru, elle accepta de répondre aux interrogations de l'enfant.

Lucina voulait savoir ce que faisait Lucretzia à son âge. Avec délicatesse, elle répondit qu'elle venait d'une riche famille de politiques. Elle fut ainsi obligée d'aller étudier dans une autre académie qu'Ylisse. C'est à cette période qu'Abrahame est devenue un ami de la famille Darzio, lui permettant d'effectuer son septième cycle d'étude dans son académie du Dji.

- Vous êtes une reine ? demanda Lucina avec candeur.

- Non, simplement l'ancienne Marquise d'Yrisia. Un titre bien plus prestigieux qu'utile à mon avis.

Après ces études, Lucretzia ressentit le besoin d'explorer et de vivre des aventures. La prison qu'était la politique n'était pas faite pour elle. Grâce à la fortune hériter de sa famille, elle put vivre librement et explorer le monde. Grâce à ses connaissances durement acquises, Abrahame put lui offrir un emploi à ses côtés. Aujourd'hui, Lucretzia avait une vie heureuse, bien qu'elle semble mélancolique.

Lucina avait bien du mal à cerner cette étrange femme. Son passé restait encore nébuleux, ainsi que sa relation avec Abrahame. Un coup, elle en parlait avec admiration, et la fois d'après avec dégoût. De plus, pourquoi lâcher une vie d'héritière politique ? Lucina se posait la question, mais n'aurait pas agi différemment.

Lucretzia n'eut pas la chance d'avoir d'enfants, un fardeau incompatible avec son désir insatiable de liberté. C'est ainsi que la conversation se termina. Il fallait préparer le départ pour Yrmoonia. Lucina en savait de toute façon assez.

Ce n'est pas aujourd'hui que Lucina allait obtenir des réponses sur le passé de Lucretzia. Elles allaient passer un mois à s'entraîner ensemble, ce n'étaient pas les occasions qui manqueraient. Elle avait cette fâcheuse tendance à s'intéresser au passé des autres pour fuir le sien. Sans doute une manière de se préserver de la douleur.

Il était grand temps de partir. Tout était prêt pour leur départ. Vilda avait regagné l'épaule de sa maîtresse et les bagages avaient été déposés à leur hôtel. Lucretzia tendit son bras face à elle et fit briller ses pupilles. La cheminée pivota sur elle-même et fit apparaître un gigantesque cadre doré, orné de petites émeraudes.

La dame passa sa main au-dessus d'un orbe situé à droite de l'arche d'or. Une sorte de planète holographique fit son apparition. Un point y fut placé par la magie de la femme. Cette action activa magiquement le portail. Une espèce de voile gélatineux, de couleur verte, était apparue dans un grincement sourd. Lucina sursauta au bruit et fut quelque peu effrayée par la légère brise qui fila dans ses cheveux.

Avec un sourire réconfortant, Lucretzia avança en invitant la petite à la suivre. Elle tendit le bras pour faire passer Vilda en première, puis disparut dès qu'elle toucha à son tour le portail avec son corps. Lucina déglutit. C'était l'heure, celle de retourner sur ses terres natales. Son cœur n'avait jamais battu aussi vite. Son destin était en train de se jouer. Un milliard de questions fusèrent dans son esprit. Pour la première fois de sa vie, la peur prenait le dessus sur elle. C'était présentement sa seule émotion. Jamais auparavant, elle n'avait prêté attention à cette dernière, sauf quand elle manqua de mourir.

Après une grande inspiration encourageante, Lucina fit un pas en avant. Le bruyant portail faisait bourdonner ses oreilles. La brise était légèrement plus intense qu'avant le départ de sa protectrice. Il était encore temps de reculer, de fuir Ylisse. Mais le visage abattu d'Edmund lui apparut devant ses yeux. Ne pouvant se résoudre à l'abandonner, Lucina passa le portail et disparu de la Terre. L'aventure en Yrmoonia était sur le point de commencer.