52) Le Dji de Lucretzia
Voir Lucina sur le point de perdre face à Daræn déclencha quelque chose chez Lucretzia. C'était une sorte de pouvoir, sauf qu'elle ne se savait pas le posséder, ni qu'il existait. La Pupille se retrouva dans le parc d'Ylisse, tandis que la bataille entre les étudiants n'était plus. Voilà une sensation très étrange que celle de se trouver dans la réalité, mais sans totalement y être. Était-elle encore dans son monde ?
La silhouette d'Harlace leva légèrement le bras, comme pour indiquer une direction. Lucretzia y trouva le corps de Lucina qui respirait à peine. Son visage était, comme toujours, baigné de sueur et de sang. Lorsqu'elle vit la petite évanouie, la Pupille sut que faire. Ses gestes étaient précis, mais son regard, perdu dans le vide. On pourrait presque penser qu'elle n'était plus maîtresse de son corps.
Sans qu'elle ne sache comme elle fit, Lucretzia venait de guérir Lucina. Elle mima ensuite un orbe entre ses mains, ce qui fit apparaître une sphère magique qu'elle transmit à la petite. Cette dernière était encore plus ailleurs, comme si elle cherchait quelqu'un d'autre du regard. Contrairement à Harlace, Daræn n'avait pas été projetée dans ce monde étrange.
Lucretzia erra un moment dans cette forêt figée. Ce n'est que lorsque Lucina se prit l'attaque de trop qu'elle reprit connaissance en poussant un râle terrible. L'entraînement terminé, la Pupille s'empara fermement du bras d'Harlace et le traîna dans son bureau. Le Professeur se retrouva bien plus inquiété par son féroce regard que par son état psychologique actuel.
– Jusqu'à aujourd'hui, j'étais persuadée d'avoir une connaissance acceptable du Dji. D'avoir appris ce qui m'était nécessaire auprès d'Abrahame et d'avoir acquis le reste auprès des jeunes. Sauf que ce que je viens de vivre, cela va à l'encontre de tout ce que je sais de la Sorcellerie et du pouvoir.
– Lucretzia, vous ne savez plus où vous en êtes, ce que vous dites ne tient pas la route.
– Abrahame m'a menti, depuis toujours, il me cache la véritable nature du Dji et je dois le découvrir par moi-même, certifia très mauvaisement la femme.
– Tout cela n'est pas nouveau, vous savez mieux que quiconque quelles sont ses méthodes d'enseignement. Ce que je me demande, c'est pourquoi ne le réaliser que maintenant ?
– Ce couard est très fort. Il a fait en sorte que je n'aie que ce dont j'ai besoin, sans que je n'aie à m'interroger sur le potentiel caché de mon pouvoir. À présent, je sais, mon amour m'a aveuglé, j'ai longtemps refusé de voir en face l'homme qu'il était. Plus que jamais, je dois le supplanter et prendre sa place au sommet d'Ylisse.
Après avoir repris un semblant d'esprit, la jeune femme traîna son collègue jusqu'au temple d'Yrmoonia. Elle disposa magiquement des bougies en spirale et se mit à effectuer des mouvements lents, semblables à du Yoga. Lucretzia cessa bien vite pour se concentrer sur sa respiration et méditer au milieu des flammes.
Dès qu'elle fermait les yeux pour se concentrer sur son Dji, Lucretzia voyait le terrifiant visage d'Abrahame qui affichait un sourire maléfique. Ce dernier tenait des chaînes qui retenaient prisonnier une énorme boule d'énergie rouge. Cette vision d'horreur la faisait sursauter à chaque fois, interrompant son rituel. Harlace observait son amie en silence, avec un regard pantois.
- N'avez-vous jamais songé à apprendre auprès d'Abrahame. Ou d'un autre maître ? demanda Harlace d'une voix déconcertée.
- Ton destin n'est ni la connaissance, ni la puissance, tout ceci n'est que pour moi. Tant que je suis à tes côtés, tu les possèdes également, susurra délicatement Abrahame à l'oreille de sa Pupille.
- Vous êtes le Sorcier le plus puissant du monde, Abrahame. Ne puis-je pas prétendre un peu de votre sagesse ?
- Ma douce, tout ceci est d'un ennui qui ne servira en rien votre désir de voyage. Ce n'est qu'en explorant le monde que vous deviendrez celle que vous souhaitez. Ce n'est guère une puissante savante, que vous aspirez à devenir, n'est-ce pas ?
Abrahame avait toujours raison, d'après Lucretzia. Il lui avait opposé un choix : celui de la liberté de forger ses propres connaissances à travers le monde ; ou de s'enfermer dans une cage de lire à jamais. À cette époque, il lui avait fait croire que la connaissance était un fardeau qu'il était difficile d'acquérir. La Pupille n'avait pas su lui répondre, son amant avait réussi l'exploit de lui faire croire que le savoir était superflu. Dans ce monde de violence, seul primait le talent au combat, ça, Lucretzia n'en manquait pas.
- Abrahame m'a fait croire qu'il me faudrait passer par moult épreuves pour prétendre pouvoir atteindre son niveau. Que seuls des élus divins y parvenaient, d'où le faible nombre de Maïtraçe. En réalité, il tient le même discours que la Régence radicale. Il s'est bien gardé de me dévoiler la véritable puissance des jeunes.
- Vous vous pensiez plus fort que des adolescents et personne n'est jamais venu remettre en cause votre point de vue, je vois. Vous devriez trouver un maître à questionner.
Lucretzia fut frappée par la sagesse de son collègue. Elle pensait justement à une personne précise. Un homme âgé, sage et qui entraînait déjà des étudiants empotés.
Harlace avait raison, il lui fallait un maître, non pas pour se former, mais pour obtenir la vérité. Justement, il y avait la personne tout indiquée sous son nez, c'était un exploit que Lucretzia n'y ait jusque-là pas pensé. Elle retrouva Ellius qui était en train de dédaigner les premiers cycles.
La Pupille arriva dans le gymnase au moment où Iñigo expliquait ce qu'il savait du Dji. Lorenzo se présenta avant qu'Abrahame n'arrive, sortant de nulle part. Les intentions du maître devenaient de plus en plus claires aux yeux de Lucretzia. Il souhaitait réitérer les Piliers d'Ylisse et que les jeunes se forment eux-mêmes.
En effet, en les divisant, Abrahame espérait peut-être que leur rivalité les pousse à se tirer vers le haut. Et s'il faisait la même chose avec elle ? En la laissant dans l'ignorance de la vérité sur Dji, espérait-il qu'elle se forme et le surpasse ? Jusque-là, Lucretzia croyait agir envers cet homme qu'elle aimait autant qu'elle haïssait, mais finalement...
- Veuillez excuser mon interruption soudaine, Professeur. Ma demande va vous paraître surprenante aujourd'hui, lança Lucretzia d'une voix mal assurée. Voilà, j'aurais aimé en apprendre plus sur les Dji, le tout pour me perfectionner en magie.
L'intervention de sa collègue déclencha un rire mauvais chez le vieux tousseur. Il se racla la gorge avant d'affiche un rictus consterné.
- Marquise, si mon destin était de vous apprendre quoi que ce soit sur le Dji, cela serait déjà fait depuis des années. Le pouvoir ne s'apporte pas sur un plateau doré, il se mérite, répliqua très mauvaisement Ellius en caressant la joue de Lucretzia.
Malgré son insistance, la pauvre femme ne put retenir le maître, qui la laissa sur le carreau. Elle savait qu'Ellius était un cochon compliqué à dompter, mais n'était pas prête à tomber sur un refus si sec. Harlace se tenait derrière elle, droit comme un I, les mains jointes dans le dos et un sourire malin aux lèvres.
- Vous semblez oublier les conventions de ce monde. Rien n'est gratuit, tout se mérite, commenta Harlace avec grâce.
- Ellius ne veut rien, il a tout. Ce n'est pas lui qui doit me former, répliqua sèchement Lucretzia.
Tout en s'inclinant, le Professeur proposa sa main à sa collègue. Pantoise, Lucretzia accepta. Après tout, que risquait-elle ? Ils retournèrent dans le bureau de cette dernière. Harlace transforma la pièce en une somptueuse colline verdoyante avec un arbre planté en son sommet. C'était l'endroit favori de la Pupille.
- Dans ce décor, il vous sera plus facile de méditer.
- Je n'aime pas que tu prennes les choses en main, ce n'est pas ta place, cracha Lucretzia avec un regard mauvais.
Elle avait besoin d'aide, ce que lui apportait Harlace. Lucretzia était libre de la refuser, mais ce serait présomptueux de sa part.
Sur les conseils d'Harlace, Lucretzia se mit à méditer. Cela lui coûta de l'admettre, mais son illusion lui fit le plus grand bien. Après plusieurs très longues minutes à faire le vide dans son esprit, la dame finit par arriver dans un endroit similaire au décor de son bureau. C'était exactement la même colline avec le même arbre. La seule différence étant que ce lieu semblait se trouver dans sa tête
Il y avait, près du vieux chêne, une énorme boule d'énergie rouge et incandescente. Plus Lucretzia s'en approchait, plus elle se sentait forte. Cette fois, il n'était pas enchaîné par Abrahame. Malgré tout, la présence de cet homme hantait tous les environs. Impossible de poser les yeux où que ce soit sans sentir sa néfaste influence. La masse magique semblait hostile envers la femme. Lorsqu'elle fut assez proche, des chaînes apparurent tout autour. Le contraire m'aurait surpris, murmura-t-elle avant de se retourner.
La faiblesse gagna rapidement la pauvre femme. Comme lorsqu'elle était avec Lucina, elle sut tout de suite que faire. Elle tendit son bras, faisant apparaître un sceptre d'or couronné d'un joyau azur. Avec, la dame créa une porte magique qui l'amena à La fille du loup, le pub du village d'Élyria. Très vite, elle repéra Lucina, Royé et Lorenzo et s'approcha d'eux avec interrogation. Au moment où ses doigts effleurèrent le bras de la fillette, elle prit la fuite en suffoquant.
- Lucina, ce n'est que moi, dame Lucretzia, rassura la femme en essayant vainement de toucher la petite.
Après quelques secondes, Lucretzia tenta quelque chose en lui touchant le front, ce qui déclencha le Dji de Lucina, éjectant la pauvre femme de ce lieu fort étrange. Dans la réalité, elle avait manqué de s'évanouir. Heureuse, Harlace était là pour la soutenir.
- Tout ceci est ridicule, cela ne m'est d'aucune utilité ! gronda Lucretzia en se relevant d'un bond.
- Que s'est-il passé ? Vous n'êtes pas parvenu à vos fins ?
- J'ai de nouveau croisé Lucina et nous nous sommes encore une fois connectées l'une à l'autre, répondit la Pupille avec amertume.
Harlace était désarçonné. Il ne comprenait pas où était le problème. N'était-ce pas elle que Lucretzia souhaitait retrouver ? Visiblement, non, originellement, c'était Emiliana qu'elle voulait trouver.
- Pourquoi souhaitiez-vous rencontrer Emiliana depuis votre antre du Dji ? demanda le Professeur d'un ton désappointé.
- Je te trouve bien curieux d'un coup. Encore une fois, tu ne restes pas à ta place, aboya Lucretzia. Tes leçons sont bien assez humiliantes pour que tu ne cherches pas à savoir ce que je compte en faire.
Harlace resta stoïque tandis que son amie perdait pied au point de le défier du regard. Les deux se firent face. L'un affichait un rictus neutre, tandis que l'autre commençait à enrager.
Harlace et Lucretzia restèrent un moment à se regarder fermement.
- Ne retenez-vous pas ce que vous enseignez à ces jeunes ? Vous ne pouvez pas vous mentir à vous-même, pas avec la magie, lança Harlace d'un juste ton ferme.
Lucretzia eut un ricanement avant de s'avancer vers Harlace, toujours en le défiant du regard. D'un vif geste su bras, elle fit apparaître son sceptre.
- Je te conseille vivement de ne pas poursuivre, tu ignores l'étendu de mes pouvoirs, avertis la femme dans un murmure colérique.
- Vous me prenez pour un sot qui n'y connaît rien en magie, parce que mon seul pouvoir est de créer des illusions. Harlace tendit son bras et fit apparaître un cristal magique qui sortit de son poignet droit. Il reprit : j'ai vécu bien plus de vie que vous ne pouvez l'imaginer. Même si je ne suis pas digne d'un Maïtraçe, mais mon niveau surpasse de très loin celui de la Lucretzia qui est en face de moi.
Naturellement, son interlocutrice fut vexée par une telle pique. Malgré tout, elle n'alla pas plus loin que la consternation sur son visage. Harlace ne lui demanda qu'une chose : qu'elle lui accorde sa confiance. Dans un contexte pareil, c'était difficile. Pour lui prouver sa bonne foi, son ami lui expliqua ceci :
Le Dji était l'énergie qui avait façonné la vie sur Arvermoor. Il se trouvait partout, dans un caillou, une plante, un arbre et dans les êtres vivants, surtout les humains. Parfois, il n'était que l'incarnation de l'âme de cet humain, mais d'autres fois, il lui permettait de déployer des pouvoirs inimaginables, c'était ce que l'on appelait magie. Harlace était sûr d'une chose, Abrahame se trompait, Lucretzia était promise à une grande et magique destinée.
- Vous n'avez nul besoin de cette canne ridicule, ajouta-t-il en se permettant de toucher le sceptre de Lucretzia.
- Il m'a été remis pour canaliser mes pouvoirs, sans, je ne vaux rien, répondit la Pupille avec désespoir.
Harlace lui rappela alors que le Dji qui dormait en elle ne demandait qu'à s'exprimer. Contrairement au sien qui ne lui permettait que de la projection, celui de Lucretzia était grandiose et puissant.
- Harlace, ce n'est pas ton rôle de m'enseigner quoi que ce soit, coupa tristement la dame.
- Vous ne m'avez pas encore dit la vérité, Emiliana...
Consternée, Lucretzia se tourna vers son ami pour le fusiller du regard. Puisqu'elle devait lui faire confiance, elle lui dit ce qu'elle avait sur le cœur. C'était une femme égoïste qui n'avait appris à agir que par pur intérêt personnel. Oui, le désespoir d'Emiliana l'affectait, mais le diminuer n'était qu'un bonus obtenu en échange de faveur, consenti ou non. En se rapprochant de la petite, la Pupille espérait atteindre son maître, percer ses secrets et enfin le supplanter.
Harlace semblait horrifié par le glacial prognathisme dont faisait preuve Lucretzia. Néanmoins, il était là pour l'aider et demeurer à ses côtés, rien ne pourrait changer cela.
- Harlace, tu seras bientôt père, ta place n'est pas auprès de moi, mais de Nynphalda, tenta de nouveau Lucretzia en désespoir de cause.
- Mon enfant se porte à merveille, il n'a nul besoin de moi pour l'instant, contrairement à vous.
Face à l'entêtement de son ami, la Pupille dut redoubler de sévérité pour le congédier et le forcer à retrouver sa compagne. Elle avait besoin d'être seule pour digérer ces durs moments.
Dès l'instant où Harlace franchit la porte de son bureau, son sourire bienveillant s'effaça au profit d'un visage fermé.
- C'est Lucretzia qui t'a forcé à me retrouver, annonça la très maigre femme aux cheveux pourpre qui s'était allongée sur le lit. Ne me mens pas, cela se lit sur ton visage.
- Et toi, ne me mens pas lorsque tu prétends m'avoir aimé, cracha à son tour l'homme, devenu sombre
- Harlace, voilà trois mois que je porte ton enfant, celui-là même qui me brise les os et qui me suce le sang de l'intérieur. J'ai accepté de mourir pour lui, le jour où j'ai découvert ta condition...
- Tu ne l'ignorais pas ! se récria Harlace en déformant son visage pour y afficher d'énormes crocs vampiriques. C'est précisément ce qui t'a amené à moi, pour me tuer. Pourquoi a-t-il fallu que le Temps se joue de moi ? Que tu sois la mère de cet enfant ? déplora l'homme d'un ton sincèrement accablé.
Nynphalda se leva autant que son ventre, de taille anormale, le lui permit. Elle s'approcha délicatement d'Harlace, mais ce dernier repoussa sa main avec une terrible froideur.
- Tu te mens à toi-même. Tu ne m'aimes pas, c'est évident. Ton cœur est appelé par cette femme. Je te comprends, elle est si belle, si parfaite. Lucretzia et toi êtes destinés à l'éternité.
- Tu es bien idiote de croire qu'il y a entre nous autre chose que de l'admiration. Elle n'est pas et ne sera jamais l'amour de ma vie, répondit Harlace d'un plat ton sec.
Les deux amants passèrent des heures à se regarder dans le blanc des yeux. La pauvre Nynphalda n'avait plus que la peau sur les os. Seul son titanesque ventre lui donnait du volume.
Le soir venu, alors qu'Harlace était en pleine méditation, la femme brisée se traîna jusqu'à lui pour l'informer que le bébé bougeait de façon étrange. Pour le père, si Nynphalda n'était pas en train de périr, ce n'était pas important. Il posa malgré tout sa main sur son ventre avant d'écarquiller de grands yeux rouge sang.
- Ne bouge pas, je vais chercher de l'aide.
Harlace descendit et tomba sur Lucina, Edmund et Lorenzo. Au même moment, d'épouvantables cris de douleur s'élevèrent dans tout le manoir. Les hurlements à glacer le sang alertèrent le petit groupe qui remonta en quatrième vitesse. Ils découvrirent une Nynphalda dont les os se brisèrent, faisant tomber son très frêle corps dans une gigantesque marre de sang. Edmund perdit connaissance, tandis qu'Harlace ordonna à deux autres étudiants de lui prêter main forte.
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