28) La recherche de l'Autel de pierre
Il fallut bien cinq minutes à Dame Lucretzia pour se remettre de la subtile pique de Doloresse. Une fois rafraîchie et de nouveau en possession de ses moyens, elle se rendit dehors dans l'espoir d'y trouver Edmund. En dépit de ses problèmes personnels, elle restait la Pupille d'Ylisse et son rôle était d'aider les jeunes à se sentir bien.
– Je vous arrête, il n'a pas besoin de vous, assura fermement Emiliana en se plaçant entre son ami et Lucretzia.
– Écarte-toi, s'il te plaît, je ne fais que mon travail. Si Edmund a besoin de me parler, je suis là pour lui.
– Je crois que ça va aller, murmura le jeune garçon sans prendre la peine de regarder son interlocutrice.
- Vous avez entendu, maintenant au revoir. Pas besoin de faire semblant d'être une mère pour nous, vous êtes pathétique dans ce rôle.
Lucretzia choisit d'ignorer l'insolence, néanmoins compréhensible, de son élève. Il lui fallait d'abord convaincre Edmund de l'écouter.
– Je peux t'aider, lança-t-elle pour le retenir. J'ai étudié le Dji de Lucina, ma conclusion, c'est qu'elle souffre d'une malédiction, avoua la Pupille en piquant enfin la curiosité de l'enfant. Je pourrais aussi me pencher sur ton cas, peut-être cela nous aidera tous les deux.
Même si cela le rassurait peu, Edmund accepta la proposition de Lucretzia. Il indiqua à Emiliana qu'elle pouvait les laisser seuls, visiblement, ils avaient des choses à se dire. Le jeune garçon donnait l'impression de refouler une énorme boule de sentiments en lui, ce qui ne devait en rien aider son Dji.
– Je ne le fais pas exprès, d'être effrayé tout le temps, exprima Edmund en s'asseyant de nouveau. Chaque fois que je veux utiliser mon pouvoir, j'ai l'impression qu'il veut sortir rapidement, comme un animal enfermé dans une cage, et j'ai peur de blesser mes amis, ou moi. Grand-père m'a appris à jeter des sorts, mais je n'y arrive pas. Je ne sais pas comment les autres font.
Lucretzia écouta attentivement le récit de son élève. Malheureusement, elle n'avait aucun conseil à lui prodiguer. En face d'elle, se trouvait un enfant qui ne savait pas utiliser une faculté innée, comme parler. Comment donc lui apprendre une telle chose ? Néanmoins, elle lui avait promis de l'aide et c'est ce qu'elle allait lui apporter. Pour ce faire, Edmund devait la suivre dans son bureau.
Tandis que Lucretzia s'occupait d'Edmund, Harlace accompagnait Doloresse dans le bureau de celle-ci. Le Professeur ne s'était toujours pas remis du scandale que sa collègue venait de faire devant les jeunes.
– Vous n'étiez pas obligée de faire un tel cirque à ma fête, encore moins narguer Lucretzia avec l'Autel de pierre, certifia Harlace.
– Je n'ai pas le choix, ce n'est pas moi qui décide ce que je fais, rétorqua joyeusement Doloresse en jouant avec sa canne.
– Certes, mais d'où vient cette haine ?
– Lucretzia a un nom prestigieux, un passé glorieux et les faveurs d'Abrahame. Cette parvenue doit comprendre que sa place n'est pas ici, rétorqua fermement la Sous-directrice.
Harlace ne sut si cette femme exprimait une certaine jalousie, ou simplement une haine viscérale pour les privilèges qu'elle avait de la part du Directeur. Il faut dire que ni lui, ni elle, n'étaient dans les petits papiers d'Abrahame en ce moment.
– Hormis ces enfantillages, n'avez-vous pas de conseils à me prodiguer sur notre avenir ? quémanda sérieusement Harlace.
- Au fond de vous, vous le savez. Parlez à Abrahame et informez-le de ce que vous savez depuis un siècle, sur ordre de Lucretzia, cela va de soi, acheva Doloresse en s'emparant à nouveau de sa canne.
Le Professeur s'inclina respectueusement avant de quitter le bureau de Doloresse pour celui de Lucretzia. Cette dernière avait la main posée sur le cœur d'Edmund. Une fois l'enfant parti, Harlace prit un air grave.
– Nous devons remettre les fruits de nos recherches demains, annonça-t-il simplement.
– Il a tellement de colère et de peur en lui... Peut-être devrais-je interroger ses rêves, dit Lucretzia en fixant tristement la porte.
– Madame, vous n'y pensez pas ?
– Abrahame veut que je développe mon pouvoir, Edmund est parfait pour cela. Joindre l'utile à l'agréable. Tu n'imagines pas la frustration que je ressens à ne pas être capable de pleinement aider ces jeunes.
Harlace ne comprenait probablement pas, mais il soutenait totalement son amie. Même pour le bien, manipuler les esprits des autres n'était pas bénéfique. Ce n'était pas une magie sans conséquences non plus.
Après être revenue dans la réalité, Lucretzia réalisa ce que venait de lui dire son collègue. Abrahame tenait à obtenir dès le lendemain des informations sur l'Autel de pierre ? Cela aurait pu être une bonne nouvelle, s'ils n'avaient pas rien à lui proposer. Cet empressement ne sembla pas déstabiliser Harlace qui gardait son éternel sourire. Aussi étrange que cela puisse paraître, il avait une solution miracle à ce nouveau problème. Le Professeur plongea sa main dans la doublure de sa vielle veste et en sortit un mystérieux journal.
– Il m'est apparu il y a plus d'un siècle environ, quand je me tenais encore sur les bancs de cette académie. C'est de lui que je tiens ma passion de la Géographie, expliqua-t-il en présentant son livre.
Ce n'était qu'un vieux journal d'aventure à moitié moisi. La couverture de cuir était en revanche frappée du sceau d'Ylisse, ce qui étonna Lucretzia. Cela ne l'empêcha pas de s'en emparer et de le feuilleter à une vitesse folle.
– Si la Régence te surprend avec ce journal hérétique, tu passeras l'éternité en prison, assura la Pupille avec émerveillement. Comment est-ce possible d'avoir pu recenser autant de lieux du Vieux-Culte ?
– J'ignore qui l'a rédigé, mais il est très ancien et ne dit que la vérité la plus stricte, j'ai vérifié une partie des informations, ajouta Harlace.
– Donc, avec ce journal, nous pourrions trouver l'Autel de pierre et comprendre son fonctionnement...
Les yeux de Lucretzia s'écarquillèrent avant de se mettre à briller. Lentement, elle posa le journal sur le bureau et lança un regard choqué à son ami. Elle venait de comprendre. S'il avait proposé à Abrahame d'utiliser de l'Autel, c'était par ce qu'il savait déjà où le trouver et comment s'en servir. Mais dans ce cas, quel était son but ultime ? Cet homme providentiel qui semblait toujours avoir la solution à tout. Était-ce vraiment un allié de l'ombre, ou un antagoniste trop parfait ? Lucretzia devait se méfier d'Harlace, l'homme était trop beau pour exister et être aussi gentil qu'il ne le prétendait.
Malgré les vexants soupçons de son amie, Harlace était prêt à volontiers lui céder son journal et tout ce qu'il savait. Il avait effectivement une idée en tête lorsqu'il proposa ce plan : utiliser l'Autel avant Grimar et permettre à Lucretzia de rester l'alliée parfaite d'Abrahame. Mais aussi de le pousser à la faute, qui le fera tomber de son piédestal.
– Si vous souhaitez réellement supplanter le Directeur, il faudra le trahir en étant à son niveau, c'est ainsi que cela fera le plus mal, expliqua le Professeur d'un ton déterminé.
– Tu ne me dis pas cela pour toi ? Je ne supporterai pas une trahison de ta part.
– Je puis vous jurer sur ma vie que rien au monde ne pourra me faire vous trahir, madame, répondit Harlace en s'agenouillant.
Lucretzia devait admettre qu'un allié aussi fort ne se refusait pas. Mais il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir le manège de cet homme prétendument parfait.
Lucretzia et Harlace se penchèrent donc sur cet étrange journal, plus particulièrement sur les pages traitant de l'Autel de pierre. Tout semblait y être indiqué, mais de manière codée. Bien souvent, les sites du Vieux-Culte étaient magiquement très dangereux. Leur utilisation ne devait pas être comprise de tous.
– Nous ne pouvons pas laisser qui que ce soit se servir de cet Autel, conclut péremptoirement Lucretzia.
– Madame, si nous ne faisons rien, ce sera Grimar qui va l'utiliser pour revenir, ou Abrahame, pour son compte personnel, rétorqua directement Harlace. C'est pour cela que nous devons nous emparer de ce plan pour nos propres ambitions.
– Tu veux donc manipuler le plus grand manipulateur qu'Arvermoor ait porté, bonne chance.
Leur conversation fut malheureusement interrompue par l'ouverture inattendue de la porte du bureau. Une piteuse femme entra alors dans la pièce. Son visage était maigre et son vieux cache-poussière peinait à tenir sur sa frêle carrure. Seul son énorme ventre semblait ressortir de ce corps squelettique.
– Je savais que je te trouverais là, lança la fragile femme en balayant la masse mauve qui lui couvrait le peu de visage qu'elle avait. Si tu n'es pas dans ton bureau, tu es forcément dans celui de Lucretzia, ajouta-t-elle en s'asseyant péniblement sur le canapé.
– Tu ne devrais pas être ici Nynphalda ! aboya sévèrement Harlace.
– Je regrette encore une fois d'avoir à t'imposer ce choix, mais si tu veux notre enfant, tu vas devoir assumer ma présence, répliqua la drôle de femme d'un ton acerbe.
Lucretzia se releva en gloussant face à cette dispute improbable. Elle soutient à Nynphalda que son état la fascinait grandement. Avec malice et froideur, la jeune enceinte lui rétorqua que c'était la Pupille qui la captivait sincèrement. C'est en se caressant le ventre que cette dernière quitta la pièce une seconde.
Nynphalda fit comme chez elle en venant consulter le journal que tenait Harlace, une action qui le mit hors de lui. Il le lui reprit des mains en stipulant bien que c'était impoli de toucher à ce qui n'était pas à soi. Mais cela, la jeune femme s'en fichait bien.
– C'est un rôle de bouquin, hérétique à souhait, c'est pour cela que j'ai cherché à t'éliminer, à une époque, nargua Nynphalda d'un ton bien amusé. Tu sais à quoi correspond le schéma central ?
Harlace s'étonna de la question et consulta instantanément ce dont parlait son interlocutrice. Il y avait effectivement, au centre du journal, une étrange double-page. Elle était entièrement dessinée, mais jamais le professeur n'avait pensé que ce serait le schéma de quelque chose.
– Elle pense qu'il est incomplet et je suis de son avis, assura Lucretzia, qui venait de revenir. Mais ça ne nous aide en rien pour l'Autel, alors voyons ça plus tard.
De nouveau, Harlace fut désarçonné. Si le schéma était incomplet, où était la suite. Se pouvait-il que d'autres journaux de ce type existent ? En un coup d'œil, les deux femmes déterminèrent une chose qu'il ne comprit pas en un siècle. De quoi se remettre en question. Quoi qu'il en soit, il fallait se concentrer sur l'Autel, pour l'utiliser à leur avantage.
Le sceau d'Ylisse sur la couverture du journal :
Épuisées par leur état, les filles étaient tombées de fatigue depuis longtemps. Harlace ne semblait pas subir les appels du sommeil, au contraire, il demeurait aussi frais qu'en pleine journée. Il passa la nuit entière à déchiffrer les énigmes relatives à l'utilisation de l'Autel de pierre. Ce n'est qu'au petit matin qu'il eut de quoi satisfaire Abrahame. Lucretzia et Nynphalda se réveillèrent avec un bon petit-déjeuner soigneusement apporter par leur ami.
– J'imagine que c'est à toi que je dois ce bon repas, lança Nynphalda à l'adresse de Lucretzia.
– Plutôt de la créature étrange qui pousse dans ton ventre.
– Même si cela ne m'enchante gère, ta survie est nécessaire, pour l'instant du moins, affirma Harlace.
– Je vais te prouver ma bonne foi en gardant tes illégales actions pour moi, rétorqua moqueusement la future mère.
Lucretzia peina à tempérer son ami, qui s'était métamorphosé dès que Nynphalda était entrée dans le bureau. Néanmoins, elle ne s'imposa pas plus longtemps. Personne ne devant la voir, il lui fallait quitter le manoir avant que les étudiants n'arrivent. Après son départ, les deux amis purent rendre une visite matinale à Abrahame pour lui faire part de leurs découvertes sur l'Autel de pierre.
– Je savais que vous étiez un bon gars, Harlace, félicita le Directeur d'un ton enjoué ponctué d'un geste amical. Quant à toi, ma belle, je n'ai jamais douté de tes capacités, adressa-t-il à Lucretzia.
– Abrahame, concrétiser la cérémonie va demander un travail colossal, il nous faut des moyens, notifia gravement la Pupille.
– Moui, je pense déjà que votre rôle de Grande-prêtresse, enfoui sous toutes ces couches de... Abrahame fit de grands gestes étranges face à Lucretzia, consternée, de toi, évidemment. Tu as les compétences d'effectuer le sacrifice.
– Concernant ce point, intervint Harlace, êtes-vous sincèrement prêts à sacrifier une vie innocente pour sauver le monde ?
- Petit, je serai prêt à sacrifier mon père si cela me permettait d'être le roi du monde, rétorqua péremptoirement Abrahame.
– Une vie innocente, la plus pure qui soit si nous voulons détruire l'Autel, révéla tristement Lucretzia.
Cela déstabilisa les deux amis, mais ne fit point réagir le Directeur, qui conserva son air enfantin.
Abrahame se leva solennellement tout en prenant un air grave. Quelques explications s'imposaient. L'Autel de pierre possédait les capacités de s'autodétruire, de se renforcer, de créer un maître de la mort ou de ramener des âmes perdues à la vie. Tout dépendait de l'état de l'âme sacrifiée dessus. À l'heure actuelle, seul Harlace certifiait sincèrement que Grimar convoitait ce pouvoir. Après tout, en trois millénaires, son armée a vu passés des milliers de guerriers exceptionnels, capables de faire plier Yrmoonia en un claquement de doigts. Il serait logique de vouloir un tel atout. Mais les Disciples étaient-ils prêts à y mettre le prix ?
Pour Abrahame, cela semblait assez fantaisiste comme scénario, mais ajouter un nouvel état de fait à son palmarès ne se refusait pas. Après tout, même si cela ne se passait pas comme prévu, il serait toujours possible de détourner le sacrifice à des fins personnelles.
Lucretzia demeura impassible, ce qui amusa le Directeur. N'ayant plus de raison de les retenir, il les congédia de façon appuyée. Une fois, dehors, les deux amis se jetèrent un regard complice.
– Vous voulez vraiment piéger l'homme le plus intelligent et puissant de notre époque ? demanda-t-elle d'un ton incertain.
– Sauf votre respect, je lis sur votre visage vos sentiments à son égard. Quoi qu'il tente de faire, vous lui donnerez notre Déesse sans confession, répliqua humblement Harlace.
– Il est vrai que j'ai une certaine admiration pour Abrahame, en dépit de ses agissements nébuleux. J'aime à croire que nous poursuivons le même but, même s'il le fait pour d'égoïstes raisons.
– C'est possible, mais si vous voulez une Ylisse à votre image et un avenir radieux pour les jeunes, il va falloir sacrifier le roi.
Tout au fond d'elle, dans une partie inconnue de son esprit, Lucretzia savait qu'Abrahame lui préparait un mauvais coup et qu'une désagréable surprise l'attendait au bout de ce périple. Mais cela, elle refusait de se l'admettre, trop aveuglée par ses sentiments. N'y avait-il rien de pire que d'être tiraillé entre le bien et le mal sans savoir où chacun se situait ? La Pupille savait que le sacrifice sur l'Autel de pierre allait être un moment charnière de sa vie. Celui-ci, allait-il réellement lui permettre de reprendre Ylisse en faisant tomber Abrahame ? Même si ce n'était pas directement le cas, elle se sentait prête à tout pour retrouver son libre arbitre.
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