12) L'Île de la Régence
Réveillé par l'engourdissement de son bras, Velcane réalisa que Lucina dormait à moitié sur lui. Pour ne pas la réveiller, il s'extirpa délicatement et descendit pour aller déjeuner.
En bas, le jeune garçon eut la désagréable surprise de trouver Dame Lucretzia. Elle sirotait son breuvage matinal avec un agaçant air suffisant. Ses petits regards mesquins à l'adresse de Velcane étaient très perturbants.
- Tu sembles bien renfrogné ce matin, minauda la dame d'une voix mielleuse. Jonathane m'a pourtant assuré que tu étais très agréable avec les adultes.
- Seulement ceux qui ne me mentent pas et qui me respectent en retour ! Vous pouvez manipuler Lucina avec vos belles paroles, mais je ne suis pas aussi naïf qu'elle, cracha Velcane en la fusillant du regard.
- Cependant, tu semblais bien emballé à l'idée d'étudier à Ylisse. Ce revirement de pensée, viendrait-il de ton père ?
Offusqué, Velcane n'eut heureusement pas le temps de réplique. Les bâillements ostensibles de sa sœur l'en empêchant.
- Tu as une mine radieuse ma princesse, je constate que la nuit fut agréable, commenta sympathiquement Lucretzia.
Lucina se contenta d'un sourire gêné. Le regard qu'elle jeta à Velcane indiqua qu'elle sentait la tension dans la pièce. Lucretzia se leva et leur demanda de se dépêcher. Il leur fallait passer à la banque avant d'aller en ville pour acheter leurs affaires scolaires.
Lucina trouva étrange que Lucretzia veuille aller à la banque pile quand elle en entend parler par d'autres intermédiaires. Mais ce ne devait être qu'une coïncidence. Il leur fallait bien de l'argent pour faire des emplettes en ville.
Comme à son habitude, Velcane avait les bras croisés et le visage fermé. Il était adossé au carrosse d'argent, à attendre sa sœur.
- Pourquoi faire la gueule quand tout va bien ? demanda Lucina d'un ton enjoué.
- Tu ne trouves pas que Lucretzia nous cache des choses ?
- Sans doute. Le tout est de savoir si c'est pour nous protéger ou nous nuire, répondit la jeune fille d'un ton détacher.
Velcane partagea ses doutes. John et Landry étaient obnubilés par le fait de les envoyer eux à Ylisse, c'était jusque-là une évidence. Mais Azriel et d'autres semblaient moins en accord avec cette idée. Supposant qu'Abrahame ou ses alliés pouvaient avoir de mauvaises intentions envers eux. Sans doute, était-ce lié à leur caractère « spécial ». Lucretzia le dit elle-même, Abrahame était égoïste et tenait à s'entourer des meilleurs potentiels.
Lucina n'avait pas vu les choses sous cet angle, elle qui s'était toujours méfiée d'Ylisse. Mais après tout, si c'était son destin, pourquoi s'y soustraire ? Edmund et Velcane allaient à Ylisse, alors elle aussi. Qu'importe le piège que cela représentait.
- Sœurette, on va à Ylisse pour étudier, rien d'autre. On doit être prudent, je ne veux pas finir comme un vulgaire pion dans le jeu de la Régence, intima fermement Velcane.
Lucina ne sut que dire, le temps d'hésiter, que Lucretzia apparut derrière elle en lui souriant. Délicatement, elle l'aida à monter dans la voiture, non sans sourire faussement au jeune garçon.
Le trajet fut glacial. Personne n'osa parler. Lucina vit bien les tensions qu'il y avait entre son frère et sa protectrice. Qui croire ? Jusque-là, Lucretzia n'avait montré aucune raison de se méfier d'elle. Velcane pensait qu'Ylisse était un piège pour servir des intentions personnelles, celles d'Abrahame notamment. Mais était-ce vrai pour autant ? Pour le moment, le but de l'héroïne était clair, rester proche de ses amis et perfectionner son Dji défectueux.
La banque centrale d'Yrmoonia était un immense rectangle, dans le même style gréco-romain, somptueusement orné que le reste de l'île. En le voyant, Lucina eut l'impression de voir un très chic bâtiment parisien.
Lucretzia entra la première dans ce sublime édifice, talonnée par Lucina. Passer la porte lui déclencha une vive douleur dans la poitrine.
- Ce sont des bloqueurs de Dji, un dispositif de sécurité pour empêcher toute attaque magique, expliqua Lucretzia en indiquant les pylônes de cristal qui encadraient la porte.
Velcane entra à son tour et souffrit autant que sa sœur. Il jeta un regard noir aux pylônes. La Régence avait vraiment tout prévu pour inhiber la Sorcellerie sur son île. Cela faisait de la banque l'un des endroits les plus sûrs de l'île. Y pénétrer avec de mauvaises intentions était purement suicidaire.
Le hall était une immense pièce hexagonale. À leur droite, des guichets lourdement grillagés, à leur gauche, des bureaux, et sous leurs pieds, un magnifique soleil. Devant eux se trouvaient quelques marches qui menaient à trois grosses portes, celle du centre s'ouvrit et un homme richement habillé d'un long manteau noir en sortit.
- Madame Darzio, que puis-je pour vous ? demanda l'homme en baisant délicatement la main de la femme.
- Ces jeunes désireraient avoir accès à leurs coffres et je souhaiterais vous faire part d'un problème.
- Nul problème pour ma plus fidèle cliente, vous êtes une bonne amie, je ne peux que me plier à vos désirs, dit-il d'un ton délicat.
L'employé se présenta aux jeunes comme étant Sirgo, le directeur de la banque. Il invita Lucina et Velcane à le suivre vers les escaliers.
Au troisième étage, ils traversèrent un merveilleux couloir tapissé de rouge. De part et d'autre, se trouvaient de lourdes portes d'acier. Sur chacune d'elles, un petit système d'engrenages avec un joyau d'or au centre.
Une fois arrivé, Sirgo invita Lucretzia à toucher la porte. Elle tendit alors son bras de tout son long et frôla à peine le petit cristal doré avec son majeur, une vive boule de lumière s'échappa de son poignet pour se loger dans la pierre.
Lucretzia se décala en invitant Lucina à reproduire le même rituel. Sans vraiment comprendre, la petite s'exécuta. La lumière passa cette fois-ci du cristal au bras de Lucina. Un petit tatouage de lumière d'or apparut brièvement sur son poignet.
Désormais, propriétaire du coffre, elle dut recommencer pour pouvoir l'ouvrir. Les engrenages tournèrent en cliquetant, le joyau s'illumina et la loure porte d'acier rentra dans le mur.
- Mon nez n'a pas saigné, s'étonna-t-elle joyeusement.
- C'est normal, tu n'as pas fait appel à ton Dji intérieur, mais à la forme la plus pure de la Sorcellerie, les cristaux.
Lucretzia parla dans le vide, puisque Lucina découvrit l'immense tas d'or qui l'attendait sur une table. D'abord réticente à l'accepter, elle changea d'avis en apprenant que c'était une sorte de bourse offerte par sa protectrice, Ylisse et la Régence. N'ayant pas de parents, il lui fallait bien cela pour assurer sa scolarité. En une seconde, elle venait de gagner deux-cent-cinquante-mille Orys, de quoi vivre aisément jusqu'à son entrée dans la vie active.
Velcane souffla quand il vit les niaiseries de Lucretzia face à sa sœur. La dame se tourna vers lui pour lui proposer de débloquer son coffre, mais il refusa. Même apprendre qu'il était trois fois plus riche que Lucina ne le fit pas chanceler.
La réaction de Velcane la médusa, mais ce n'était pas le moment d'aborder le sujet d'après sa tête. De toute façon, elle vit Lucretzia prendre à partie Sirgo, sans doute pour échanger des secrets, ce qui intéressa grandement Lucina.
- Je regrette, mais il est retourné dans le coffre trois-cent-vingt-huit. Vous n'y aurez accès que sur autorisation du propriétaire...
- Qui est porté disparu et présumé mort depuis dix ans !
- Cela ne change pas le fait que vous n'êtes ni la propriétaire, ni l'héritière de ce coffre, acheva sèchement Sirgo.
Le directeur se retourna, Lucina fit semblant de ne pas les écouter. Après avoir poussé un soupir colérique, Lucretzia reprit les jeunes sous son aile et quitta la banque.
Lucretzia chercherait à entrer dans un coffre ? Mais pourquoi ? Machinalement, Lucina pensa au collier d'ovire voler par Firgne, mais ce serait une coïncidence trop évidente. Il devait s'agir d'autre chose. Sans doute de l'ordre du privé, rien qui ne la concerne directement. Néanmoins, elle nota l'information dans son esprit.
Lucretzia était face à des enfants qui s'émerveillaient de tout, même de choses qui ne le méritaient pas. Il lui fallait simplement leur expliquer les secrets de ce monde. Leur visite en ville ne leur servit pas uniquement à acheter des plumes et des parchemins.
Les édifices les plus présents sur l'île étaient les temples du Lunisme, la religion principale d'Yrmoonia. Le même culte qui réprimait la Sorcellerie. Lucretzia avait enregistré le rêve de Lucina. Mais savait-elle réellement ce qu'il impliquait ? Ils s'arrêtèrent quelques instants à sa demande pour l'écouter.
- Vous devez comprendre que la religion est la cause première des maux de ce monde. La guerre, dont on vous parle depuis toujours, vient de là, expliqua gravement la femme. Certains veulent un culte plus juste, qui juge les cœurs des pêcheurs. Mais la Régence, qui tient à son pouvoir sur le contient, préfère maintenir son peuple dans la docilité de l'ignorance.
La Sorcellerie était associée au pouvoir et à la connaissance. Deux choses que seuls des initiés pouvaient obtenir. La grande majorité des civils n'étaient que des gens banals, incapable d'utiliser le moindre sort et vivant dans l'obscurité.
- Vous ne savez rien des secrets de ce monde. Mais aujourd'hui, que voulez-vous lui apporter ? demanda-t-elle, principalement à l'adresse de Velcane.
- Comme Lucina, je pense que je veux le changer, répondit-il sincèrement. Je ne trouve pas ça juste qu'il y ait les bons et les mauvais. Des hommes comme vous ou Abrahame qui veulent se servir de nos pouvoirs pour des raisons persos, quand d'autres se battent pour la liberté et l'éducation.
Lucretzia jeta un tendre regard à Velcane et versa même une petite larme. Lucina n'avait jamais réalisé ce que son rêve impliquait. Elle venait d'entrer dans un monde fait de politique et de religion, deux notions qui n'étaient pas accessibles à une gamine de douze ans. Elle préférera rêver en observant les différents soldats postés là pour protéger les populations, ainsi que les nombreux touristes.
- Ylisse nous fournira notre épée et notre tenue ? demanda-t-elle, les yeux débordant d'admiration.
- Effectivement. L'académie considère cela comme des extensions de vous et de votre personnalité, vous les obtiendrez lors de la cérémonie d'entrée, répondit Lucretzia en souriant.
Pour appuyer son propos, Lucretzia improvisa une surprise pour les jeunes. Elle claqua un feu d'émeraude et les amena au sommet de la tour ouest de l'île. Le point culminant de la cité permettait d'avoir une vue imprenable dessus.
Velcane dut maintenir ses cheveux en arrière à cause du vent pour découvrir la sublime vue. Son visage fermé s'illumina et afficha un large sourire. La ville était certes inégalitaire, mais n'en demeurait pas moins merveilleuse vue d'en haut.
Sans attendre, Lucina et Velcane allèrent s'accouder à la rambarde pour admirer toute la ville depuis leur perchoir. Elle était si grande, si belle, si irrégulière dans sa répartition de la beauté.
- Voilà l'œuvre de la Régence, affirma Lucretzia en rejoignant les adolescents. Le bien et le mal n'existent pas vraiment au fond. Chacun agit pour ce qui lui semble juste, ses propres intérêts. Abrahame et moi ne sommes pas différents, dit-elle d'une douce voix triste. Lui préfère conserver ses privilèges et changer le moins possible ce monde, quitte à trahir son rang. Alors que moi, je serai prête à raser ce monde pourri pour que vous ayez un meilleur avenir que le nôtre. C'est à vous de tracer votre voie, sachez que peu importe ce qu'elle sera, je serai là pour vous épauler.
Malgré ses cheveux en pleine figure, Velcane adressa son premier sourire bienveillant à Lucretzia, qui lui répondit avec bonté. Avant de partir, Lucina tenait à savourer cette liberté. L'air était pour elle synonyme d'évasion. Sentir sa chevelure rebelle flotter au gré des souffles, c'était sensation qui n'avait pas de prix.
De retour à l'hôtel, Lucina réalisa que son rêve était compliqué. Malgré tout, elle était différente. Tout ce qu'elle voulait, c'était fuir son passé et être heureuse près de ses amis. Elle pouvait donc se consacrer à sauver les autres et améliorer la Sorcellerie, même si cela allait contre les lois religieuses.
En passant près du bassin des muses, Lucina entendit comme une sorte d'écho au fin fond de son esprit. Comme une voix qui l'appelait pour lui dicter ce qu'elle devait faire. Subitement, la jeune fille repensa à ce qu'elle vécut durant la nuit et à ses cauchemars. Son passé était très bien derrière elle, mais cet étrange collier d'ovire vint hanter son esprit sans qu'elle ne sache pourquoi.
Ce n'était pas la première fois que Lucina ressentait ce genre de chose. Parfois, il lui arrivait d'avoir des impressions, comme si une chose était plus importante qu'elle ne le laissait croire. Pour se vider la tête, elle décida de tremper les jambes dans le bassin. Poussée par les muses, elle se mit à dessiner.
Machinalement, elle sortit son cahier et du fusain et se mit à dessiner. Ses gestes, d'une précision chirurgicale, témoignaient d'une adresse sans pareil. Elle, qui n'avait jamais pratiqué cet art, se retrouva à tracer des traits d'une harmonie parfaite. Chaque mouvement de poignet était maîtrisé.
Après une heure, son gribouillis ressembla à une véritable œuvre d'art. Le dessin représentait son pendentif en croissant de lune, ainsi que ce dont elle se souvenait du collier d'ovire.
Lucretzia vint sincèrement la félicité pour son art, bien qu'il ait été réalisé par le biais des muses. Avant de partir, Lucina hésita légèrement à la questionner sur ces bijoux, mais y renonça. Aborder son lourd passé était encore trop dur.
Le pouvoir des muses n'ayant plus d'effet sur elle, Lucina décida de descendre dans le hall. Elle ressentait le besoin oppressant de changer d'air et de se vider la tête. Entre les dires de Lucretzia et cette histoire de collier, son cerveau était en ébullition.
Observer les gens était agréable pour Lucina. D'autant plus qu'ici, tous venaient de coin différent. Personne ne se ressemblait tant par son allure que par sa tenue. Le monde impressionnant dans le hall donnait l'impression d'être dans un hall de gare.
- En voilà une fort jolie œuvre d'art, assura une voix des plus hautaines provenant de derrière Lucina.
D'un mouvement sec, la jeune fille tourna la tête, ce qu'elle vit, la laissa perplexe. Par-dessus son épaule, se tenait un visage de fouine avec des yeux méprisants et une tignasse blanche. Le garçon, pas plus âgé que Lucina, s'assied sur un siège et posa ses chics bottes sur la table. Elles étaient assorties à son somptueux manteau ocre.
- Tu dois être la fille d'un de ces riches artistes conviés au Festival de demain, lança le garçon avant même que Lucina n'ouvre la bouche.
Il leva le bras pour appeler un homme en claquant des doigts. Ce dernier lui apporta un fruit découpé sur un plateau d'argent.
- Je suis en simple visite pour préparer ma rentrée à Ylisse. C'est Dame Lucretzia qui m'a amené ici, plaça enfin Lucina d'un ton ferme.
Le garçon plissa les yeux et grimaça, mais pas assez discrètement pour que la perspicace ne le remarque pas.
- Iñigo Forgo, Prince héritier d'Isgarde, dit-il d'un ton lent et pédant, comme si son interlocutrice était censée le connaître. Tu es douée, pour une roturière. Lucina grinça des dents à l'entente de cette phrase. Tu sais l'artiste, je serai prêt à mettre un certaine somme pour ton œuvre.
Lucina ravala sa fierté, elle ne sut comment lui dire qu'elle ne désirait pas vendre son dessin fait grâce aux muses et qu'elle avait assez d'argent pour vivre confortablement.
- Tout va bien ? demanda Velcane en débarquant entre sa sœur et sa royale compagnie.
- Ho ho, l'artiste a un copain, remarqua Iñigo de son méprisant accent slave. J'espère que le gringalet ne sera pas notre futur camarade de classe, il n'a pas l'air dans son élément ici.
Lucina vit bien que son frère était sur le point de frapper Iñigo, elle prit les devants en faisant les présentations. Quand il apprit qui était ce malotru, Velcane se calma. Il ne fallait pas risquer un incident diplomatique. Heureusement qu'à Ylisse les rangs sociaux disparaissaient.
Iñigo partis, Velcane pu librement parler avec sa sœur. Ils étaient tous les deux d'accords pour espérer ne pas avoir d'autres énergumènes de la sorte dans leur classe. Ce Prince leur laissa un goût amer dans la bouche. Ils n'avaient pas hâte de le revoir.
Velcane partagea honnêtement ses doutes avec Lucina. Il craignait que son côté scolaire ne le conduise que dans la politique ou la religion, un destin qu'il semblait détester. Il n'avait pas de rêve, aucune ambition, tout ce qu'il voulait s'était protégé sa sœur et fuir son passé.
Lucina enchaîna, tout ce qu'elle voulait, c'était profiter de son enfance, de ses amis et de son insouciance. Les problèmes de guerre, de carrière et de religion, c'était le problème de sa version adulte. Son seul rêve était d'être une bonne personne et de vivre auprès de ses amis. Elle avait conscience que changer le monde ne sera jamais à sa portée.
Lucina posa sa tête sur l'épaule de son frère et tenta de le rassurer comme elle le pouvait. Au fond, tout ceci la dépassait largement. Pour l'instant, il leur fallait aller à Ylisse et y perfectionner leur Dji, même si Velcane ne semblait pas avoir de pouvoir.
Pour l'instant, c'était le présent qui comptait, le Festival. Lucina avait tellement hâte d'y être et de s'amuser avec son frère. Cela allait être leur premier vrai moment de complicité, en dehors de leurs jeux d'enfance.
Inigo Forgo, Prince d'Isgarde :
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