5: Douleurs
La mosaïque des verres de la haute fenêtre filtrait le Soleil par contrastes. Certains boisseaux de rayons apparaissaient plus lumineux que d'autres, et faisaient briller la poussière de l'air d'un scintillement orangé. Ils dessinaient sur le lit une marque éblouissante ; les arabesques de la lueur portée s'y confondaient avec les replis des draps.
Ermessinde se redressa. S'étira. Ébouriffa un instant sa longue chevelure dénouée, presque éthérée dans la lumière du matin. Elle glissa souplement hors de sa couche, saisit une longue chemise de lin jetée sur un dossier de chaise, et s'en vêtit.
La sueur fit coller le tissu à son dos et sur sa poitrine.
Toujours échevelée, elle s'assit sur un petit tabouret rembourré de velours pourpre, qui faisait face à un grand panneau de bois. Une toile claire s'y étirait, fixée aux deux extrémités du métier. Fredonnant doucement pour elle-même, dame de Puisac saisit une aiguille argentée, et entreprit de fixer le fil d'une fine bobine d'un bleu profond, éclatant.
Un grognement s'éleva depuis le matelas, suivi d'une voix pâteuse.
"Même dans ces moments-là, tu es incapable de te reposer, hein ?"
Elle mit un instant à répondre, tout entière à sa tâche.
"Tu te reposes bien assez pour nous deux", remarqua-t-elle enfin.
Les draps refluèrent, et une silhouette apparut, luisante au milieu du rectangle chatoyant. Le corps bronzé, aux larges épaules, se frotta un instant les tempes, avant de regarder droit vers l'éblouissant vitrage, sans plisser les yeux. Ses traits étaient fins, presque féminins. L'arête de ses pommettes formait un triangle régulier avec la bosse saillante de son menton.
"Il va faire beau, aujourd'hui", commenta-t-il simplement.
"Voilà. Cette fois tu n'as pas d'excuse pour traîner un jour de plus."
Il ramassa ses braies sur le tapis du sol, et s'assit au bord de la couche pour s'habiller. Attachant la cordelette autour de sa taille, il observait le manège d'Ermessinde, qui alignait les points de croix avec une attention presque religieuse.
"Je me demandais à quoi allait te servir ce canevas", intervint-il après une pause. "Tu fais de la tapisserie ?"
"Une broderie."
"Tu peux... Tu peux pas demander à une de tes innombrables domestiques de s'en charger pour toi ?"
"Mais le présent aura moins de valeur s'il n'est pas fait de ma main."
"Un cadeau ?" reprit-il, sidéré. "Toi ? Mais... Pour qui ?"
Elle ôta les yeux de son œuvre naissante, et lui adressa un de ses rares sourires, précieux et beaux comme des diamants. Il répondit en feignant l'inquiétude.
"Tu es sûre que ça va bien ? Toi... la dame éplorée qui brode pendant que son preux chevalier vadrouille au loin ?"
Elle fronça les sourcils, légèrement piquée.
"Tu as l'air de trouver ça incongru."
"De ta part ? Une activité qui n'a pas pour objectif immédiat d'écraser un de tes concurrents dans une flaque de boue ? Oui, c'est surprenant."
Il se leva, passa sa tunique, puis un épais gambison cousu d'écailles d'acier.
"D'autres auraient dit « merci »", répliqua-t-elle froidement.
"Oh, mais je te remercierai", la rassura-t-il, se rasseyant au bord du lit pour nouer ses bottes. "Mais à mon retour. Si d'aventure tu arrives au bout de cette petite lubie du matin."
Elle posa son échevette sur ses genoux, et le fixa, plus surprise que fâchée.
"Je n'en reviens pas", souffla-t-elle. "Tu crois que je vais abandonner en cours ? Tu me mets au défi ? Moi ?"
Il acheva de serrer ses lacets, se dressa, lui sourit gentiment.
"Dans quelques mois, je reviendrai de Gênes. À l'instant où je franchirai cette porte, tu me foudroieras du regard pour m'empêcher d'évoquer ce sujet, et il n'en sera plus fait mention jusqu'au deuxième avènement du Christ."
"Parfait", conclut-elle, se remettant à la tâche. "J'ai donc une motivation de plus d'arriver au bout : te fourrer ton odieux rictus narquois tout au fond de la gorge."
Il embrassa le sommet de son crâne. Se dirigea vers la porte, ordonnant de ses doigts sa crinière brune piquée de gris.
"Hugues."
Il se retourna. L'urgence du ton l'avait surpris.
"Fais attention, hein ?"
"...Bien sûr. Toi aussi, oui ? Mon amour."
Il sortit. La porte résonna d'une curieuse tonalité métallique. Le bruit de ses pas se dissipa dans le couloir.
Et le temps s'écoula.
La lumière du Soleil s'amplifia, devint brûlante, puis décrut, et ce fut la nuit. Un nouveau jour lui succéda, et un autre. La Lune gonfla avant de disparaître. La toile du canevas s'emplit de courbes, de feuilles, de lignes d'or et de carmin. Et les ténèbres revinrent, opaques, dures comme de l'obsidienne.
Deux grands chandeliers de cuivre brûlaient dans la chambre, menant une lutte inégale contre l'obscurité. Ermessinde se tenait assise sur le tabouret pourpre. Une grande robe noire l'habillait jusqu'en haut du cou, et un voile blanc serré sur sa nuque couvrait ses deux tresses. Le canevas face à elle était à présent nu ; la broderie, complète et resplendissante, recouvrait ses cuisses, et pendait des deux côtés jusqu'au sol. Le dessin d'un paon ornait le centre. Elle le caressait du bout des doigts, le visage indéchiffrable.
Deux légers coups à la porte la tirèrent de sa contemplation. Elle se leva brusquement, courroucée et impérieuse.
"J'ai bien ordonné que personne ne me dérange..."
Le battant s'ouvrit malgré son injonction. Une bourrasque de stupéfaction chassa toute la colère de son visage.
Un homme apparaissait sur le seuil. Pas très grand de taille, son visage effacé et doux se bordait d'une barbe et de cheveux courts d'un blond très clair, presque blanc. Il portait une tunique simple, à mi-cuisse, d'un châtain sombre rehaussé de fils d'or. Il observait Ermessinde en silence, d'un air réservé, soucieux.
"Rostaing", fit-elle. "Je... Je ne t'attendais pas si vite. En pleine nuit..."
Il entra, ferma la porte lui-même. Aucun valet ne se trouvait dans le couloir.
"On n'était plus qu'à une poignée de lieues d'ici quand le Soleil s'est couché." Il ébaucha un sourire. "Je ne voulais pas dormir autre part que sur mon vrai matelas."
Elle s'inclina légèrement.
"J'apprécie ta venue. Mais il n'était pas nécessaire d'arriver si vite. Il doit y avoir encore beaucoup de préparatifs avant la foire de Saint-Ayoul, et je ne pourrai pas me rendre à Provins avant..."
Il marcha vers elle, ignorant sa réplique. Elle le laissa s'approcher, perdue dans une confusion soudaine. Il s'arrêta à moins d'un pas d'elle. Puis baissa les yeux. Elle suivit son regard, vers sa main droite.
Les doigts d'Ermessinde étaient serrés si fort sur la broderie que ses phalanges tremblaient.
Il l'attira vers lui, l'enserra entre ses bras, sans se départir de son expression calme, polie. Elle fixait le mur face à elle, le visage vide. Sa main gauche, qui n'était pas crispée sur le présent désormais futile, tapota l'épaule de son visiteur. Puis ses mouvements se firent plus raides. Elle ferma ses poings. Frappa sur l'homme, de plus en plus fort. Sa figure se déforma en une grimace hideuse. Une larme, noire et brûlante, glissa sur les plis de sa peau.
Quelques instants plus tard, ils reposaient sur le lit, toujours habillés et chaussés. Allongés sur le dos, la tête relevée par des coussins de soie, ils fixaient le même point des lambris du plafond ; les doigts de leurs mains formaient un entrelacs inextricable.
Un rire nerveux secoua la dame de Puisac.
"Qu'est-ce qu'il y a ?" s'enquit doucement Rostaing.
"Rien. Juste le... L'étrangeté de la situation."
Il haussa les épaules.
"Je réconforte mon épouse. Quel mari ne ferait pas cela ?"
"De la mort de mon amant ? Pas si courant, quand même."
"Personne au monde ne m'est plus cher que toi, tu le sais. Nous nous aimons à notre façon..."
"Dacien est venu avec toi ?" l'interrompit-elle.
"...Il a... jugé préférable de nous laisser entre nous pour quelques jours."
"Je comprends. Mais ce n'était pas nécessaire."
Elle soupira, s'absorba à nouveau dans la contemplation des poutres au-dessus de leurs têtes.
"Hugues avait survécu à des batailles", reprit-elle d'un ton songeur. "Il a traversé la Mer de bout en bout. Conduit des caravanes jusqu'à Acre et Alexandrie. Il n'était qu'à quelques lieues d'ici. Pour avoir pris la mauvaise route au mauvais moment..."
Elle se tut, le temps de contenir un frisson.
"Ni une armée, ni des Sarrasins, ni un baron brigand, juste un simple hors-la-loi..."
"Tu sais des choses sur son tueur ?" s'étonna Rostaing.
"... Tu vas me dire que venger Hugues ne le fera pas ressusciter."
"Oh non" l'assura-t-il. "Je ne compte pas me mettre entre toi et ta vengeance. Je ne suis ni assez fort ni assez fou pour ça."
Elle regarda un instant son époux, puis tourna à nouveau la tête vers le plafond.
"Je ne sais presque rien. Un homme violent, très violent. Cruel. Qui agit seul. Je n'ai pas de nom, ni de description."
"C'est... vaste. Si vraiment tu n'as rien d'autre..."
Elle eut une moue pensive.
"J'ai... un témoin."
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