4: Le seigneur
Le castrum se trouvait à une paire de lieues vers le Levant, au sommet d'une petite butte surplombant une forêt de pins et de cyprès. L'air se faisait plus frais à l'ombre des arbres. Un paysage majestueux s'entrevoyait en contrebas ; la campagne beige et grise du Comté s'étendait jusqu'aux contreforts bleutés des Alpilles, entrecoupée çà et là des rares taches sombres des champs.
Une grande palissade de bois ceignait la propriété du seigneur de Bressenas. Dispersées dans une vaste cour de terre battue, différentes bâtisses, de bois ou d'argile, abritaient l'étable, le chenil, le quartier des domestiques, les réserves de grain, ou la cuisine. Les deux seuls bâtiments de pierre, la demeure seigneuriale et un haut donjon quasiment dépourvu de fenêtres, formaient une imposante masse centrale de roches brunes
On avait ouvert grand les battants du large portail qui perçait la palissade. Au milieu de la cour s'affairaient palefreniers et écuyers, sous les aboiements assourdissants d'une meute de chiens qu'un veneur maîtrisait à grand-peine ; une chasse se préparait. Le chevalier que Marthe avait nommé Charles, toujours accompagné de son escorte, fut emmené jusqu'au maître des lieux.
Amaury de Bressenas était un homme puissant et épais, au regard dur. Son impressionnante barbe grise couvrait sa jaque de cuir clouté jusqu'au milieu de la poitrine. Il supervisait les préparatifs avec une impatience manifeste. Un page lui tendait un arc court au moment où il remarqua Charles, et il passa l'arme autour de l'épaule tout en toisant de haut en bas. Son regard s'attarda machinalement - comme tout le monde - sur les traces de rouille qui imprégnaient ses vêtements, les rares cheveux en couronne, et la jument grisâtre essoufflée par la marche.
"C'est toi, le vagabond qui dort au village de Saint-Firmin ?"
Sa voix calme, posée, presque douce, contrastait avec la rude apparence du seigneur.
"J'ai passé la nuit chez Marthe du pont, oui."
"Tu es qui ?"
Le vieux chevalier haussa les épaules. "Un vagabond, comme tu as dit. Je fais que passer. Je cherche d'ennui avec personne."
"Et tu as un nom ?"
"Non."
Bressenas fronça d'épais sourcils, paraissant plus intrigué qu'irrité.
"Tu n'as pas de nom ou tu en as un et tu ne veux pas me le dire ?"
"Je n'ai plus de nom. C'est une histoire compliquée et j'ai juré d'en garder le secret. Mais je ne vais pas te mentir en te donnant un nom au hasard. Un chevalier ne ment pas. Donne moi le nom qui te plaira."
"Un chevalier ?" fit Bressenas. "Qu'est-ce qui me prouve que tu es un chevalier ?"
Le vagabond haussa à nouveau les épaules. "J'ai un cheval. Une armure. Des armes."
Bressenas secoua la tête avec politesse. "Mais tu n'as ni maître, ni blason. Et même pas de nom. N'importe quel gredin peut tuer un chevalier dans son sommeil et voler son équipement."
Du coin de l'œil, discrètement, Charles surveillait le manège des hommes du seigneur. Les simples domestiques s'étaient écartés, et les hommes d'armes, à pied ou à cheval, formaient petit à petit un cercle autour de lui. Il en compta sept, dont deux qui lui semblaient des combattants expérimentés.
"Je suis accusé de quelque chose ?" s'enquit-il avec froideur.
"Un des villageois de Saint-Firmin a été tué hier soir", répondit Bressenas, sans se départir de son ton mesuré. "Il a été retrouvé sur le parvis de l'église, tranché de l'épaule à la poitrine, la peau du visage et du cou arrachée."
"Le visage ?"
"Chair, et même os du crâne à nu. Si j'en crois les témoignages, le travail d'équarrissage était particulièrement grossier, sans doute fait à coup de dents."
Charles repensa aux yeux rougis de son hôtesse.
"Je vois. Y a un vrai taré en liberté dans la région, c'est ça ?"
"Un fou, oui", fit le seigneur, fixant le vieux chevalier avec intensité, à la recherche du moindre indice sur son visage. "Ou un démon."
Charles se passa les doigts dans les touffes éparses qui désertaient son crâne.
"Et je ressemble à un démon, c'est ça ?"
"La femme du défunt n'a pas vu le visage de leur assaillant", poursuivit Bressenas d'une voix égale. "Mais il était à cheval, et portait une armure."
Charles lui rendit son regard. "Si je suis suspect, alors toi aussi, dans ce cas."
"Peut-être", sourit doucement Bressenas, "mais c'est moi qui juge."
"Juge quoi ?" attaqua Charles. "Ça ne s'est pas passé sur tes terres, si j'ai bien compris. Le village de Saint-Firmin et les alentours appartiennent au seigneur d'Ereillac."
Le trait toucha. Pour la première fois depuis le début de l'échange, Bressenas parut irrité. "Ereillac est vieux et sénile, presque grabataire. Et son château est à plus d'un jour de marche d'ici. Même si quelqu'un arrivait à lui expliquer ce qui se passe, le temps qu'il réagisse, le meurtrier sera déjà loin. Ou il y aura d'autres morts à pleurer."
"C'est pour ça que ça te concerne ?"
"Un homme honnête et bon a été massacré, à quelques jours de la naissance de son premier enfant. Oui ça me concerne. Ça concerne tout chrétien."
Charles regarda autour de lui. Les hommes de Bressenas l'entouraient désormais ostensiblement ; l'un d'entre eux avait saisi la garde de son épée.
"Chrétien ? C'est chrétien d'amener de force son prochain dans une embuscade, juste sur un vague soupçon ?"
"Mon prochain ?" gronda le seigneur. "Non, tu n'es pas mon prochain. Je suis Amaury de Bressenas. Toi tu es un vagabond, un traîne-misère, tu es un mendiant sur l'ombre d'un cheval."
Le vieux chevalier inspira profondément. Ses adversaires étaient nombreux, et s'étaient positionnés pour pouvoir l'attaquer de toute part. La fuite restait possible ; trois fantassins sur le côté droit formaient un point faible qu'il pouvait essayer de forcer. Mais cela signifierait présenter son dos à deux autres assaillants, dans le meilleur des cas. Le danger était réel.
Mieux valait essayer de s'en sortir par la diplomatie. Bressenas refusait de lui reconnaître son statut de chevalier. Il n'était pas le premier. Dans ces cas-là, le coup du latin marchait la plupart du temps. Il adressa un large sourire au maître des lieux.
"Audite fratres mei dilectissimi nonne Deus elegit pauperes in hoc mundo divites in fide et heredes regni quod repromisit Deus diligentibus se".
Bressenas ne parvint pas à cacher sa surprise. "Je vois. Tu parles latin. Et mieux que moi, il semble. Audite frates... Écoutez..."
Une voix claire s'éleva soudain derrière Charles. "Écoutez, mes frères bien-aimés : Dieu n'a-t-il pas choisi les pauvres aux yeux du monde, pour qu'ils soient riches en la foi, et héritiers du royaume qu'il a promis à ceux qui l'aiment ?"
Charles se retourna. Un jeune homme, quatorze à quinze ans tout au plus, le regardait avec des yeux brillants. "C'est dans l'épître de Saint Jacques, père."
Les gardes s'écartèrent respectueusement. L'adolescent avait la force de regard de son géniteur, mais sa carrure était encore fragile ; la maladresse de ses bras fins témoignait d'une croissance trop récente et trop rapide. Il approcha sa monture pas à pas, ses yeux s'attardant sur les armes, les mains, et l'enchevêtrement de cicatrices qui parait le visage du vieux chevalier. Charles réalisa que son cœur battait plus vite. Le jeune homme lui rappelait quelqu'un, et le souvenir était perçant, douloureux.
"C'est un chevalier errant, père. Il a laissé tout derrière lui, son nom et ses terres. Il a son épée, et sa foi."
Le regard de Bressenas allait de l'un à l'autre. "Thibault", fit-il lentement, "tu crois, toi, que cet homme est innocent ?"
"Pas seulement, père", répondit le jeune homme. "Je crois que c'est un preux."
Bressenas sembla hésiter un instant. Enfin, il soupira.
"Tu chasses ?" fit-il à Charles.
Ce fut au tour du vieux chevalier d'être pris de court.
"Je quoi ?"
"Mon veneur a repéré la piste d'un sanglier ce matin. Une piste fraîche. Tu en es ?"
Charles hocha lentement la tête. "Oui. Pourquoi pas. Ça me changera du gruau."
Le seigneur lui adressa un sourire poli. Le vieux chevalier tâcha d'y répondre, essayant de faire abstraction des regards toujours hostiles que lui lançaient la petite troupe. Et celui, bien plus troublant, des yeux brûlants du fils Bressenas. Un regard qu'il connaissait, tellement. En un autre temps, sur une autre terre. Un jeune écuyer fait chevalier devant les murailles d'Antioche.
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