𝟏𝟐 | 𝓭𝓸𝓾𝔃𝒆
Bonne lecture !
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William regarde le plafond, les bras posés sur son ventre vide.
Il écoute le silence de la pièce, le robinet de la cuisine ouverte qui fuit et qui le rend fou, le vent qui passe par les trois fenêtres ouvertes, les rideaux qui claquent un peu et les fêtes en contre-bas. Le rythme des musiques, des voix, des cris, des rires.
Le plafond est blanc : un blanc un peu sale, qui a vu passer des gens, des locataires, des acheteurs. Il y a quelques taches, mais William voulait le repeindre, quelques moins plus tôt. Son appartement est assez vieux, et très mal isolé. En été, il fond, et en hiver, il claque des dents.
Il le voit grâce aux lumières qui viennent de la rue : la nuit est déjà bien installée, et il sait que dehors le ciel est presque noir. Pas d'étoiles, et pas de lune. Rien, seulement du noir, et du vide.
Un faible soupir s'échappe de ses lèvres, et William cligne des yeux.
Il pense à rien. Il pense à tout. Parfois, son cerveau se met sur pause, et il reste là, allongé dans ses draps, à écouter sa respiration. Il se perd à l'intérieur de lui-même, ne peut même plus remuer les doigts, se force à reprendre conscience.
Il coule, coule, coule.
Parfois, sa respiration s'emballe.
Parfois, il se laisse aller à pleurer, sans faire trop de bruit. Il se sent coupable. Sa mère serait triste. Son père lui dirait que les hommes, ça ne pleure pas pour rien. Alors il se force, reprend conscience, et enterre tout.
Il balance ses émotions à la mer, enfile ses chaussures, et va courir.
Ce soir, William n'en a pas envie. Il ne veut pas courir, il ne veut pas bouger : simplement rester là et écouter la musique pop qui passe dans le bar à deux rues de là. Simplement respirer, sans pouvoir s'endormir, à essayer de ne pas couler. Simplement reste en vie, encore un peu, et sentir son cœur qui bat.
Parfois, Octavius s'impose dans ses pensées.
Parfois, il le laisse un peu tranquille.
William veut du calme et un estomac qui ne se retourne pas continuellement. Il veut une nuit sans peur, une nuit sans penser à la créature qui est en train de l'hypnotiser, à la sirène qui le tue petit à petit.
À Octavius, qu'il aime à la frontière de la folie, et qui lui sourit affectueusement quand il arrive le matin.
William rouvre les yeux sur son plafond, et se mord la lèvre.
Il fait chaud.
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Le soleil est en train de se lever, et William écoute la musique de son casque en regardant la mer.
Les mains dans les poches de son short noir, il marche tranquillement, d'un pas lent et fatigué. Le bord de mer est désert, à part quelques joggeurs matinaux et deux ou trois vélos qui manquent de le renverser. Ils le klaxonnent tous, un par un, avec la clochette accrochée à leur guidon.
William leur montre à chacun son majeur, et continue sa route.
Il est tôt, mais il ne dort pas beaucoup en ce moment : les cernes sous ses yeux s'agrandissent de jour en jour, et Monica lui sert deux tasses de café tous les matins avec une moue désapprobatrice. Ils n'ont pas bavardé depuis des semaines.
À sa gauche, l'océan apparaît peu à peu plus clairement. Le ciel est dégagé, rempli de toutes ces belles couleurs chaudes du matin, et l'eau paraît agitée. Presque en colère. William se souvient que la météo a annoncé des orages pour l'après-midi.
Au bout de dix minutes de marche supplémentaire, le soleil est entièrement levé, et le monde retrouve ses couleurs : cet instant particulier où le temps semble se suspendre disparaît pour de bon, et il ne reste que lui et ses lèvres ensanglantées. Il soupire, les muscles douloureux et le ventre gargouillant, et balaye la rive du regard.
Presque rien n'attire son attention alors qu'il traîne des pieds sur le goudron du trottoir, à part peut-être la petite dame âgée qui se trouve tout au bout, près de l'ancien port. William l'aperçoit, encore assise sur un banc, le regard face à l'océan.
Ses pas ralentissent et sa bouche s'entrouvre.
Cette femme est là tous les jours : à chaque fois qu'il court, chaque fois qu'il marche, chaque fois qu'il mange. Pendant des heures, sous le soleil de plomb ou la pluie, parfois avec un parapluie ou une ombrelle. Avec ce livre sur les genoux.
Ses canines percent ses lèvres, et il accélère de nouveau : William trottine sur la centaine de mètres qu'il lui reste, puis s'arrête presque immédiatement en arrivant au niveau du banc. L'espace d'une seconde, il hésite à aller s'asseoir ailleurs. La dame ne relève pas la tête, pas plus qu'elle ne lui lance un coup d'œil.
La mer continue de s'écraser sur la plage, avec rage, et le soleil lui chauffe la nuque.
William inspire, puis s'installe au bout du banc. Quelques secondes passent, assez pour qu'il commence à se tripoter les doigts, jusqu'à ce qu'une voix claire et un peu chevrotante le fasse sursauter.
– Il est en colère, dit-elle sans pour autant le regarder. Très en colère.
Il se tourne lentement, observe son visage un peut triste et ridé, hausse les sourcils. Il a envie de demander « qui », mais la dame fixe l'océan et la réponse est évidente.
– Il est rarement aussi en colère, continue-t-elle. Je me demande pourquoi.
William se mord la lèvre. Il veut dormir, il veut aller sur la plage, il veut rester là. Il dit :
– Vous êtes là tous les jours. Je vous vois souvent.
Elle répond :
– J'aime être ici. L'océan est un endroit magnifique, n'est-ce pas ?
Cette fois, elle se retourne, et l'observe attentivement. Ses yeux glissent sur son visage, sur ses cheveux, sur ses vêtements. Elle semble comprendre quelque chose.
– Je vois. Vous aussi.
– Moi aussi ?
– Vous finirez par regarder l'océan, vous aussi.
William sent un poids tomber dans son estomac.
– A une époque, continue-t-elle, j'aurais donné n'importe quoi pour l'ignorer. La mer a gardé en elle ce qui comptait le plus pour moi, et je ne peux pas m'empêcher de venir ici tous les jours.
Il penche un peu la tête sur le côté et fronce les sourcils.
– L'amour de ma vie est là-bas.
– C'était un marin ?
Elle sourit. Un sourire amusé, triste, las. Un sourire qui en dit beaucoup, et pas assez à la fois.
– C'est quelqu'un que la mer aime, et qui aime la mer.
William l'observe, le cœur battant. Cette femme, qui attend sur son banc tous les jours. Cette femme, qui observe en silence.
Quelque part dans sa poitrine, il prend sa décision.
– Et vous, jeune homme. À quel point aimez-vous la mer ?
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Octavius aime dormir derrière les grandes algues vertes.
Dans un renfoncement, caché par les rochers et les plantes, il peut enfin trouver un peu de tranquillité là où personne ne peut le voir. Pas d'humain, pas de vitre : rien que lui et le chant de l'eau. Parfois, il chante un peu. Parfois il dort simplement.
Cette nuit-là, tout est calme : Octavius fixe les lumières ténues qui apparaissent au delà de la surface, posé contre le sable tiède du bassin. Il compte les poissons, mâchouille des algues, se perd dans ses souvenirs.
La mer lui parle, lui affirme que l'heure est venue, qu'il lui faut rentrer. Il veut l'ignorer, mais l'eau salée du bassin continue de résonner en lui.
« Fils, je suis ta maison, ton foyer, ton existence. Rentre. »
Parfois, il se souvient que les âmes-sœurs ne finissent pas toujours heureux, et il sent ses lèvres trembler de tristesse. Il pense au visage de William, à son corps qui fond sous ses vêtements d'humain, à son visage anguleux et pâle, à ses sourires vagues et fatigués.
Octavius ferme les yeux, et chante. Il oublie, il se perd.
Soudain, une vibration puissante le fait grimacer et il sursaute. Ses yeux s'assombrissent, ses crocs percent ses lèvres, et d'une impulsion il sort de sa cachette. Il nage à toutes vitesses en direction de la vitre, de l'ombre qui se tient dans le noir, mais s'arrête brutalement.
William le regarde avec de grands yeux, et pose ses doigts sur la vitre. Ses lèvres articulent :
« Je dois te parler. Rejoins-moi en haut »
Il pointe la surface de sa main libre, puis lui fait un sourire. Un sourire qui fait frissonner Octavius tant il ressemble à ceux d'avant. Il hoche lentement la tête, et William disparaît.
Octavius reste quelques secondes immobile. Il regarde son bassin, ses poissons, ses algues, son sable, ses rochers. La galerie, le bassin d'en face, et toutes ces choses qui sont à la fois sa prison et sa maison. Son cœur bat lentement, et il rétracte ses crocs.
Quand des ondulations à la surface attire son attention, il soupire, observe les bulles, puis donne un coup de nageoire. Il nage vers le haut.
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(J'ai posté une nouvelle histoire : Dompter le temps. N'hésitez pas à aller faire un tour.)
Des bisous !
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