Chapitre 2.6
Sa tête retomba sur son torse telle une poupée désarticulée. Par pur réflexe, Cyl le rattrapa juste avant qu'il ne s'écrase au sol.
- Nurh! s'écria-t-elle. Rimrin ? Merde !
La prêtresse le maintint du mieux qu'elle pu afin qu'il ne s'écroule pas sur le garçon, puis, avec quelques difficultés, elle l'allongea sur la terre dure.
- Nurh ? appela-t-elle à nouveau.
Le cœur battant, elle détailla son ami tout en posant une main sur sa joue. Sa poitrine se soulevait à un rythme lent et régulier alors que tous les traits de son visage semblaient détendus. « Loué soit Mihil ! Il s'est endormi. » Le soupir de soulagement que poussa la prêtresse créa une volute dans l'air glacé du soir qui s'envola vers le ciel clair et dégagé pour disparaître sous l'astre lunaire déjà haut dans le ciel.
Elle passa une main lasse sur ses yeux et se frotta les tempes, une fatigue immense couplée à un mal de tête atroce lui déchirait le crâne. La journée avait été longue, éprouvante. Ils n'avaient que très peu avancé vers le temple, et comme elle l'avait escompté, la rencontre entre le garçon et Nurh s'était révélée catastrophique. Elle coula un regard sombre vers la masse marmoréenne de la Bête Divine étendue dans un nid de fourrures. Heureusement, le pire avait été évité, mais de justesse seulement. Un frisson la surprit quand elle repensa au déploiement de puissance dont Fenned avait fait preuve, à la peur qu'elle avait eu de le perdre mêlée à celle de perdre Nurh et à son incompréhension abyssale face à la situation.
Bien que les souvenirs transmis par Fenned répondent à certaines d'entre elles, une foule intarissable de questions se bousculait dans sa tête. Qui était le garçon ? Qu'était-il, d'ailleurs ? Pourquoi Fenned tenait tant à l'emmener au temple ? Parmi les bribes de conversations qu'elle avait pu retenir dans le flot d'informations envoyées par la Bête Divine, elle avait compris que le garçon venait de subir une transformation et subissait le contrecoup de cette dernière. Visiblement, les conséquences étaient dramatiques. Elle avait également compris que le garçon étaient un jeune esprit, et que son apparence physique correspondait à son âge. Somme toute, peu d'informations réellement utiles au regard de leur situation.
Elle se mordit l'intérieur de la joue, hésita un instant, puis, contre tout sens logique, frôla l'esprit de la Bête Divine avec délicatesse.
Cyl le trouva reclus au plus profond de ses songes, absorbé dans sa transe réparatrice. Elle tenta plusieurs approches, mais rien ne semblait pouvoir briser les murs colossaux qu'il avait érigé tout autour de son esprit. Elle interrompit le lien mental et se fit une raison : les réponses attendraient. Rattrapée par sa fatigue, elle bailla à s'en décrocher la mâchoire avant de se relever maladroitement.
Elle contourna Nurh puis s'approcha du garçon. Celui-ci aussi semblait être profondément endormi, mais sa respiration sifflante démentait son visage à l'air apaisé. Outrepassant sa crainte, la prêtresse s'agenouilla puis constata les dégâts qu'avait laissé sa lutte avec Nurh. L'ecchymose sur sa gorge gagnait sans conteste la palme de la blessure la plus impressionnante : On pouvait presque voir l'emprunte de la large main du guerrier sur la peau pâle. Sa pommette quand à elle avait arrêté de saigner et une large croûte de sang frais venait boucher la plaie. Avec prudence, Cyl souleva un pan de fourrure qui le recouvrait et écarquilla les yeux en découvrant les larges bleus qui s'étalaient sur ses côtes. Nurh n'y était pas allé de main morte.
Encore un peu, et il aurait eu quelques de côtes brisées...
La prêtresse se releva, puis se dirigea vers son sac qu'elle avait abandonné dans la panique générale un peu plus tôt. Elle fouilla quelques instants dans l'une de ses grandes poches-avant et en ressorti un onguent à base de Fleurs d'Orties de Lune, très prisées des guérisseurs pour leurs vertus guérissantes aussi rapides que puissantes.
Elle s'agenouilla à côté du garçon-loup, et en badigeonna généreusement ses côtes abîmées ainsi que sa pommette blessée. En temps normal, la prêtresse aurait pu soigner toutes les blessures de ses compagnons d'un seul mot de Sirdh, mais son énergie défaillante jouait contre elle : c'était risquer trop gros alors qu'elle avait une autre solution bien moins coûteuse en énergie sous la main. Avec patience, elle entreprit d'appliquer une généreuse couche de pommade sur chaque plaies, chaque ecchymoses que Nurh et le garçon s'étaient infligées, avec pour seuls compagnons dans sa tâche minutieuse la respiration sifflante du garçon-loup, les hululement d'une chouette au lointain et sa fatigue abrutissante.
Une fois qu'elle estima que toutes les blessures avaient été traitées comme il le fallait, la prêtresse se releva, rassembla quelques branches sèches en un petit tas au centre de leur campement improvisé, puis, puisant dans ses dernières réserves magiques, leva la main.
- Khaali, murmura-t-elle.
Aussitôt, des flammes rougeoyantes léchèrent chaleureusement le bois, créant des ombres dansantes sur le campement. La prêtresse les contempla quelques instants, puis alla chercher d'un pas mal assuré une couverture dans la lourde besace que le guerrier avait lui aussi abandonné sur le sol. Elle en enveloppa le garçon, non sans s'assurer une dernière fois que ses blessures étaient sans gravité. Ensuite, attrapant sa propre couverture, elle prit la Bête-Divine dans ses bras, et alla se coucher contre Nurh, les recouvrant tout les trois de l'épais tissu.
Par toute l'Elementale, pensa-t-elle en posant sa tête sur le sol. Quelle journée !
Malgré ses nombreuses interrogations, le sommeil la rattrapa rapidement : bercée par les crépitements rassurants et la douce danse des flammes aux ombres gracieuses, ses paupières se fermèrent d'elles-même. Le brouillard de son sommeil enveloppa délicatement ses pensées, tarissant un à un les flux de questions qui la rongeait. Le calme l'envahit.
- Cyl ?
Un simple murmure. L'adrénaline se déversa dans les veines de la prêtresse qui sursauta. Elle se redressa, paniquée, pour constater quelques secondes plus tard que son voisin l'observait avec amusement. Malgré son air mal en point, son bon vieux sourire en demi-lune fleurissait au coin de ses lèvres.
- Nurh ? Tu es réveillé ? s'écria-t-elle.
Le sourire du guerrier se transforma en grimace de douleur. Un peu plus loin, le garçon remua sous la couverture.
- Moins fort !
Cyl se laissa retomber au sol en roulant des yeux.
- Tu m'as fais peur, crétin, siffla-t-elle non sans jeter un regard colérique à son ancien amant, avant de prendre un air plus soucieux. Comment va ta tête ?
Nurh retroussa le nez.
- J'ai l'impression de vivre la pire cuite de mon existence, et sans trop me mouiller, la pire de toutes mes vies antérieures également. Quelle horreur !
Cyl posa une main sur le front de Nurh, puis la retira, rassurée. Il n'avait pas de fièvre.
- Je ne te dirais pas que te jeter sur le garçon était stupide, et que tu n'as reçu que ce que tu méritais, car si je n'avais pas été aussi terrifiée pour Fenned j'aurais probablement agis de la même façon.
Elle glissa un bras derrière sa tête, et contempla quelques instants le ciel. Là-haut, les étoiles brillaient, ignorantes et superbes face aux tracas des mortels.
- Qui est ce garçon, Cyl ? demanda Nurh après un bref silence.
Celui-ci fixait la silhouette endormie, emmitouflée sous la couverture à quelques mètre d'eux.
- Je ne sais pas, je n'arrête pas de me poser la question... ( elle secoua la tête, lasse. ) Un mystère de plus ? murmura la prêtresse. Ce ne sera pas le premier.
- Ni le dernier.
- Certes, acquiesça Cyl. Je t'avoue que la situation me dépasse. Le garçon, la réaction de Fenned... Le fait qu'il t'attaque, toi, un guerrier du temple... Et cette obstination à vouloir le ramener au temple ! Si je m'étais contentée de sauver ce garçon, et le laisser partir – parce qu'il en crevait d'envie ! - rien de tout ça ne serait arrivé.
Elle enroula nerveusement sa main autour de l'avant-bras de Nurh.
- Que vont dire Itte'Naere et Admée quand elles vont voir Fenned, Nurh ? Que vont-elles faire du garçon ?
Une main rassurante se posa sur la sienne.
- La première chose que tu vas faire avant de paniquer, rimrin, c'est respirer. Nous ne sommes pas encore au temple, et nous aurons le temps d'aviser d'ici là. Entre temps, Fenned se sera peut-être réveillé, qui sait ! Et il nous apportera alors quelques réponses... ( il tapota gentiment la main de la prêtresse. ) En attendant, je suis avec toi, et nous traverserons ça ensemble. Ensemble dans les ennuis jusqu'au cou, comme au bon vieux temps.
La prêtresse gloussa malgré elle.
- Ça m'avait presque manqué !
Les yeux verts du guerrier se posèrent sur elle, une lueur malicieuse les animaient.
- À moi aussi. Qu'est-ce que c'était la dernière fois, déjà ? dit-il en faisant mine de réfléchir. La cavalcade à dos d'ours sauvages de Nernn, non ?
Elle lui donna un léger coup dans les côtes.
- Tu te rappelles seulement de ce qui t'arrange. Et puis, si je me souviens bien, le poisson c'était ton idée.
Elle était heureuse que le guerrier ne l'ait pas questionnée sur sa décision de partir à la chasse en laissant la Bête Divine avec le garçon. Elle savait que les questions viendraient plus tard, quand le guerrier estimerait la prêtresse remise de ses émotions.
- Tu ne l'a pas refusée pour autant.
Elle grommela un bref instant, avant de céder et de rejoindre Nurh dans ses éclats de rires étouffés. Bientôt, les rires se transformèrent en silence complice, tout deux contemplant les bois alentours dans le calme de la nuit, leurs doigts entrelacés. C'était ce qui avait le plus manqué à la prêtresse pendant les quatre années qui avait suivit l'évaporation dans la nature du guerrier : sa capacité incroyable à la faire rire et à la rassurer quand bien même tous les éléments semblaient être contre eux. Le silence se prolongea quelques minutes encore, et Cyl sentit à nouveau l'engourdissement du sommeil la rattraper.
- Rimrin ?
La prêtresse soupira, agacée, mais se força à répondre :
- Oui ?
- J'avais une bonne raison de partir, il y a quatre ans. Et j'espère qu'un jour, tu pourras me le pardonner.
Cyl ouvrit les yeux et les releva vers lui, surprise. Pendant quelques secondes, elle ne sut quoi répondre. Elle observa Nurh qui jaugeait sa réaction de son regard franc. Elle ouvrit la bouche, puis la referma. Une fois, deux fois, avant d'oser poser la question qui lui brûlait les lèvres.
- Et quelle était-ce, cette raison ?
Nurh détourna le regard, chercha ses mots un instant.
- Je venais d'apprendre la mort de Brolca, et je me suis rendu à sa Dernière Cérémonie. C'était mon petit frère, tu sais. Et le dernier encore en vie.
Cyl porta une main à sa bouche. Enfants, Brolca et elle avait été de bons amis. C'était lui qui lui avait appris à tresser les chapeaux de paille et appâter les chats sauvages pour leur faire des caresses. Lui aussi qui avait réussi à suffisamment amadouer l'enfant sauvage qu'était Nurh pour que Cyl et lui deviennent amis. Elle avait été à son mariage, avait même aidé à la mise au monde de son premier enfant.
- Tu l'aurais vu, continua Nurh, la voix éraillée par l'émotion, entouré de ses enfants, de ses petits enfants, l'air aussi paisible que de son vivant... Il a eu une belle vie, il a vécu longtemps – soixante-treize ans le bougre ! - mais quand les premières flammes ont léché son corps, Cyl, je te jure... C'était comme perdre à nouveau une partie de mon âme.
Cyl pressa sa main dans la sienne, sans parvenir à trouver les mots. Elle connaissait trop bien la douleur de la perte d'un être cher : aucune parole ne suffisait à apaiser la peine.
- Et alors j'ai pris de conscience de notre condition. Notre condition à nous, les serviteurs des Dieux. ( Il leva la main qui ne tenait pas celle de Cyl à hauteur de visage, créant des ombres dansantes sur ses traits tirés. ) Nos vies sont éternelles à l'instar de celles de nos maîtres, nous ne vieillissons pas, nous ne tombons pas ou peu malade et nous sommes bien plus résistants que les humains normaux aux blessures en tout genre. On nous considère comme bénis, chanceux, ah ! Mais à quel prix, rimrin ?
Des larmes de colère dévalèrent ses joues. C'était la première fois que Cyl le voyait dans cet état.
- Nos proches vieillissent et meurent, aiment, enfantent, donnent la vie puis cèdent la leur, c'est dans l'ordre des choses ! Et nous nous restons immuables telles des statues, seulement bons à obéir aux ordres des divinités que nous servons... ( Il se couvrit le visage de la main. ) J'étais amer, Cyl, si tu savais ! Et en colère, tellement en colère ! Voir mon frère brûler et rejoindre Otaïsha, c'était voir tout ce qui m'était refusé et tout ce qui m'avait été arraché. C'était revivre la perte de Maïa et celle d'Arden à nouveau.
Cyl l'entoura d'un bras et posa la tête sur son épaule. Elle aussi pleurait désormais.
- Alors je me suis enfui. J'ai pris le premier bateau pour Nuéeryon et je suis parti sur les traces de mes ancêtres. Oh bien sûr, la Déesse n'a pas mis longtemps à le découvrir, mais elle m'a quand même laissé partir. Elle m'a assuré que quand je serais prêt, les portes du temple seraient ouvertes pour moi. C'est seulement le mois dernier que j'ai reçu une missive du temple me priant de rentrer. Je pense que la Déesse savait que mon amertume était morte au moment ou j'ai réussi à me pardonner d'être né comme je suis.
Il découvrit son visage et lui jeta un regard piteux.
- Cyl, ce que j'ai fait n'est en rien excusable. T'abandonner sans un mot, pendant quatre ans... Je ne sais pas si tu pourras me le pardonner un jour, mais je tenais à ce que tu saches pourquoi je l'ai fait.
La prêtresse s'essuya les yeux, et demeura silencieuse un long moment avant de répondre.
- Je ne te mentirais pas en disant que tu es pardonné, Nurh. C'est trop tôt. Ce serait trop simple, Arden et Maïa était autant ta perte que la mienne, comme l'était Brolca d'ailleurs. Tu aurais du m'en parler. Je sais bien que notre relation n'était qu'une sorte de réconfort l'un pour l'autre, mais... ( elle leva un doigt quand Nurh ouvrit la bouche pour protester, lui intimant le silence. ) Non ! Ne me contredis pas, au fond de toi, tu sais très bien que c'est vrai. Nous sommes amis, rimri, et en tant que tel, nous nous devons la vérité. Je t'ai aimé pour combler le vide laissé par Arden, et tu m'as aimée pour combler celui laissé par Maïa. Mais nous sommes amis avant toute chose, et par Mihil ! Ces quatre années sans toi ont été bien longues et solitaires. Alors non, tu n'es pas pardonné, il me faudra du temps, mais... je suis heureuse que tu sois là.
Nurh pressa la main de la prêtresse et lui offrit un sourire maladroit.
- Merci, Cyl.
Elle lui rendit son sourire, puis reposa sa tête sur le sol.
- Quand à notre condition, Nurh... Il y a des points négatifs, c'est indéniable. Mais penses à tout ce que tu as la chance de vivre, de voir ! Penses à tout ce que tu vas découvrir et apprendre ! Notre vie est longue, interminable... Aussi longue que le désire notre Déesse, mais c'est notre fardeau et notre bénédiction, et nous avançons avec. Nous le faisons pour Maïa et Arden, et nous le faisons pour nous. C'est en me disant ça que je me lève tous les matins, et je suis fière d'être ce que je suis.
Elle pressa une dernière fois sa main dans la sienne avant de la retirer délicatement.
- Maintenant, il est temps de nous reposer, nous avons une longue route qui nous attends demain et il faut que tu reprennes des forces. Je ne veux pas avoir à tous vous porter.
Nurh ria en silence, brisant la solennité du moment.
- Serais-tu devenue autoritaire, douce Cyl ?
- Dors, maintenant, ordonna la prêtresse d'un ton plus sec.
- À vos ordres, ma dame.
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