Chapitre 1.3 : Sauvé par une deux-pattes
La réplique de la prêtresse ne se fit pas attendre. Trop habituée à ce qu'on attente à sa vie, Cyl pointa son arme avec précision et rapidité sur la jugulaire dénudée du garçon. L'onde meurtrière qu'elle avait ressentie quand ce dernier avait agrippé son poignet avait été bien trop véhémente pour qu'elle l'ignore, qu'importe si le garçon était encore perdu entre le sommeil et la réalité.
- Lâche-moi et je te le dirais peut-être, articula-t'elle avec lenteur, prenant bien soin de ne pas le quitter des yeux.
Le garçon cligna ses deux incroyables prunelles ambrées mais ne tressaillit même pas au contact de la lame sur sa peau dénudée. Au contraire, son visage resta immuable et il monta de sa gorge un grognement si rauque, si bestial, que Cyl, si elle avait eu les yeux fermés, aurait parié s'être retrouvée en face d'une bête sauvage. Elle pouvait donc oublier la thèse de la désorientation après une sieste sous une congère : les attentions du garçon n'était clairement pas amicales. La prêtresse frissonna, et il resserra sa prise sur son poignet, trop fort pour que Cyl n'ait pas mal. Trop fort pour qu'elle ne réagisse pas.
Il était désormais plus qu'une potentielle menace.
Elle appuya un peu plus la lame sur sa gorge et perça la fine peau du cou.
- J'ai dit : lâche-moi ! Maintenant ! exigea la prêtresse en haussant le ton.
En plus de sa fatigue palpable, vint s'ajouter le nœud cruel et inflexible de la peur qui lui enserra l'estomac. Sa main qui tenait le poignard trembla un peu, prête à trancher la gorge du garçon. La résolution qu'elle avait eu quelques minutes plus tôt à le maintenir en vie bataillait désormais fermement avec son propre instinct de survie. Pourtant, ni elle ni le garçon ne fit le premier geste. Silencieux et alertes, ils attendirent tous deux que le premier frappe. Cyl retint son souffle ; c'était une lutte instinctive, une danse muette et mortelle, un combat du regard qu'aucun des deux ne voulait perdre, et pour cause : celui qui baissait les yeux en premier était d'avance perdu. Concentrés comme ils l'étaient, ils n'entendirent pas le croassement d'avertissement suivit d'un choc violent qui les fit tous deux basculer à quelques mètres l'un de l'autre.
-Arrêtez ! ordonna la voix mentale de Fenned dans leur crâne.
Cyl s'écrasa au sol en comprenant que le corbeau venait de leur foncer dessus. Elle accusa rapidement le choc et aussi vive qu'un serpent, roula sur elle-même et se releva, cherchant déjà des yeux la lame qui avait glissé de sa main. Celle-ci était tombée non loin de là, juste à côté du garçon lui-même étalé par-terre.
- Arrêtez-vous ! tonna à nouveau la voix mentale du corbeau, faisant tressaillir la prêtresse.
Il était posé au sol entre eux deux, toisant Cyl de son regard vermillon. Il avait doublé voir triplé de taille, ses plumes blanches étincelant au soleil à l'instar d'un feu de forêt lors d'une nuit sans lune, métaphore de la colère qui habitait la Bête-Divine. Cyl eut un léger mouvement de recul. Voir l'oiseau en colère était rare, et il n'était surtout pas à prendre à la légère dans ces moments là.
- Il ne comprend pas ce qui lui arrive, Cyl-la-pressée ! Le petit frère est perdu !
La prêtresse hésita un bref instant, puis tourna lentement la tête vers le garçon. Ce dernier se relevait à peine de sa chute. Ou tentait de se relever, les mots étaient plus justes. À quatre pattes au sol, il faisait presque peine à voir : le visage hébété et ahuri, il leva une main tremblante à hauteur de visage et poussa une exclamation abasourdie.
- Mais par la grâce de la Créatrice, que lui arrive-t'il ? murmura Cyl, qui allait de surprise en surprise.
Toujours sur la défensive, elle alla se poster aux côtés de l'oiseau sans quitter le garçon des yeux. Le cœur tambourinant dans sa poitrine avec véhémence, elle l'observa prudemment. Est-ce qu'il avait reçu un coup sur la tête ? Était-ce pour cela qu'il était totalement nu, dans la forêt, enfoui sous la neige fraîchement tombée ? Avait-il été attaqué par des bandits de grands chemins qui l'avaient laissé pour mort ? Aussi loin des routes ? Le cheminement de ses pensées fut interrompu par le corbeau qui s'envola d'un battement d'aile pour se poser à quelques centimètres du garçon.
- Quand tu parles, il ne te comprend pas, humaine-longue-vie, dit le corbeau. Il a peur, il est perdu.
Cyl releva la tête, consternée tant par la proximité du corbeau avec le garçon que par la réaction de ce dernier :
- Comment ça, il ne comprend pas ce que je dis ? Il est sourd en plus de ça ? s'exclama-t'elle.
Mais dans quel bourbier s'était-elle encore fourrée ? Le corbeau lâcha un croassement agacé.
- Non, stupiiiide ! Il ne parle pas ta langue ! Tu dois utiliser l'Ancienne ! Dans la tête !
Cyl grogna. À bien y réfléchir, la voix mentale qu'elle avait entendu ne pouvait être que celle du garçon. Pire encore, il lui avait effectivement parlé en langue Sirdh, l'Ancienne langue. La prêtresse se pinça l'arrête du nez, lasse : la Déesse Malchance avait donc choisi de porter à nouveau son regard sur elle, aujourd'hui.
Elle lâcha un énorme soupir et releva la tête.
*
Quand l'étrange d'oiseau-couleur-de-neige lui avait foncé dessus et l'avait fait tomber au sol, Chasseur-Loin-Voyant-Au-Pelage-Donné-Par-La-Nuit s'était définitivement fait à l'idée que quelque chose n'allait pas, et ce pour la seconde fois en un laps de temps très court. Tout du moins, il l'imaginait. La dernière fois qu'il s'était fait la réflexion, il se tordait de douleur dans la neige et l'inconscience l'avait rattrapé peu de temps après. Désormais, il avait un peu moins mal mais ne comprenait absolument rien à ce qui lui arrivait.
Et encore, c'était peu dire.
Tremblant et nauséeux, il manqua de rendre le contenu de son estomac. Instinctivement, ses nouvelles mains se posèrent sur sa bouche pour l'empêcher de vomir. Un bref regard sur ses dernières lui donnèrent de nouvelles convulsions douloureuses. Ravalant une fois de plus la bile qui lui monta à la bouche, le loup porta un regard sur son nouveau corps puis frémit.
Dégoûté, il fit bouger les longs doigts terminés par de minuscules griffes qui lui tenaient désormais lieu de pattes-avant et manqua de défaillir. Par la Mère-Lune, il n'y avait même pas une once de fourrure, un semblant de pelage ! Il était aussi nu qu'un chien galeux ! Atterré, il s'assit tant bien que mal sur son arrière-train, tout en croisant les longs membres inutiles qui lui servaient de pattes arrières.
Hier il était loup et aujourd'hui, il était homme, ou ce qui ressemblait à un homme. Il devait être en plein cauchemar, il ne voyait pas d'autre explication à cette terrible situation. Un effroyable et terrifiant cauchemar.
Il secoua les épaules, frissonna au contact des longs poils qui lui recouvraient la tête.
Il coula ensuite un regard inquiet vers la créature qui se tenait non loin de lui, l'oiseau-couleur-de-neige qui émettait une aura étrange depuis qu'il l'avait percuté, et derrière-lui, la deux-pattes qui lui avait sauvé la vie.
Il toisa cette dernière. Tout dans son corps se figea, aiguillé par une peur abyssale, instinctive.
La deux-pattes l'observait à une distance raisonnable, le curieux oiseau-couleur-de-neige faisant barrage entre eux deux. Il huma discrètement l'odeur de la femelle, imprimant dans sa mémoire les effluves fruitées qui s'échappaient de son corps.
Elle sentait le pin, les fleurs sauvages, la transpiration. Et la peur aussi. Le loup pencha la tête, plissa les yeux. La deux-pattes avait donc également peur ?
- As-tu repris tes esprits ? demanda soudainement une voix dans sa tête.
Il n'en chercha pas la source bien longtemps. La femelle deux-pattes. Sa voix mentale était douce comme la caresse de la brise estivale un jour ensoleillé, tout l'inverse de sa voix physique.
Le loup ne s'y laissa pas prendre.
Il pencha la tête et ne dit rien, cherchant à rassembler les divers éléments qui lui revinrent en mémoire : La chasse avec sa meute, lui qui s'élance seul après un grand cerf dans les fourrés, une douleur qui lui perce les côtes, le noir. L'inconscience bénite.
Et enfin, l'humaine qui l'avait déterré.
Pouvait-il faire confiance à une deux-pattes, lui qui avait grandi gorgé d'histoires de jeunes louveteaux dérobés à leur mère par les hommes, les cadavres d'une multitude de frères-de-cœur, massacrés car ils avaient chassé leurs bêtes ?
Un nouveau grognement monta des tréfonds de sa gorge, menaçant et guttural. La réponse la plus évidente s'imposa à son esprit : Non. En aucun cas il ne pouvait lui accorder sa confiance. Il passa un doigt hésitant sur ce qui devait être sa gorge et récolta une goutte de sang qui y avait glissé quand la prêtresse l'avait égratigné de sa lame. Le sang était chaud à l'instar de sa nouvelle peau totalement nue. Une brise souffla dans son dos et il frissonna, encore surpris par cette sensation de froid que son pelage originel ne lui avait jamais fait connaître.
- Petit frère, écoute l'humaine-longue-vie. Ne nous fais pas perdre un temps précieux. Ne fais pas ta tête de bois.
Cette fois-ci, c'était le corbeau. Bien qu'il n'avait aucune idée de ce qu'était une « tête de bois », il en comprit l'idée générale.
Le loup fixa son regard sur le volatile. Ce petit-être-long-bec dégageait une aura peu commune, hypnotique. Rien qu'il n'ait déjà pu observer.
C'était une aura étrangement puissante pour un si petit être. Prudemment, il choisit de répondre à sa demande.
- Que m'est-il arrivé ? demanda t'il.
La femelle deux-pattes lâcha un soupir, visiblement soulagée de voir qu'il pouvait communiquer.
- J'aimerais bien le savoir. Nous t'avons retrouvé enfoui sous un tas de neige. Encore un peu et tu serais mort d'hypothermie. J'ai partagé mon feu avec toi pour que tu ne meurs pas de froid.
La réponse de la deux-pattes eut le mérite de désarçonner le loup - encore une émotion nouvelle -, bien qu'elle ne lui apporta pas d'explications sur sa transformation. Il porta instinctivement la main au cœur, là ou un petit brasier magique crépitait avec douceur. Partager son Kaahli n'était pas un acte anodin, et encore moins de la part d'un deux-pattes. Même entre loups c'était un événement peu courant.
- Depuis quand les hommes partagent-ils leur Kaahli avec les Shars, deux-pattes ?
Les mots effacèrent toute trace de la compassion naissante qu'éprouvait la prêtresse.
- Un simple « merci » aurait tout aussi bien fait l'affaire, lâcha-t'elle en langue commune, tout en claquant sa langue contre son palais.
Le loup pencha la tête. Il n'avait pas compris un traître-mot, mais l'intonation de la voix lui déplut. Il plaqua les oreilles contre son crâne et montra les crocs :
- Si tu veux m'insulter, assume au moins tes propos et dis-le-moi en Sirdh, deux-pattes, cracha-t'il de sa voix mentale.
Ladite deux-pattes poussa une espèce de sifflement et tapa du pied :
- Fenned, partons avant que je n'étripe cet ingrat, nous n'avons que trop perdu de temps.
Le corbeau claqua son bec, réverbérant les rayons du soleil sur ses plumes immaculées.
- Non, Cyl-la-pressée. Il vient avec nous. Nous l'emmenons.
La prêtresse tressaillit de surprise. Le loup redressa l'oreille, alarmé.
- Pardon ? s'écria Cyl.
- Qui va emmener qui ? gronda le loup.
Ce dernier toisa le corbeau. Son instinct lui criait de partir en courant, de rejoindre la sécurité de la forêt. D'ailleurs, il jeta discrètement un coup d'œil aux alentours, cherchant le meilleur bosquet pour s'enfuir.
Puis la graine du doute germa dans sa poitrine. Il hésita. Après tout, quelles étaient ses chances de parvenir jusqu'aux bosquets avant que la deux-pattes ou le corbeau - la Mère-Lune seule savait quels étaient ses pouvoirs - ne le rattrape, avec ce corps difforme et allongé ?
Et puis où irait-il ? Il ne connaissait pas cet endroit. Ce n'était pas son territoire.
Comment survivrait-il ? Il tremblait déjà de froid en pleine journée, alors la nuit ? Il n'avait aucune chance. Il était condamné. Il ne lui restait plus qu'une solution : Se battre avec ce corps difforme pour échapper au corbeau et à la deux-pattes.
Fenned le transperça de son regard, rompant ses déductions effrayantes :
- Moi. C'est moi qui vais t'emmener au temple, petit-frère. Parce que je suis une Bête-Divine, et parce que tu me dois obéissance. Maintenant, ma patience déjà bien amoindrie par Cyl-la-stupide arrive au bout de ses limites, alors si tu n'as envie de voir ce que cela donne quand je les dépasse, et si tu n'as pas d'autres objections, pouvons-nous y aller ?
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