CHAPITRE 8 : Marlin
Après plusieurs haltes à la lisière des étoiles de "systèmes-étapes" qui avaient permis au Charon de recharger son carburant, le vaisseau avait presque terminé son voyage de quelques jours seulement et s'apprêtait à entamer son dernier saut vers le système Gamma Hydra. Mais si la perspective d'avoir une nouvelle mission était des plus appréciables, l'ambiance entre les membres de l'équipage commençait à devenir particulièrement électrique : Mei s'était enfermée dans la salle des machines, comme dans un mutisme impénétrable ; si elle était restée plutôt réservée, il en avait été tout autrement pour certains de ses compagnons de voyage. Notamment Jack, qui, ayant prétexté l'isolement prolongé dans l'espace, avait vidé la totalité de sa réserve personnelle d'alcool. Ce qui portait furieusement sur les nerfs de la plupart des autres personnes qui se trouvaient en son exécrable présence. Finalement, chacun avait essayé de s'isoler pour éviter de croiser le chemin de l'artilleur.
Tooms et Tiana s'étaient donc réfugiés sur la passerelle, le premier rongeant son frein en faisant encore les cent pas, attendant impatiemment que le moteur supraluminique se coupe enfin ; la seconde était de nouveau plongée dans son roman, quand soudain, face à l'impatience de son pilote, elle s'exclama :
— Tooms, arrête un peu de tourner en rond comme ça ! Tu vas vraiment finir par me rendre dingue !
Le timonier roula alors des yeux et s'écroula sur son fauteuil. Un silence se fit pendant lequel Tiana crut qu'elle pourrait continuer sa lecture quand soudain un claquement régulier se fit entendre : c'était le talon de la botte de Tooms qui frappait nerveusement le sol métallique.
Tiana ferma les yeux et inspira profondément pour ne pas exploser avant de fermer son livre et, après s'être levée, de le laisser sur son fauteuil vide. Si elle ne pouvait pas être tranquille sur la passerelle, elle irait alors faire le tour de son vaisseau.
Elle se rendit donc dans le mess où Sarina et Seilah étaient en train de réaménager le plan holographique de l'une des salles de chargement inoccupées. Si l'on en croyait les boutades et les nombreux éclats de rire qui fusaient de toute part, les deux femmes semblaient s'être rapprochées l'une de l'autre. Cependant, cette complicité toute nouvelle était observée avec une certaine méfiance : celle d'Aiden qui les surveillait constamment depuis l'autre bout de la pièce, les fixant par-dessus l'imposant album de peintures qu'il feuilletait distraitement.
Voyant que seul Alistair restait absent, la Capitaine se dirigea vers la future infirmerie, où elle ne le trouva finalement pas. Elle avait beau l'appeler et le chercher partout, il demeurait totalement invisible. Quand soudain, le Docteur Gun sortit finalement de la pièce qu'il avait investie pour mettre en culture les graines trouvées sur la station. L'apercevant vêtu de son accoutrement de botaniste, qui consistait en un fin tablier le protégeant des saletés, et d'une paire de gants qui lui remontait jusqu'aux coudes, la Capitaine ne put réfréner un sourire.
— Alors Doc ? Quoi de neuf ? Vous voulez toujours rester à bord ? Pas trop dégouté par ces tâches ingrates ?
— Pas le moins du monde ! répondit-il. Je n'ai jamais eu l'occasion d'officier à bord d'un vaisseau et je trouve cela exaltant.
Surprise par l'enthousiasme d'Alistair, Fry haussa un sourcil : le médecin semblait étonnamment heureux de faire partie de l'équipage. Comme si cela avait toujours été le cas.
— C'est bizarre, Doc. Vu que vous aimez bouger, je vous aurais pas vu bloqué sur une planète.
— Oh, vous pouvez me croire, je me suis souvent déplacé tout au long de ma vie, répliqua-t-il d'un ton aussi mystérieux qu'empreint de lassitude. Bien plus que je ne l'aurais voulu...
De nouveau, un air interrogateur s'afficha sur le visage de la Capitaine qui était sur le point de poser une question quand la voix de Tooms résonna dans tout le vaisseau :
— Boss, on arrive en orbite de Gamma Hydra 3 dans deux minutes !
La Capitaine se retourna vers l'un des nombreux boîtiers disséminés à l'intérieur de tout le vaisseau et en pressa l'unique bouton avant de déclarer :
— Bien compris ! J'arrive tout de suite !
Dans son dos, le médecin réprima un soupir de soulagement alors que la Capitaine sortait de la pièce et s'élançait rapidement en direction du cockpit.
Arrivée sur la passerelle, Tiana eut le plaisir de voir enfin la troisième planète du système binaire de Gamma Hydra se dessiner à travers la verrière : une planète teintée de bleu par l'éclairage particulier de ses deux étoiles, et dont la surface était sillonnée de larges cercles lumineux qui représentaient les différentes cités.
Entendant les bottes de sa Capitaine racler sur le sol métallique, Ash se retourna vers cette dernière :
— J'ai essayé d'appeler Marlin, mais j'ai pas eu de réponse. Juste des interférences.
— Eh bien, recommence jusqu'à ce que tu en aies une, répliqua Fry sèchement.
— C'est dingue quand même d'arriver sur la planète des réseaux de communication et de pas pouvoir appeler quelqu'un, maugréa le pilote.
Soudain, la voix de Marlin s'éleva dans l'habitacle. Apparemment, il avait réussi à contourner les interférences pour finalement contacter le Charon :
— Tiana ? Réponds ! C'est Marlin !
— On vient juste d'arriver, annonça Fry. J'espère que tu as vraiment un boulot pour nous et qu'on est pas venu pour rien.
— Oh non, ça, tu peux être certaine que j'ai quelque chose à te proposer. Mais là n'est pas ton problème le plus important.
L'ancien Sergent échangea un regard avec son timonier qui se contenta de hausser les épaules. Lui non plus ne savait pas de quoi le marchand d'information voulait parler.
— De quoi tu parles ? s'inquiéta la jeune femme.
— Je ne peux pas t'en parler tout de suite, ma belle. Mais je vous expliquerai tout ça quand je viendrai vous chercher au spatioport principal de Malheim Sanctuary.
— D'accord. On devrait y être d'ici quelques minutes...
La jeune femme croisa ses bras sur sa poitrine. Quelque chose de grave se passait et elle n'était pas du tout au courant. Et ça, elle en avait horreur. Ses lèvres se pincèrent, tellement la nature mystérieuse des propos de Marlin l'intriguait.
La jeune femme sortit précipitamment vers la passerelle, non sans s'être adressée à son timonier :
— Ash, trouve-nous une aire d'atterrissage et rejoins-moi dans la soute. On va y aller avec Seilah.
Le timonier hocha la tête tandis que sa Capitaine hélait sa compagne à tue-tête en traversant le couloir menant au mess.
* * *
Lorsque Tiana et ses deux compagnons furent descendu par l'ascenseur de la soute principale, ils eurent la surprise de découvrir un spatioport d'une propreté rarement vue ailleurs. Les plates-formes d'atterrissage étaient surplombées par de larges arches métalliques torsadées et éclairées par de fins néons. Au sol, on ne voyait que des véhicules de chargement automatiques, qui naviguaient à quelques dizaines de centimètres du sol, suivant un chemin balisé par de minuscules lampes rouges disposées tout le long des aires de stationnement. Au-dessus d'eux plusieurs larges embarcations presque entièrement transparentes faisaient la navette entre les différents terminaux de départ et les vaisseaux en partance de la planète. Tout cela dans un immense ballet harmonieusement chorégraphié.
Suivant sa compagne de près, Seilah ouvrait des yeux exorbités. Jamais elle n'avait posé ses pieds nus sur une planète si technologiquement avancée. Depuis toutes ses années à bord du Charon, elle n'avait entre-aperçu des progrès de l'humanité que ce qu'il y avait de pire. Des mondes gangrénés par la criminalité, la discrimination et la pauvreté apparente. Ici, tout était immaculé, propre et lumineux.
— Eh bien, je n'avais jamais vu une telle chose, déclara-t-elle.
— Même moi, ça m'en bouche un coin, admit Tooms. Et pourtant j'ai déjà vu ce genre de paradis pour hackers.
La jeune alien tourna la tête vers Ash qui continua son explication :
— Toutes les firmes les plus puissantes de la galaxie en matière de technologie ont au moins un siège social ici. Ça m'étonne même pas que Marlin se soit installé ici. D'ailleurs, il est censé nous retrouver où ?
— À l'entrée, j'imagine. Allez, on fera du tourisme plus tard ! lança Fry.
D'un pas décidé, la Capitaine mena alors ses deux meilleurs amis vers la sortie. Et bien qu'elle ne fut pas confrontée à la moindre douane pouvant la contrôler – et, potentiellement, la jeter en prison – elle se trouva rapidement face à un problème bien plus grave : Marlin n'était pas là. À sa place, un homme à la peau sombre, impressionnant par sa taille et sa carrure, tenait un écriteau holographique au nom de Tiana.
En voyant le colosse ainsi, elle poussa un profond soupir avant de s'avancer rapidement vers lui.
— Vous pouviez pas faire plus discret, hein ? lança-t-elle avec une pointe de sarcasme. Surtout avec...-
Pour toute réponse, le garde-du-corps secoua la tête et d'un geste rapide de la main, désigna les différentes caméras du terminal : celles-ci avaient été rendues totalement inopérantes. Un sourire éclatant illumina son visage.
— Monsieur Marlin n'est pas quelqu'un qui laisse les choses au hasard, Mademoiselle Fry, annonça le colosse d'un ténor presque envoûtant. Il a tout prévu dans les moindres détails.
— Je sais, Jana.
Quelques instants d'un silence gênant s'installèrent avant que Tiana reprenne timidement.
— Sinon, quoi de neuf depuis...-
— ... près d'un an ? je pense qu'il est préférable que Monsieur Marlin vous le dise lui-même, répondit-il en menant les trois invités jusqu'à une navette de luxe.
Les trois compères prirent rapidement place à bord de la petite embarcation spatiale qui s'éleva brusquement.
Ayant souhaité laisser les deux femmes ensemble, Tooms s'était installé aux côtés de Jana et semblait particulièrement agacé de ne pas être aux commandes. Tourné vers la vitre depuis laquelle il pouvait apercevoir les immenses gratte-ciels de Malheim Sanctuary, il songea qu'un appartement ici devait coûter une véritable fortune. Plongé dans ses pensées, il ne remarquait pas les regards en coin que lui lançait le colosse, ce qui ne cessait de déclencher l'hilarité de ses deux compagnes de voyage. Plus le pilote semblait exaspéré par l'attitude désinvolte du couple, plus les deux femmes riaient aux éclats.
Après quelques minutes de trajet aussi silencieuses que possible, au vu de la situation hilarante de Tooms, le véhicule se posa enfin au sommet d'une immense tour. Lorsque les quatre passagers sortirent enfin de leur cocon métallique, un vent puissant et froid leur gifla le visage.
— Merde, il fait pas chaud ! se plaignit le pilote.
— On a une tempête qui se prépare ! Entrez vite ! hurla le colosse pour couvrir le vacarme du vent.
Ils pénétrèrent donc dans un appartement moderne et indécemment luxueux. La plus surprise était certainement Tiana, qui avait connu le marchand d'information sans le moindre crédit en poche. À l'époque, il vivait à même le sol, dans la poussière et la crasse. Un revirement de situation impressionnant.
Sur les murs immaculés étaient accrochés d'immenses tableaux et des meubles de créateurs de renommée galactique parsemaient la pièce. Des objets si ostentatoires que Tiana se disait que si elle avait pu revendre l'une de ces magnifiques pièces, les fonds générés pourraient la maintenir à flots pendant au moins une année entière. Mais cette éventualité était totalement impensable. Après tout, Marlin était un ami. Jamais elle n'oserait lui faire une chose pareille.
Abasourdis par un tel décor, ils n'entendirent pas tout de suite le marchand d'information descendre les marches qui menaient à son bureau, à l'étage.
— Tiana ! s'écria Marlin, avec un sourire jusqu'aux oreilles. Je suis content de te revoir.
Si un jour, la Capitaine l'avait connu miséreux, avec des vêtements déchirés et délavés, les cheveux gras, en cet instant, il en était tout autrement. Vêtu d'un costume trois-pièces noir aux reflets verts, ses cheveux bruns et frisés propres et coiffés avec soin, il rayonnait.
— Ça faisait longtemps, Barnes, lui répondit Fry. Je vois que tu n'as pas perdu de temps pour étendre ton influence, ajouta-t-elle en désignant le mobilier de l'appartement d'un geste large, signe que les affaires du marchand étaient florissantes.
— Oh non. Tu exagères. Je possédais déjà toutes ces babioles la dernière fois, à Harop.
— Tu crois ? Pourtant tu étais pas aussi bien équipé... répliqua l'ancien Sergent avec un sourire.
Marlin émit un petit rire. Il était vrai que l'année précédente, la situation avait presque été critique pour lui. Un malheur qui n'avait été que de très courte durée grâce notamment à l'intervention de Tiana et de son équipage, qui avaient réussi à empêcher l'effondrement de son réseau.
— D'ailleurs, Joahna te remercie encore pour le coup de main, déclara le marchand d'information. Elle n'a jamais tari les éloges à ton égard.
Puis, se tournant vers les deux amis qu'il n'avait pas encore salué, un sourire malicieux se dessina sur ses lèvres :
— Mais, ne serait-ce pas cette chère Seilah ? Il me semblait bien avoir reconnu le bout de tes cornes. Alors qu'attends-tu pour me serrer dans tes bras ?
La jeune alien se jeta alors au cou de Barnes, heureuse de retrouver son ami.
— Ça me fait tellement plaisir de te revoir, Marlin. déclara-t-elle.
La relâchant après une courte mais intense étreinte, le marchand se retourna vers Ash, qui semblait mal à l'aise. En effet, Barnes le dévisageait. Il s'avança alors vers le timonier.
— Hmmm, pas de câlin pour moi, hein ?
Tiana ne put retenir un petit rire tandis que Marlin prenait la main tendue du pilote entre les siennes.
— Tooms, c'est toujours un plaisir d'être en ta présence.
— Si tu le dis, Barnes. Et si tu nous disais pourquoi on est là ?
Même si son visage affichait une expression contrariée, toutes les personnes présentes savaient pertinemment qu'il n'en était rien. Marlin savait tout comme ses potentiels futurs agents que la situation était grave.
Il se dirigea prestement vers son bar personnel de l'autre côté de la pièce et invita ses invités à s'installer dans le salon.
— Tes désirs sont des ordres, mon petit Tooms. Mais avant toute chose, mettez-vous tous à votre aise.
Marlin empoigna une bouteille étincelante de propreté et versa un peu de son contenu dans quatre verres à pied tandis que les trois compagnons s'asseyaient sur un large canapé aussi immaculé que le reste de l'appartement. Les rejoignant, Marlin déposa les coupes sur la table basse près de laquelle Tiana et ses amis venaient de s'installer. Le marchand en attrapa une et engloutit la moitié de son contenu d'un seul coup. Il attendit que ses convives aient pris leurs verres avant de commencer :
— Bien. Vous préférez quoi en premier ? La bonne ou la mauvaise nouvelle ?
— La mauvaise, répliqua Tiana. Pour une fois, j'aimerais finir sur une note joyeuse...
— Vous êtes recherchés. Pas ici, bien entendu. Mais ça ne saurait tarder. Un mandat d'arrêt de l'Alliance provenant de Fair Heaven a été lancé sur le Charon ainsi que sur chacun d'entre vous.
Seilah déglutit bruyamment tandis que Tiana poussait un soupir particulièrement sonore. Apparemment, leurs ennuis ne semblaient pas avoir de fin. Seul Ash restait impassible, se contentant de fixer le fond de son verre.
— Bon. Et pour la bonne nouvelle ? souffla ce dernier.
— J'ai un travail pour vous. Un simple transport de marchandises.
— Quel genre de marchandises ? Des armes ou des matières dangereuses ?
Barnes eut un sourire rassurant. Ayant déposé son verre, il enfourna une main dans sa poche avant d'en sortir un pad qu'il tendit prestement à la Capitaine.
— Pas du tout. Il ne s'agit que de nourriture et de médicaments. Une mission humanitaire en somme.
Surprise par la déclaration du marchand, l'ancien Sergent se plongea dans le descriptif de la mission. En notant la rémunération qui y était jointe, une expression de stupeur apparut sur son visage.
— Tu es sérieux ? Tous ces crédits pour une simple livraison ? Mais c'est qui ce type à qui on doit livrer la cargaison ?
— Le client est apparemment une tête régnante administrant l'une des planètes de la région. D'après mes renseignements, il a toujours payé et je ne prévois pas le moindre coup fourré de sa part.
Tiana acquiesça. Elle savait que Marlin Barnes était quelqu'un de confiance et qu'il ne serait pas du genre à les mettre en danger consciemment en amoindrissant les risques potentiels. Après tout, ce n'était dans son intérêt de ne pas être à cent pour cent honnête avec eux. Aussi, elle ajouta :
— Je sais que tes informations sont fiables, Marlin. Tu peux envoyer la cargaison à mon vaisseau, déclara Fry.
— J'étais certain que tu accepterais. J'ai donc pris les devants et le chargement a commencé dès que tu as embarqué à bord de ma navette. J'espère que tu ne m'en veux pas, expliqua le marchand en lançant un clin d'oeil à la Capitaine.
— Pas du tout. Au moins, on perdra pas de temps, répondit-elle en posant le pad sur la table basse.
Curieuse, Seilah s'empara de l'ordre de mission. Elle prit un moment pour lire son contenu et son regard s'arrêta brusquement sur le nom du client. Son visage, d'habitude si rayonnant et souriant, prit soudainement une teinte blême. Livide, elle ne put retenir un cri qui alerta toutes les personnes présentes :
— Oh non ! Pas lui !
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