CHAPITRE 34 : Soutien inespéré
Si le Charon approchait inlassablement du système où se trouvait la planète artificielle de Terra, à bord du transporteur, un vent d'inquiétude avait saisi ses occupants. Sur la passerelle, Tiana et Tooms observaient avec insistance la carte stellaire, comme si la regarder ainsi allait permettre au vaisseau de voyager plus vite. Derrière eux, Seilah était venue rejoindre sa compagne, qui, peu à peu, depuis leur départ d'Obol, s'était rapprochée d'elle. Un rapprochement qu'elle avait dû opérer à pas feutrés, tant la Capitaine avait tenté désespérément de la maintenir à distance. Sans succès. Bientôt, cette dernière fut obligée de passer aux aveux et de raconter ce qui lui était arrivée pendant son séjour en prison. La confession avait été d'autant plus difficile que Fry avait refusé de se montrer vulnérable. Ce qui, au vu des circonstances actuelles, était des plus compréhensibles. Malgré tout, la Demoréenne avait insisté et sa compagne n'eut pas d'autre choix que de se libérer d'un certain poids.
Ainsi, son esprit délesté de ces pensées parasites, l'ancienne Indépendantiste pouvait réfléchir à un plan d'attaque. Car il était fort à parier que l'Alliance serait présente. Combien de vaisseaux allait leur barrer la route ? La Capitaine n'en savait rien, mais se poser sur Terra ne serait pas une partie de plaisir. Tout en songeant aux différentes stratégies qu'elle pourrait mettre en place, les doigts de Fry se crispèrent férocement sur les accoudoirs de son fauteuil. Ce qui n'échappa à Seilah :
— Ça va ? demanda-t-elle rhétoriquement, bien consciente de ce qui pouvait inquiéter sa compagne.
— Ouais... Tooms ? Est-ce qu'on a une idée de ce qui nous attend ? Les senseurs...-
— ...- vont rien nous apprendre, coupa le timonier en levant les yeux au ciel. Je t'ai déjà dit qu'on saura rien tant qu'on sera pas arrivés en orbite. Si on a des dizaines de vaisseaux en face de nous, ou un seul, là maintenant, on verra toujours qu'un seul signal. Ils sont trop rapprochés... Ou plutôt, c'est nous qui sommes trop loin pour voir la différence...
Soudain, comme pour faire écho à la tension générale qui demeurait sur la passerelle, Jack se mit à tambouriner sur la porte de l'armurerie.
— Sarina, sors de là, gamine ! Tu vas gâcher toutes nos munitions à force de tirer sur les cibles !
Depuis plusieurs jours en effet, la Synthétique s'était mise à s'entraîner d'arrache-pied, s'enfermant dans l'armurerie pour s'exercer à outrance. Ce qui n'était pas au goût de l'artilleur qui craignait qu'il manquât une quelconque puissance de feu lorsque la confrontation inévitable avec Atlan arriverait. Son dos portait encore les stigmates de leur affrontement passé et il ne souhaitait en aucun cas que d'autres aient à subir le même sort.
Le vacarme de Daniels se diffusant dans toutes les pièces jouxtantes, il se répercuta y compris dans le mess, où Mei et Aiden jouaient à un jeu de stratégie intellectuel mélangeant puzzle et physique, sous le regard inquisiteur d'Alistair, qui, comme chacun à bord du cargo, cherchait à s'occuper l'esprit d'une quelconque manière.
— Encore une dispute entre amoureux, j'imagine... soupira-t-il, tandis que les deux jeunes gens qui s'étaient rapprochés en très peu de temps se mettaient à rougir.
En effet, l'arnaqueur et la mécanicienne passaient maintenant le plus clair de leur temps libre ensemble. Mais, si pour l'Azrienne, la gêne venait de la simple association des paroles d'Alistair à leur situation actuelle, pour l'arnaqueur, il s'agissait également d'autre chose : même si au fond de lui, il commençait à voir les signes d'un tel rapprochement entre sa soeur et l'artilleur – rapprochement qu'il acceptait totalement –, son rôle de "grand frère protecteur" refaisait parfois surface.
Soudain, un signal sonore résonna dans tout le vaisseau, tout comme la voix de Tiana immédiatement après :
— On va bientôt arriver en orbite de Terra ! annonça-t-elle. Mei, retourne dans la salle des machines et prépare-toi à nous occulter dès que le moteur supraluminique se coupera.
Sur la passerelle, Tooms venait de recevoir les premiers relevés provenant de la planète en question et les afficha devant lui.
— OK, on est mal... déclara-t-il.
Sa voix trahissait une profonde angoisse et Tiana comprit rapidement pourquoi : elle nota la présence de dizaines de petits points qui entourait la sphère qui représentait leur destination ; il s'agissait de toute une flotte en orbite géostationnaire au-dessus d'une seule zone de la planète. Planète qui était recouverte presque intégralement d'un bouclier énergétique, à l'exception d'une petite zone où la flotte s'était positionnée en formation serrée. Avec un tel blocus, la seule entrée possible vers Terra leur était inaccessible...
Soudain, un silence pesant s'abattit dans le vaisseau : le moteur supraluminique venait de se couper et Mei avait activé au même instant son invention, les faisant entrer discrètement aux abords de la planète artificielle.
Ne sachant que faire, Tiana regardait les minuscules points sur l'écran des senseurs devant son pilote. Elle était interdite tant elle n'avait jamais vu un tel rassemblement de vaisseaux de l'Alliance dans un secteur de l'Espace si petit.
— Ash, arrête les moteurs. Je veux voir ce qu'on a face à nous...
— Bien compris, Boss. Mais tu penses qu'on a au moins une petite chance ?
Pour une fois, Tooms était totalement sérieux et ne se sentait pas l'âme à faire preuve de sarcasme. Il avait peur, autant pour lui que pour les autres membres de l'équipage du Charon. Un sentiment que Tiana Fry partageait.
— J'en sais rien. répondit-elle. Peut-être... Si on fait preuve de créativité.
Avec tout ce qui leur était arrivé depuis ces derniers mois, Fry se sentait perdue et ne savait plus quoi décider. Elle avait fait tellement d'erreurs qui auraient pu leur être fatales. Ils avaient tous souffert, certains plus que d'autres. Finalement, elle ne se faisait plus confiance, et ne faisait que remettre son jugement en question. Elle ne pouvait décemment pas décider pour eux. Et à mesure qu'elle doutait de ses capacités à les ramener saufs chez eux, les idées d'un quelconque plan pour accéder à la surface de Terra semblaient disparaître les unes après les autres. S'avouant vaincue, elle se résigna.
— Je veux voir tout le monde dans le mess, dit-elle en quittant son fauteuil. Je vais avoir besoin de vous tous.
* * *
De nouveau réuni dans la salle destinée aux repas, l'équipage attendait aussi patiemment que nerveusement que Tiana Fry prenne enfin la parole. Un abattement certain perçait son masque habituel de sérieux et d'assurance. Elle avait beau retourner le problème dans sa tête, ne trouvait aucune solution.
— Comme vous le savez, nous venons d'arriver dans le système caché de Terra, et nous sommes pas prêts d'atterrir, j'en ai peur.
— Pourquoi donc ? demanda Alistair, inquiet.
La jeune femme fit un signe de tête à Mei. Cette dernière sortit alors une télécommande de l'une de ses poches pour appuyer sur l'un des boutons : une immense sphère bleutée apparut au sein d'un cône lumineux au centre de la pièce.
— Voici les relevés de nos senseurs à propos de notre destination...-
S'étant levée et approchée de l'hologramme, la Capitaine pointa du doigt la couche protectrice du champ de force dressée autour de la planète :
— ...- et ça, c'est un bouclier planétaire comme j'en ai jamais vu. Il sera impossible de passer à travers.
— D'accord, intervint Aiden, suspicieux. Mais ça, ajouta-t-il en pointant le trou dans le champ de force. C'est notre entrée, non ?
Entendant la question de son frère, Tooms ne put s'empêcher de rire, tant la réponse était évidente.
— Parce que tu crois qu'on y avait pas déjà pensé peut-être ? Hein, petit génie ? répliqua-t-il, sarcastique.
Piqué au vif, l'arnaqueur lança alors un regard noir à son frère cadet et serra les dents pour éviter de cracher des paroles qu'il pourrait regretter plus tard. Au lieu de ça, il chercha la main de Mei qu'il serra et se focalisa sur ce contact apaisant plutôt que sur la rage qui bouillonnait en lui à ce moment-là. Cependant, le manque de tact de Tooms et l'effet non-désiré sur Aiden n'étaient pas passé inaperçus aux yeux de Tiana Fry qui essaya de calmer le jeu entre les deux frères :
— Bon, je vais faire simple, dit-elle en affichant le blocus des vaisseaux. Voici ce qui nous empêche de passer : une flotte de l'Alliance composée d'au moins dix croiseurs...-
Elle pointa plusieurs larges points rouges stationnés dans l'espace vide de protection.
— ...- et vu la taille ridiculement petite de l'entrée du bouclier, poursuivit une Sarina aux sourcils froncés par la réflexion, cela conjugué au fait que les croiseurs nous bouchent le passage, j'imagine qu'on va avoir besoin d'une stratégie hors du commun pour passer. Car même camouflés, à la moindre erreur, ils nous pulvériseront sans la moindre hésitation.
Malgré la morne conclusion, la Capitaine sourit en croisant le regard de la jeune femme pensive. C'était justement elle dont Tiana souhaitait l'avis plus que tout, notamment grâce à ses capacités de raisonnement supérieures à celles des êtres organiques. Cependant, la Synthétique ne semblait pas avoir la réponse que Fry attendait tant. Au contraire, elle resta muette devant l'ancien Sergent, haussant simplement les épaules. Avec les données dont elle disposait, aucune solution ne lui semblait viable.
Lorsque Fry posa ses yeux sur Daniels, elle ne fut pas surprise de le voir plus agité que d'ordinaire : l'artilleur souhaitait certainement en découdre avec tous ces pourris de l'Alliance, et Tiana le comprenait plus que n'importe qui à bord. Toutefois, l'heure était à la prudence et à la discrétion. Aussi elle le coupa dans son élan :
— Non, Daniels. Je sais que tu veux passer en force mais c'est hors de question. À moins bien sûr que tu veuilles qu'on y passe tous...
— J'allais pas dire ça, Boss.
Elle haussa un sourcil circonspect.
— Alors qu'est-ce que tu proposes ?
— Je me disais juste que la seule solution, c'est de faire diversion.
L'ancienne militaire regarda Jack, étonnée par sa retenue comme par le simple fait qu'il ait un plan plus élaboré que d'ordinaire.
— Développe...
— Je vais prendre la navette et servir d'appât, répondit-il, l'air grave.
Stupéfaite par la dévotion de cet homme dont elle avait douté légèrement de la loyauté quelques mois auparavant, Tiana fut catégorique :
— Non, Jack. C'est hors de question ! Je ne risquerai pas ta vie pour qui que ce soit ! Ni la tienne ni celle de quelqu'un d'autre. On abandonne personne ici !
— Alors, on fait quoi ? répliqua-t-il en croisant les bras, une expression contrariée sur le visage.
Sa question resta en suspens. Le silence qui s'installa ne fut brisé que par un "bip" fort et régulier émanant du poste de pilotage. Un appel entrant. Se précipitant dans le cockpit, l'équipage entier se tint aux aguets. S'agissait-il d'Atlan ? Ce fourbe égocentrique les avait-il déjà repérés ?
Avec une surprise non-dissimulée, Tooms remarqua qu'il s'agissait d'une fréquence que ni lui, ni Fry n'avaient vue employée depuis des années : celle qu'ils utilisaient lorsqu'ils faisaient encore partie des forces Indépendantistes.
Aussi surprise que son timonier, Fry enclencha précipitamment l'un des boutons greffés à l'accoudoir de son fauteuil et accepta la communication :
— Allo ? À qui ai-je l'honneur de parler ?
— Salut Sergent. Ça faisait longtemps, répondit la voix d'un homme que Fry reconnut avant même qu'il n'apparaisse devant elle sous la forme d'un hologramme.
Il s'agissait d'un homme grand et plutôt svelte, au visage allongé et à la barbe bien taillée. Enveloppé dans son long manteau des Forces Indépendantistes, il semblait scruter l'âme de Fry. Ainsi était l'ancien Caporal Byron Larck, un homme aussi déterminé qu'audacieux, devenu le Capitaine d'un destroyer volé à l'Alliance qu'il avait repeint à ses couleurs. Depuis la fin de la Guerre, il travaillait comme "corsaire" pour de hauts dignitaires voulant opérer en dehors du cadre légal et souhaitant protéger certaines cargaisons sensibles.
— Byron ? Qu'est-ce que tu fais là ?
— C'est Marlin qui m'envoie... Il m'a dit que tu allais peut-être avoir besoin d'aide.
Au nom de l'informateur, Tiana sourit : par un heureux coup du sort, il avait dû savoir où ils se dirigeaient et avait envoyé la cavalerie. L'ancien Sergent se remémora la dernière fois où elle avait vu le Capitaine du Peacemaker. Près d'un an et demi auparavant, leurs missions s'étaient téléscopées et tandis que les ennemis de l'un avaient pris l'autre pour cible, Tiana avait sauvé la vie du corsaire. Depuis, Larck considérait avoir une dette envers l'ancienne militaire.
— Tu as besoin de quoi, Fry ? interrogea le Capitaine du destoyer.
— Il faut qu'on puisse passer dans la petite ouverture du bouclier planétaire.
— Bon, et tu as un plan ou on fait comme d'habitude ? demanda-t-il, étrangement jovial.
— Comme d'habitude, Byron. répondit Fry. On improvise !
À bord du Peacemaker, l'équipage de Larck s'activait sous les ordres de ce dernier. Contrairement à Tiana qui, à bord de son cargo, avait transformé son équipage en une véritable famille, l'ancien Caporal avait préféré une approche assez différente : malgré une distance parfois regrettable avec certains, il inspirait malgré tout à tous ceux sous ses ordres une loyauté sans faille que beaucoup – même pendant la Guerre – lui avaient toujours enviée.
Le Capitaine Larck s'était installé dans son fauteuil, positionné juste derrière celui de sa pilote, Zee, où il réfléchissait à un plan d'attaque. Ne voyant pas le Charon sur ses senseurs, cette dernière déclara :
— Alors c'est donc ça ce dont ton fameux Capitaine Fry est capable ? J'avoue que je suis impressionnée.
— C'est une femme compétente bien entourée, lança-t-il avec une pointe de fierté.
S'étant retournée vers Byron, Zee le fixa de ses prunelles bleutées. Un sourire éclaira le visage de l'unique femme à bord tandis que Byron lui lançait un regard entendu.
— Oh, arrête un peu... Tu sais très bien qu'...-
— ...- qu'il n'y a rien entre vous, je sais, se moqua-t-elle. Mais bon, ça pourrait être ton genre.
— Il n'y a qu'un genre de femmes qui m'intéresse et tu le sais, répondit-il en posant une main sur la chevelure blonde de son interlocutrice.
Une telle familiarité des plus normales sachant qu'ils étaient mariés depuis plus d'un an. Cherchant un moyen de gagner un peu de temps pour permettre à Tiana de passer le blocus, le corsaire fronça les sourcils. Il se creusait toujours les méninges quand un grand Noq'q au teint mat fit son entrée sur le pont principal :
— Capitaine. Arsh demande ce qu'on doit faire.
— J'y réfléchis...
Soudain, un signal sonore retentit : l'un des vaisseaux de l'Alliance prenait contact avec la seule autre nef étrangère détectée dans le système. Byron ressentit presque instantanément une tension dans le bas de sa nuque ; puis, après avoir fait craquer son cou, il enclencha un bouton sur l'accoudoir de son fauteuil et la voix d'un officier de l'Alliance résonna dans les haut-parleurs de la passerelle :
— Vaisseau non-identifié, je suis le Commandant Marla Erkasen de la frégate de l'Alliance Salara. Vous êtes actuellement dans une zone non-autorisée. Faites demi-tour ou nous serons dans l'obligation de faire feu et de vous détruire.
En son for intérieur, Larck ricanait : il connaissait assez bien l'Alliance pour savoir que quoi qu'elle cachât ici, il était évident que si ce n'avait pas été compromettant, cela n'aurait pas été aussi bien gardé. De plus, il se doutait également que quoi que cela puisse être, ces vaisseaux n'allaient certainement pas les laisser s'en tirer. Perdu pour perdu, il prit alors une décision radicale :
— Fry, tu l'as entendue ? appela-t-il la Capitaine du Charon. Tu sais ce que ça veut dire ?
— Bien sûr, Larck. C'est pour ça qu'on doit passer.
— J'ai peut-être une idée alors... Mais après, ça sera silence radio.
Sur la passerelle du Peacemaker, Byron était plus que tendu. Ses mains commençaient à devenir moites et il se demandait vraiment si cela n'allait pas être son baroud d'honneur.
— Bon, mes amis, je crois qu'on a pas le choix... déclara-t-il. Omal, Arsh et vous, vous allez vous préparer à tirer sur cette frégate. Ça devrait les distraire le temps que le Charon passe entre eux. Et dites à Raelis de renforcer nos boucliers ! beugla-t-il.
Puis s'approchant à nouveau de Zee, il lui ordonna :
— Zee, dès qu'Omal aura fait feu, vire de bord et fonce. On doit pouvoir les distancer assez rapidement mais pas trop non plus de manière à desserrer leurs rangs. On peut pas échouer...
La jeune femme tourna alors son visage d'ange vers son compagnon et lui sourit :
— Tu ferais n'importe quoi pour elle, hein ? Je vais finir par être jalouse.
Le Capitaine soupira tandis qu'il se disait que payer sa dette auprès de Fry aurait peut-être un prix trop lourd.
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