Sa compagne toujours auprès d'elle, la soutenant du mieux qu'elle le pouvait, Tiana Fry avançait péniblement vers la passerelle. Derrière elles, Daniels suivait lentement, un air sombre parant son visage. Ayant noté sa mine déconfite – une attitude qu'elle ne lui avait jamais vue – elle l'arrêta d'un geste de la main :

— Qu'est-ce que tu as, Jack ? Vas-y, crache le morceau !

— Rien...

— Ça se voit que quelque chose te dérange et tu es vraiment pas doué pour bluffer.

— Rien, je te dis. C'est juste que... J'en sais rien... J'ai juste un mauvais pressentiment. Il y a quelque chose qui me semble familier dans sa voix...

Se gardant bien d'inquiéter encore plus sa Capitaine, l'ancien mercenaire préféra ne rien dire de plus. Sitôt entrée sur la passerelle, Fry s'installa tant bien que mal sur son fauteuil non sans réprimer un gémissement de douleur.

— Ça va ? demanda Seilah, inquiétée par la courte mais intense complainte de sa compagne.

Bien que restant silencieuse à la question, la Capitaine hocha la tête avant d'enclencher un bouton sur l'un des accoudoirs de son fauteuil. Se refusant à laisser transparaître le moindre signe de faiblesse, elle voulut inspirer profondément. Sa blessure se rappela à son bon souvenir par une intense décharge, froide et aiguë. La respiration rendue saccadée par son affliction, elle ferma les yeux, la mâchoire serrée pour ne pas hurler.

Quelques secondes passèrent – qui lui parurent durer des heures – puis, elle lança la conversation avec le mystérieux interlocuteur qui avait demandé après elle.

— Ici, Tiana Fry du vaisseau-cargo Charon. Que voulez-vous ?

— Oh, comme c'est chou ! s'exclama une voix féminine à l'autre bout. Et tu me vouvoies en plus...

La Capitaine jeta un oeil à sa compagne qui ne comprenait pas non plus les propos de cette femme. Mais les explications ne tardèrent pas à venir.

— Fry, si tu es toujours là, écoute bien ce que je vais te dire : tu vas donner un nom à ce crétin de Jack Daniels et il te dira que je suis pas quelqu'un avec qui on doit plaisanter.

— Il t'entend. C'est quoi ce nom ?

— Erlam Osiac.

Tiana se tourna brusquement vers Jack qui semblait chercher dans ses souvenirs ce que ce nom pouvait bien signifier. Le silence s'abattit dans le cockpit quand soudain, il écarquilla les yeux, livide :

— Oh merde ! lâcha-t-il entre les dents.

Sa voix, d'ordinaire assurée, tremblait imperceptiblement. Il ancra un regard angoissé dans celui de sa supérieure.

— Je suis désolé... Si on fait pas ce qu'elle veut, on est mort.

Surprise par le désespoir aussi soudain qu'étonnant du colosse, Fry coupa net la communication avec celle qui représentait apparemment un danger si grand.

— Tu m'expliques ?

— Erlam Osiac, c'est le nom d'un type de l'Alliance. Et pas un monsieur tout le monde, non. C'était plutôt dans le genre paranoïaque et hyper-protégé.

— Qu'est-ce qu'il lui est arrivé ? demanda Seilah, espérant ne pas avoir compris.

— À ton avis ? Il s'est fait refroidir. Et c'était pas joli. Une vraie boucherie.

— Et c'est elle qui a fait ça, je suppose ?

Dans un silence qui voulait tout dire, Jack opina. Avant d'ajouter, comme pour lui-même.

— Y a pas à dire. Skye, on peut dire qu'elle est efficace... Peut-être trop.

Mesurant dans quel bourbier ils se trouvaient, Tiana pressa de nouveau le bouton de son fauteuil et reprit la communication avec la chasseuse de primes :

— Bon, maintenant, je sais qui tu es, Skye. Et si tu me disais ce que tu me veux ?

Un rire froid, aussi amusé que satisfait, qui transpirait le sadisme sortit des haut-parleurs disposés aux quatre coins de la passerelle, suivi de la réponse de la chasseuse :

— Oh, mais c'est simple. Dans moins d'une minute, je vais avoir trois de tes amis dans mon viseur et j'hésiterai pas à les descendre si ça me permet de t'atteindre. Je vais donc te laisser trente secondes pour choisir leur sort : soit tu te rends sans faire d'histoire et il leur arrivera rien ; soit la chasse continue et dans ce cas, il y aura des morts. Des morts, qui, je l'espère, te resteront sur la conscience, Fry.

Tiana commençait à se sentir défaillir. Elle ignorait si c'était dû à sa côte cassée ou à la nouvelle, mais une douleur fulgurante à la poitrine l'empêcha momentanément de respirer. Sa vision se brouilla quelques instants. C'était comme si elle n'arrivait plus à penser clairement. Ignorant tout du sort que Skye lui réservait, Fry tenta tant bien que mal de reprendre ses esprits et reprit le fil de la discussion.

— Avant de te donner ma réponse, dis moi pour qui tu bosses ? L'Alliance ?

— Non. C'est un gros bonnet de Fair Heaven qui a posé une belle prime sur ta tête. Il te veut vivante.

La Capitaine ferma les yeux et une larme roula sur sa joue alors qu'elle faisait le rapprochement avec le seul homme qui aurait pu engager une telle professionnelle et l'envoyer à leur poursuite : Elim Bradock. Ainsi coincée, elle n'avait pas d'autre choix que de se livrer à Bradock pour que Tooms, Sarina et Aiden restent en vie. Ayant tout entendu, Daniels tapota l'épaule de sa supérieure. Il affichait un air sombre voire même compatissant, ce qui était étrange pour quelqu'un d'aussi pragmatique que lui :

— Je sais ce que tu penses, Boss. Skye est du genre sadique. Elle hésitera pas à abattre Tooms et les deux autres "gugusses" pour avoir ce qu'elle veut. Mais quoi que tu fasses, je te soutiens.

Tiana fut surprise tant par la loyauté de son artilleur que par son sentimentalisme. Après tout, ils n'étaient pas si proches. La Capitaine afficha alors un sourire des plus engageants :

— Avec un peu de chance, je pourrai m'en sortir vivante...

Cette déclaration provoqua un sursaut chez Seilah qui n'imaginait pas voir un jour sa compagne abandonner si facilement. Une surprise qui fut cependant de courte durée : un bip strident s'était mis à retentir dans l'habitacle, signe qu'une seconde personne tentait de les contacter. Sans surprise, il provenait de la Mule. Sans attendre, Tiana enfonça un deuxième bouton sur son fauteuil et la voix de Sarina résonna.

— Il y a quelqu'un ? s'écria-t-elle, visiblement paniquée.

— Oui, Sarina. On t'entend.

— Capitaine ! Ash m'a dit... Enfin il...

— Calme-toi, reprend doucement, s'il te plaît...

— On va avoir besoin d'une extraction !

Une extraction ? Skye venait certainement de les trouver et avait dû penser qu'elle avait attendu assez longtemps. Sans pour autant céder à la panique contagieuse de Sarina, Fry se contenta de relater ce qu'elle savait.

— Oui, je sais. Une chasseuse de primes est à vos trousses.

— Quoi ? s'exclama la voix masculine de Tooms, plus éloignée. Qu'est-ce que tu...-

Soudain, la détonation d'une arme se fit entendre. Puis, la voix du timonier reprit :

— Négatif, Capitaine ! On a d'autres problèmes plus grave ! Un mandat d'arrêt a été placé sur nos têtes. Et la milice de cette fichue ville nous colle au train !

Si l'idée d'avoir un mandat d'arrêt à leur nom n'était guère une bonne nouvelle, sa conséquence, quant à elle, ouvrait certaines opportunités : si la milice de Yucan était aux trousses de la fratrie, cela signifiait que cette dernière n'allait pas tarder à revenir et possiblement leur permettre d'échapper à une mort certaine des mains de la chasseuse de primes. Un sourire éclaira son visage tandis qu'elle changeait de canal de communication afin de reprendre la conversation avec Skye.

— Désolée, mais ça sera sans moi, déclara-t-elle avec le plus grand des calmes.

— Tu fais là une belle erreur ! ragea l'autre. Je saurai te retrouver toi et ton équipage. Tu auras pas de deuxième chance !

Mais Fry avait déjà coupé la communication. Déterminée, elle fit un signe de tête à son artilleur alors qu'Alistair arrivait dans la pièce, sans la moindre idée de ce qu'il se tramait :

— Aurais-je raté quelque chose ? s'inquiéta-t-il.

L'ancien mercenaire arma le fusil qu'il portait en bandoulière et celui-ci émit alors un sifflement aïgu, prouvant qu'il était chargé.

— Doc, préparez-vous, il va y avoir du sport ! s'ecria-t-il avec un grand sourire, sa peur s'étant dissipée à mesure que sa supérieure reprenait du poil de la bête.

De son côté, la fratrie était remontée dans la Mule et s'apprêtait à déguerpir. Mais c'était sans compter la charge de la milice qui renversa les civils sur leur passage. Certains de ses membres s'étaient juchés sur des Coursepattes, alors bien plus stressées qu'auparavant. S'installant au volant du véhicule, Tooms enclencha quelques boutons du tableau de bord permettant son démarrage. Le moteur se mit à vrombir et les réacteurs crachèrent des gerbes encore fumantes. Notant l'arrivée à leur hauteur de quelques miliciens encore à pied, le timonier vira brusquement de bord, et, dessinant un cercle dans le sol poussiéreux, tint en respect ces quelques gardes qui avaient eu le malheur de s'approcher grâce aux propulseurs brûlants de l'aéroglisseur. Par chance, ceux-ci étaient uniquement armés de matraques et ne représentaient qu'une menace assez minime.

Cependant, ce n'était pas le cas de ceux qui chevauchaient les Coursepattes : ceux-là tenaient des sortes de lances métalliques dont la lame était dentelée et sans nul doute meurtrière. Ash abaissa un levier près des commandes de la Mule et celle-ci décolla de plusieurs dizaines de centimètres. Elle frôla la tête des miliciens qui, surpris par la manoeuvre peu orthodoxe du pilote, s'étaient jetés au sol.

Voyant la panique autour du véhicule mais également les montures se rapprocher, Tooms enfonça la pédale d'accélérateur et la Mule partit en trombe vers l'emplacement où s'était posé le Charon. Puis, le timonier tendit un bras par-dessus son épaule et montra les armes posées sur le sol :

— J'espère que vous savez vous servir de ça. Parce qu'à mon avis, on va se faire canarder...

Son demi-frère arma l'une d'elles alors que Sarina semblait perdue avec cet objet entre les mains. Aiden lui murmura quelques instructions avant d'être coupé par Ash qui rappela une chose importante :

— On est peut-être recherché à travers toute la galaxie mais on l'est pas pour meurtre... Réglez vos armes sur paralysie... ordonna-t-il.

Aiden hocha la tête et changea la puissance du fusil en conséquence, juste assez tôt pour tirer dans le torse de l'un des miliciens qui s'approchait de trop près. Celui-ci s'écrasa lourdement au sol, inerte, et par chance, aucune des Coursepattes qui le suivaient ne l'écrasa sous l'un de ses membres. Ravi d'avoir réussi un tel tir, Aiden exprima son regain de confiance, avant de voir du coin de l'oeil l'une des lances lui arriver droit dessus et qui s'enfonça de plusieurs centimètres dans la paroi métallique.

— Couche-toi ! s'écria-t-il en plaquant Sarina sur le sol froid du véhicule.

Entendant le crissement des deux bouts de métal s'enfonçant l'un dans l'autre, Tooms tourna vivement la tête avant de comprendre ce qui venait de se passer. Il bifurqua alors brusquement, espérant que leur poursuivant irait se jeter contre les immenses rochers qui parsemaient le désert environnant. Mais grâce à leurs trois paires de pattes, ces animaux étaient plus rapides et plus agiles que la majorité des véhicules que l'Alliance aurait pu leur lancer aux trousses.

Ne sachant comment faire pour s'échapper, Ash se mit à réfléchir à toute vitesse. Il enclencha un bouton sur le tableau de bord et une carte holographique s'afficha. Il mit quelques instants à trouver ce qu'il cherchait, puis il activa la radio :

— Boss !

— Qu'est-ce qu'il y a ? Un problème ?, demanda Fry, inquiète.

— Tu te souviens de Thelessia 4 ? Tu vas devoir nous récupérer comme ça...

Notant la proximité de miliciens de part et d'autre de son véhicule, Tooms se risqua à freiner brusquement avant de prendre un virage des plus serrés, semant par la même occasion les deux Coursepattes qui se télescopèrent. La longue plainte de détresse de l'une de ces créatures déchira le silence qui s'en suivit ainsi que le coeur de Sarina. Elle ne supportait pas de voir quiconque souffrir, surtout pas un animal aussi innocent que celui-ci.

— Ash... soupira-t-elle. Pourquoi on est obligé de faire ça ?

— C'est eux ou nous, frangine... On a pas le choix, même si ça me désole autant que toi...

Soudain, un vrombissement caractéristique s'intensifia : c'était le chasseur de l'Alliance piloté par Skye qui arrivait sur leur position. Elle était bien décidée à ne pas les laisser revenir au Charon en vie. Ainsi, elle commença à tirer sur toute la zone, au grand désespoir des Coursepattes qui s'enfuirent rapidement de la zone, telles les proies que ces animaux étaient réellement.

Presque instinctivement, Tooms freina au point où son véhicule se fit totalement dépasser par le vaisseau de la chasseuse de primes. Le timonier fit pivoter son véhicule avant de rester sur place.

— Boss ? On est en position. Vous avez besoin qu'on la balade encore un peu ou vous êtes opérationnels ?

— C'est Seilah. Oui, tout est paré ici, il nous suffit juste d'arriver, ce que nous aurons fait dans quelques minutes. Daniels est dans la cale avec le Docteur Gun, prêts à vous couvrir en cas de besoin. Quant à Mei, elle m'a assuré que tout fonctionnerait comme prévu.

— Et Tiana ?

— Elle est repartie à l'infirmerie...

Tooms soupira : il espérait vraiment que la blessure de sa Capitaine n'allait pas s'aggraver. Même s'il y avait plus pressant à ce moment-là, il s'inquiétait toujours pour celle qui avait été sa supérieure puis son amie depuis maintenant près de quatre ans. Elle avait toujours été là depuis qu'il s'était engagé avec les Indépendantistes, et toujours elle l'avait soutenu.

Il se prit quelques secondes à repenser à toute cette époque qui n'avait eu que des mauvais côtés. Quand soudain, il réalisa :

— Hein ? Mais qui pilote le Charon ?

— Eh bien... moi ? répondit l'alien cornue, un peu gênée.

Bien que son anxiété reprit brutalement le dessus en entendant que la jeune femme était aux commandes de son précieux cargo, le pilote se tint prêt :

— Bien. Seilah, on vous attend ! dit-t-il en faisant rugir le moteur de la Mule.