Prologue
France, 8 août 1756.
La fin d'après-midi avait beau être splendide, l'effervescence habituelle des rues de Paris s'était tarie, remplacée par une étrange morosité. Les Halles elles-mêmes semblaient calmes, la cacophonie quotidienne transformée en un bourdonnement assourdi. Dès qu'on s'éloignait de quelques ruelles, quittant ainsi le cœur commercial de la ville, le silence s'installait.
Les passants se faisaient plus rares. Le pas vif, ils se hâtaient de regagner leur logis, pour les plus chanceux. La rue de l'Abattoir avait triste mine. Quelques mendiants et vagabonds, ici et là, tentaient vainement de leur soutirer une ou deux pièces. Un vieillard aux vêtements souillés s'accrochait aux pans de la veste de brocart d'un noble égaré, toute dignité disparue, le suppliant de lui accorder un sou. Il n'obtint qu'un violent coup de canne en retour.
À quelques mètres de là, une jeune laveuse s'affairait au-dessus de son baquet, les mains rougies par l'eau brûlante et le dos ployant déjà sous un poids invisible. Non loin d'elle, un boucher faisait jouer son hachoir, provoquant par-là des mugissements plaintifs ; et puis le silence. Le sol terreux était désormais éclaboussé de vermeil. Une exhalaison salée, au goût métallique, s'éleva, renforçant l'air putride ambiant. Un jeune vas-y-dire cavalait, et dans sa hâte de faire parvenir la missive, il souilla ses guêtres de liquide écarlate. Un juron lui échappa, mais il continua sa route : les grands n'attendaient pas.
Quelques hommes dans la force de l'âge, les favoris grisâtres, vacillaient sous le poids des planches qu'ils transportaient. C'était une scène de tous les jours, chacun vaquant à ses occupations. La difficulté des tâches quotidiennes ne fléchissait jamais. Pire, elle semblait augmenter, tandis que les sillons se formaient sur les visages tannés.
Les temps étaient rudes, et même le soleil éclatant ne pouvait dégeler les coeurs durcis par la crainte et le mécontentement.
Plus que le mécontentement, la colère grondait.
Elle se propageait lentement à travers les rues sinueuses et malfamées de la capitale. On la lisait sur les teints bilieux, les visages épuisés et les lèvres pâles perpétuellement pincées. On la devinait aux lueurs fébriles au fin fond des pupilles, aux sourcils froncés par l'anxiété et aux mains calleuses agitées de soubresauts.
La colère était là, tapie dans l'obscurité.
La simple insatisfaction des honnêtes gens exploités par les classes aisées, constante depuis la nuit des temps, laissait désormais place à un sentiment plus ardent et âpre. Les rancœurs et ressentiments se réveillaient, les esprits révoltés grandissaient au rythme des impôts toujours plus lourds.
La légère onde ne tarderait pas à se transformer en vague, et la déferlante serait cuisante.
L'homme sourit. Le spectacle si misérable dont il était témoin le ravissait. Il exultait, jouissant face au malheur d'autrui. Cela faisait des mois, sinon des années, qu'il se mêlait de temps à autre à la plèbe, scrutant le climat qui y régnait.
Son regard perçant s'arrêta face à un groupe de charbonniers posté sur le pas de porte d'une maison biscornue, discutant à voix basse. S'il ne pouvait ouïr leur conversation, il ne faisait nul doute qu'elle était animée. Les sourcils se haussaient, puis se fronçaient, les manouvriers gesticulaient et plusieurs exclamations scandalisées retentirent.
Le climat était propice. Il fallait juste un peu d'aide, afin que la capitale s'embrase. Et il était précisément là pour ça.
Le soleil commençait déjà à disparaître. L'heure parfaite.
Avec habileté, il quitta le renfoncement où il était dissimulé, les pans de son long pardessus voltigeant derrière lui. Malgré son déguisement – il avait revêtu les guenilles de son palefrenier, à son grand embarras – il ne passait pas tout à fait inaperçu. Les têtes se tournaient et les gueux reculaient précipitamment sur son passage. La démarche d'un puissant ne se fondait pas dans la masse populaire. Il avait le dos trop droit, la tête trop haute, le regard trop fier. Qu'importait, les affaires n'attendaient pas.
Il s'éloigna de la rue pouilleuse, gagnant les bords marécageux de la Seine encrassée. Puis il fit le pied de grue, sondant les alentours. Au terme de longues minutes d'ennui – la patience n'était pas son fort – une silhouette se détacha de la pénombre ambiante.
La cible était au rendez-vous.
L'homme était d'un âge mûr, et malgré son air hautain, il ressemblait davantage à un ivrogne qu'à un financier respectable. Sa chemise de satin froissée subissait les assauts malvenus d'un embonpoint certain, et ses yeux injectés de sang trahissaient une vie pleine d'excès.
Sept heures n'avait même pas sonné, pourtant la démarche titubante du haut fonctionnaire mettait en doute sa sobriété.
La tâche n'en serait que plus facile.
Silencieusement, l'assassin se glissa derrière l'homme d'affaire.
Un pressentiment, ou peut-être son instinct de survie, poussa la cible à se retourner brusquement, tombant nez-à-nez avec son bourreau. Son regard affolé resta fixé sur le poignard étincelant, tenu par une main de fer. Enfin, il osa relever son visage décomposé. Ses yeux s'écarquillèrent face à l'identité de son agresseur.
Le spadassin ne lui laissa pas le temps de comprendre la situation, et tout ce qu'elle impliquait.
Sans une hésitation, il abattit son arme. La précision du geste était parfaite. Le couteau vint trancher finement la jugulaire, tout en élégance. Pas de violence inutile, mais de l'efficacité. Quelques secondes s'écoulèrent avant que l'ivrogne, dans un dernier réflexe, porte ses mains à la gorge, tentant en vain d'étancher le flot de sang qui s'en écoulait. Dans un dernier gargouillis, il s'écroula au sol.
Le meurtrier se montra peu sensible face à cette exécution pure et simple. Il se souviendrait de ces yeux bleus se voilant, mais il ne serait pas hanté par eux. Il avait accompli sa mission, ses sentiments importaient peu. La grandeur du royaume de France valait bien quelques sacrifices.
Calmement, il essuya la lame ensanglantée avec un mouchoir, jusqu'à ce que toute trace de son forfait ait disparu.
Il sortit ensuite une carte à jouer, un valet de cœur parcheminé qui avait dû connaître de nombreuses parties de Pharaon*, et la trempa de moitié dans l'hémoglobine. Avec délicatesse, il glissa la carte dans la poche du veston ; le corps était encore chaud. Il admira une seconde son œuvre, désormais signée.
L'assassin réajusta sa veste de toile, passa négligemment ses longs doigts dans sa chevelure, puis tourna les talons sans un regard en arrière.
Bientôt, on s'étonnerait de l'absence du fermier général des finances à Versailles.
Bientôt, le cadavre serait découvert, et personne ne ferait le lien avec.
Bientôt, Paris s'enflammerait.
Le cœur rempli par la conviction et la fierté, il se surprit à chantonner sur le chemin de retour.
— Les financiers s'enrichissent, tous les Poissons s'agrandissent, c'est le règne des vauriens. On épuise la finance, en bâtiments, en dépenses, l'Etat tombe en décadence et le roi ne met ordre à rien, rien, rien... Cette catin subalterne, insolemment le gouverne, sans esprit, sans caractère, l'âme vide et mercenaire, le propos d'une commère, tout est bas chez la Poisson, son, son...*
Profitez, profitez bien de ces derniers instants de paix. Dansez, jouez, étourdissez-vous, tant que vous le pouvez.
Chère monarchie, vous allez sombrer.
••••
*Pharaon : jeu de cartes de hasard particulièrement prisé à la Cour de Louis XV.
*extrait d'une "poissonnade" : chanson satirique, parfois poétique, parfois drôle, mais toujours méchante, qui exprime la haine du peuple et des courtisans envers la Marquise de Pompadour, née Poisson, et favorite du roi Louis XV.
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