4 - Charles de Beauvière, apprenti espion (2/2)
24 août 1756, France.
François tourna lentement sa large face vers le provincial, ses sourcils bien fournis haussés. Il le regarda quelques instants, songeur, et jeta une œillade au tract qu'il tenait dans la main. Le papier, taché, jauni et chiffonné, était en piteux état. Le géant desserra son énorme main et tenta de défroisser l'annonce, bien qu'il ne fit que la salir davantage. Alors qu'il s'évertuait à étendre la souillure, une déchirure fendilla la brochure.
Charles l'observait faire, un air navré plaqué sur le visage. Comment pouvait-on faire preuve de si peu de délicatesse ? Par ailleurs, l'impatience commençait à le gagner. Il dut faire appel à tout son urbanité pour ne point le presser de répondre. Le jeune homme s'agitait sur les marches d'escalier d'ébène – qui faisaient un siège tout à fait inconfortable, lorsque le colosse prit la parole.
— J'sais pas trop, en fait. Rien trop important, j'pense.
Charles serra les dents. Tant d'attente pour une réponse si décevante ! Décidément, cet homme mal vêtu – son pantalon de toile était rapiécé ! – ne semblait pas initié à l'art de la conversation, ou même à la vie en bonne société. Il devrait en avoir l'habitude, mais il ne se ferait jamais à si peu de savoir-vivre. Heureusement que ce roturier malséant lui avait porté secours, sinon, il lui aurait dit sa façon de penser. Beauvière se força à inspirer lentement et dessina un sourire poli sur son fin visage.
— Vraiment ? Le titre de ce tract ne me semble pourtant pas des plus anodins, souligna-t-il. Qu'en pensez-vous ?
Si, à l'origine, ce bout de papier n'était qu'un prétexte pour rompre la quiétude pesante, Charles devenait de plus en plus intrigué par ce qu'il renfermait. Cela paraissait être un événement de la plus haute importance. Il devait s'informer des nouvelles, sinon il passerait pour un sot au sein de la bonne société.
Girondois s'empourpra sous la demande ; des plaques purpurines se propageaient sur sa peau pâle, et la pointe de ses oreilles virèrent à l'écarlate. Ses doigts épais s'affolaient sur la rampe d'escalier, au rythme d'une chimérique mélodie. Charles se mordit la lèvre inférieure : il n'aspirait pas à le tourmenter. Bien qu'il en ignorât la raison, sa conduite avait dû être maladroite. Il s'apprêtait à présenter ses excuses – comme tout gentilhomme –, mais François le prit de court en lui répondant.
— T'sais, les gens comme moi, on s'mêle pas d'la politique, fit-il, crachant le dernier mot. Mais depuis quelques temps, y'a du grabuge par ici. Les gens... les gens sont p'us les mêmes.
La conversation prenait un nouveau tour. Charles n'était pas bien certain de saisir le lien avec sa question, mais il ne fit aucune remarque – une manière pour lui de s'excuser.
— Et comment sont-ils, désormais ?
— Ah, j'suis pas trop au fait, moi. J'prête pas trop attention aux racontars, moi. J'dis juste que les gens sont nerveux, hargneux... Ils grondent. Veulent plus bosser. Disent que c'est trop dur, sont mal payés, qu'y a trop d'impôts. Faut dire qu'la taille a encore augmenté.
Charles acquiesça, la mine compatissante.
— Fais pas cette gueule, t'es pas concerné. Vous, les nobliaux, vous payez pas. Vous payez jamais.
Ce fut au tour du provincial de s'enflammer. L'amertume de François Girondois était limpide. Charles avait toujours trouvé ce système naturel, et ne voyait pas d'inconvénient à ce qu'autrui paye. Après tout, il faisait partie de la noblesse, de la classe supérieure. C'était l'ordre des choses. Néanmoins, la mine sombre et grave du roturier l'embarrassait. Il garda le silence.
— T'façon, ça va pas changer, soupira le géant après quelques instants. Mieux vaut pas trop s'faire remarquer et mener sa vie, on a pas besoin d'se faire arrêter. J'veux garder mon atelier et mes clients, sinon j'vais crever de faim.
Le peu de discussion retomba. Chacun était plongé dans ses pensées, le regard lointain, bien au-delà des murs fissurés de la petite pension. Au loin, une vieille pendule égrenait les secondes.
— Puis aussi, y'a de drôles d'affaires en ce moment..., reprit Girondois.
— Vraiment ?
— Bah, oui. T'es pas au courant ?
— La capitale m'est encore inconnue. Je viens à peine d'arriver, grimaça Charles du bout des lèvres.
Le colosse acquiesça vaguement, et jeta un œil aux alentours d'un air soupçonneux. Assuré que la vieille cage d'escalier était bel et bien déserte, il se pencha vers le jeune homme.
— Plusieurs meurtres sont arrivés, chuchota-t-il, la main devant la bouche.
— Parbleu ! Qui a donc été assassiné ? J'ose espérer que le responsable est sous les verrous, sinon je ne pourrais fermer l'œil de la nuit...
Le visage du colosse se crispa, sa mâchoire carrée était si serrée que Beauvière craignit pour l'état de ses dents. Ses yeux mordorés roulèrent dans leurs orbites, lançant des regards affolés aux alentours.
— Chut ! siffla-t-il. Quelqu'un va nous entendre.
Charles fit un signe d'excuse de la main, articulant « pardonnez-moi » en silence, quoiqu'autant d'inquiétudes lui parussent exagérées.
— D'abord, y'a eu un financier, j'me souviens pas d'son nom. Puis un ministre ! Quelques gens du peuple, aussi. C'est pas clair, comme affaire.
Le jeune homme l'écoutait, les yeux écarquillés. Il ne se figurait pas que Paris puisse être si périlleuse. La nuit dernière, il était sans défense... cela aurait pu être lui. Il imaginait déjà l'horreur des passants lorsqu'au matin, ils auraient retrouvé son cadavre mutilé, gisant dans une mare de sang. Il secoua la tête : ses songeries étaient absurdes. Pourquoi diable on s'en prendrait à lui ? C'était ridicule.
— Tout cela est glaçant... Mais quel est le lien avec l'annonce ?
— Oh, 'cune idée. On m'a passé ce bout de papier dans la rue, j'ai pas vraiment fait gaffe.
— Mais n'êtes-vous pas curieux, avec un tel titre ? s'étonna le jeune homme, qui songeait déjà à chercher davantage d'informations sur l'aventure.
L'artisan glissa une main agitée dans sa crinière de feu. Après quelques instants d'hésitation, il se lança.
— C'est pas que j'veux pas, mais j'peux pas. J'sais pas lire, ajouta-t-il face au regard interloqué de Charles.
Le jeune homme tenta tant bien que mal de dissimuler sa surprise. Il se morigéna. Il aurait dû y songer ! Hors l'aristocratie, rares étaient les roturiers en possession d'un tel savoir. Charles n'imaginait cependant pas la vie sans lecture – sans les revues mondaines –, loisir qu'il appréciait particulièrement lors des après-midis d'été. Quinaud et dans l'impossibilité d'émettre une réponse adaptée, le jeune homme changea de sujet.
— L'après-midi s'annonce belle, ne croyez-vous pas ?
— Euh, p't-être...
La discussion retomba aussitôt. Charles consigna dans un coin de son esprit de perfectionner son art de la conversation. La Cour ne pardonnerait pas un tel écart à la bienséance. Le jeune homme allait deviser sur le dernier modèle de brodequin, mais son compagnon le devança.
— Il t'est arrivé quoi, hier ? T'avais pas l'air bien frais...
— Mes souvenances de cette affaire sont confuses. Je tentais de m'orienter tant bien que mal, vers quelques quartiers réputés. J'ai marché des heures durant, au moins. La tête me tournait, et puis, plus rien.
— Pourquoi marcher ? T'es riche, non ? Y'a des coches, des berlines, des cabriolets, des chaises de poste*, des fiacres... Fallait en prendre un, t'aurais pas eu mal aux pattes !
Charles haussa les épaules, indifférent. L'idée avait effleuré son esprit, sans y prendre totalement place. De toute façon, il avait horreur de ces créations du diable ! Quatre jours durant, le coche l'avait malmené ! Sans compter le carabas, neuf heures de transport en une seule journée ! Rien que s'imaginer mettre un pied dans une de ces voitures le rendait indisposé.
— Enfin, t'y avais pas pensé, hein... Et tu viens faire quoi, par ici ?
Charles songea que c'était là un excellent sujet de bavardage. Cela faisait bien quelques heures qu'il n'avait point songé à sa dulcinée : il devait y remédier. S'ouvrir sur son entreprise lui semblait par ailleurs profitable, il devait se renseigner sur certains points. Un sourire enthousiaste plaqué sur les lèvres, le provincial conta ses aventures – en omettant la mortification subie lors de sa rencontre avec la demoiselle. Sa confiance était retrouvée, il était même plein d'entrain : malgré les quelques déboires de la veille – une peccadille –, l'issue n'était pas déplaisante.
Bien sûr, cette pension était un petit peu trop miteuse pour sa prestance, mais ses habitants semblaient, ma foi, être de bonnes âmes. De plus, le quartier était, selon les lointains dires de son professeur de géographie, plutôt en vogue. Quelques intellectuels arpenteraient même ces lieux ! Une belle place pour rencontrer la fleur parisienne.
Son histoire fit sensation. Un long sifflement s'échappa de François. Charles se plut à penser qu'il était admiratif.
— Dis donc, c'est bien osé, ton affaire !
Le sourire du jeune homme s'agrandit encore, si c'était possible. L'audace avait toujours compté parmi ses qualités ; il la recherchait également chez autrui. C'est avec de l'ambition qu'on peut bâtir de grandes choses ! C'était le précepte préféré de sa mère.
— Y'a plusieurs trucs qui me chiffonnent, dans ta fable... T'as croisé cette poulette par chez vous, si ? Alors, pourquoi tu la cherches à Paris et chez le roi ? P't-être qu'elle est pas là, t'en sais rien... Pas gagné. Puis j'pas compris pourquoi t'es venu pioncer à la capitale... T'aurais pu dormailler à la ville de Versailles. Pas claire, ton histoire.
Difficile de décrire le soufflet provoqué par ces paroles. Ce rustre avait raison. Complètement et horriblement raison. Il ne possédait pas la moindre preuve que Joséphine d'Anjou se rendait à Versailles, ni même à Paris. Cela lui semblait évident, une aussi jolie jouvencelle devait fréquenter la Cour et ses bals, elle devait revenir d'un voyage en province, ou rentrer de son couvent. Mais peut-être n'était-ce pas le cas.
Cette révélation l'ébranla de tout son être. La Terre elle-même trembla. Charles tenta de se calmer, prenant une longue inspiration. Paniquer ne servirait à rien. Ce n'était pas si catastrophique, après tout. Il y avait d'autres jeunes filles dans ce pays-là – mais aucune ne pouvait tenir la comparaison avec cette déesse. Et pour Versailles... il n'y avait pas songé un seul instant. Il pouvait désormais prétendre au trône de roi des imbéciles.
— T'as pas l'air bien. Mais te fais pas de bile. Ta donzelle est du genre connu, 'fin, surtout son vieux. J'sais où sa famille crèche. Tu pourras zieuter toi-même si elle est là, ou pas.
Ce François Girondois était son Sauveur. Avec empressement, le jeune homme serra les mains rugueuses du colosse entre les siennes, et lui réitéra ses remerciements quelques dizaines de fois. La face de l'artisan vira à l'écarlate, il refusa sa gratitude éternelle. Charles se promit de récompenser comme il se devait ce brave et honnête homme.
Leur discussion éprouvante fut rompue par l'estomac de Charles, réclamant famine. Il se souvint que cela faisait une éternité qu'il n'avait pas dégusté un bon repas. Prévenant, François lui offrit de prendre un copieux déjeuner, à sa grande joie. Le jeune homme déchanta cependant devant le ragoût à la texture douteuse, étrangement visqueuse, mais il n'osa se plaindre, par politesse autant que par faim.
La journée suivit son cours tranquillement, malgré un drame : sa perruque déformée par l'eau fut prise pour un vulgaire chiffon et servit à récurer le sol !
Charles décida de s'en aller voir l'hôtel particulier des d'Anjou le soir même : il souhaitait se reposer avant de partir en exploration, et surtout, un plan lui était venu. Il avait tiré une leçon de la mésaventure à Versailles : on n'entrait pas si facilement dans les hauts lieux. Ainsi, s'il ne s'annonçait pas, on ne pourrait pas lui refuser l'entrée. Il devrait s'infiltrer dans la demeure discrètement et ne pas se faire repérer. L'obscurité de la nuit lui serait donc profitable ; c'est également une heure où les personnes sont chez elles. Charles ne souhaitait pas entrer en contact avec Mademoiselle d'Anjou, seulement s'assurer de sa présence à Paris. Et pourquoi pas, profiter de son excursion pour se renseigner sur ses goûts ; l'avantage n'était pas négligeable sur ses concurrents.
Le provincial avait conscience de la dangerosité de l'entreprise. Mais le risque l'attirait irrémédiablement. Il aimait ce frisson d'appréhension, il le recherchait, même. À ses yeux, le péril en valait la peine.
François refusa net de l'accompagner dans cette folie, et lui pria de garder ses desseins pour lui : il ne voulait pas être inquiété en tant que complice. La tombée du jour semblait également le mettre mal à l'aise, par conséquent son aide se contenta à des indications précises sur l'itinéraire à suivre.
––––––––
Charles s'accoutra sobrement. Il déplora intérieurement son manque de style, mais nécessité fait loi, comme on dit... Il ne pouvait décemment allier une veste jaune vif à la discrétion. Déterminé, il jeta un dernier coup d'œil au vieux miroir terni et quitta la pension.
L'astre d'argent illuminait les ruelles sinueuses, lorsqu'une silhouette encapuchonnée se fondit dans la nuit.
Les rues de Paris étaient inquiétantes. Charles sursautait à chaque ombre, s'arrêtait net à chaque bruissement. Pour se donner de la vaillance, il referma les pans de son long pardessus, se convainquant qu'ainsi il devenait invisible. Il croisa quelques suppôts de Bacchus qui, bras dessus, bras dessous, entonnaient des chants grivois. Une ou deux femmes de basse vertu s'avancèrent vers lui, le corsage échancré et les joues lourdement fardées. Charles prit la fuite, d'autres projets l'attendaient.
Il traversa le Quartier latin désert ainsi que le Pont Neuf, où les mendiants s'agglutinaient. La pestilence de la Seine était presque insoutenable ; il courut afin de lui échapper. Las, les Halles empuantaient autant.
Le jeune homme parvint, par on ne sait quel miracle, à ne pas s'égarer dans les venelles tortueuses. Il n'eut toutefois pas le temps de s'en féliciter. Une curieuse sensation d'être épié le poursuivait depuis quelques artères. Sa nuque lui brulait. Brusquement, il se retourna. Personne. Charles déglutit péniblement. Si on tentait de s'en prendre à lui, il était sans défense.
Il maudit son imagination qui lui jouait des tours. Avec les histoires d'assassinat de François, il n'était pas tranquille. Son esprit lui joua avec plaisir son meurtre : il vit son cadavre déchiqueté, abandonné dans une ruelle. Non. Pourquoi s'en prendrait-on à lui ? Il n'était pas une personnalité politique, il ne craignait rien. Une voix vicieuse lui souffla que les roturiers tués étaient, eux aussi, insignifiants.
Il pressa le pas. Enfin, il parvint au célèbre et somptueux quartier du Marais. Les voies étaient bien plus larges et quelques lampadaires offraient leur chaude lumière. Charles écarquilla les yeux face à la magnificence des bâtisses. La tête en l'air, tournant sur lui-même avec ravissement, il dévorait du regard les petits palais. De la pure architecture classique ! Quel charme ! Quelle grâce ! Quelle élégance !
C'était acté : plus tard, il aurait un hôtel particulier.
Le jeune homme arpenta le boulevard jusqu'à trouver la demeure gargantuesque des d'Anjou. Il s'apprêtait à pénétrer par la petite porte de derrière, réservée à l'entrée des domestiques, lorsqu'une voix de ténor résonna :
— Halte-là !
Il n'avait même pas débuté qu'il allait être emprisonné.
Il ferait vraiment un très mauvais espion.
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