3 - Charles de Beauvière, voyageur optimiste (1/2)
16 août 1756, France.
Maintenant qu'il avait proféré son intention à haute voix, il était résolu. Il monterait à la capitale, intégrerait la Cour parfumée*, décrocherait charges et privilèges, et fort de ses nouveaux attributs, il s'en irait conquérir sa belle. Oui, ce plan était infaillible. S'il parvenait à convaincre Louis le Quinzième de lui octroyer le titre de comte, ou peut-être même de marquis, il ne ferait nul doute que cette ravissante Joséphine d'Anjou tomberait sous son charme. Charles sourit, dévoilant ses dents blanches dans un rictus carnassier.
— Comment cela, vous vous rendez à Paris ? Diantre, quelle mouche vous a donc piqué ? se récria le baron de Montueil.
— Aucune, mon cher, aucune. À moins que cela ne soit la mouche de l'amour...
Édouard de Montueil dévisageait son compère, abasourdi. Les iris onyx du jeune homme étincelaient d'une lueur nouvelle, ses joues, échauffées par l'appât du gain, se paraient d'une douce couleur rosée. Il semblait exulter, possédé par une vigueur nouvelle. Qu'avait donc de si particulier cette demoiselle, pour que Charles de Beauvière en personne eusse été émerveillé ? Le baron secoua la tête. Toute cette histoire ne pouvait que mal finir, très mal finir. Il était de son devoir, en tant qu'ami dévoué depuis plus de dix ans, de lui faire entendre raison.
— Enfin, vous n'y pensez pas ! Hormis si mes yeux furent abusés par quelques sorcelleries, cette jeune femme vous a repoussé, quoique se figure votre fierté ! Je comprends qu'il n'est point en votre habitude de faire face à autant d'effronterie, surtout venant d'une femme... Néanmoins, vous devez l'accepter, et passer à une autre affaire ! Les jeunes filles, de tous les hameaux des alentours, accourent en vous apercevant, et minaudent en votre honneur. Pourquoi risquer le ridicule en poursuivant cette aristocrate hautaine, alors que tant de jolies fleurs attendent d'être cueillies ici ?
La pertinence de ces paroles n'atteignit pas le séducteur, qui n'écouta pas un traître mot de ce discours. Tout son cœur, toute son âme, étaient déjà à Paris, non, à Versailles ! Il s'imaginait, vêtu de son habit le plus resplendissant, faire son apparition à un bal où toute la haute société était conviée. Les têtes se tourneraient vers lui, les chuchotements admiratifs se répandraient sur son passage, les invités se demanderaient de qui il pouvait bien s'agir... Les jeunes femmes se pâmeraient devant sa prestance. Après son entrée triomphale, il apercevrait Joséphine d'Anjou, qui le regarderait de ses yeux de biche, avant, enfin, de prononcer son nom dans un soupir ravi...
— Beauvière ! Êtes-vous encore parmi nous, ou songez-vous à votre dulcinée ? s'impatienta le baron, provoquant un sursaut de la part de Charles.
— Oui, oui, je vous écoute. J'admets que mon initiative peut sembler incongrue, mais ma résolution est prise. J'obtiendrai cette Joséphine d'Anjou, j'en fais le serment ! Et, j'ose croire que je ne lui suis pas indifférent. Si elle m'a certes... rejeté, je me souviens merveilleusement bien qu'elle a admis mon charme naturel. « Une physionomie agréable », je cite.
— Comment ça, Joséphine d'Anjou ? Attendez... Il s'agit de la Joséphine d'Anjou, le meilleur parti de la saison ? La fille de duc, dont la beauté égale celle de Vénus ? Les prétendants vont se bousculer ! Vous n'avez pas la moindre chance face à un duc, sans vouloir vous offusquer. Enfin, cela explique pourquoi sa silhouette m'était familière, ajouta-t-il à mi-voix.
— Assurément, la tâche ne sera pas aisée, je ne possède pas le titre approprié. C'est ce pour quoi je m'en vais à Versailles, afin de me faire une place à la Cour.
L'assurance tranquille du jeune homme était perceptible dans sa voix. Il énonçait de telles choses avec simplicité, sans douter un seul instant de sa réussite. Édouard devait bien s'avouer admiratif devant tant de confiance et d'audace. Il ne servait à rien de tenter de le dissuader, son ami ferait la sourde oreille. Charles était comme cela, sa versatilité pouvait laisser place en un seul instant à une obstination sans commune mesure. Lorsqu'il avait une idée en tête, bonne comme mauvaise d'ailleurs, nul ne pouvait l'en détourner.
Alors, ainsi soit-il. Son ami partirait tenter sa chance à la Cour. De nombreux obstacles se dresseraient sur sa route, c'était une évidence. Enfin, peut-être parviendrait-il à ses fins ? On n'était jamais à l'abri d'un miracle : les voies de Dieu Tout-Puissant sont impénétrables. Le baron tut ses doutes, se contentant de lui décrocher un sourire encourageant, avant de lui donner une tape affectueuse sur l'épaule ; le jeune homme fluet vacilla dangereusement sous la force du coup.
Charles, enthousiaste face à son projet, se hâta de prendre congé de son ami, sans se douter un instant de ses alarmes. Le pas sautillant et l'esprit ailleurs, il prit gaiement le chemin de retour. Il était temps d'annoncer sa décision à son cher père. Un sourire se dessina sur ses lèvres fines : il lui tardait de voir son expression à une telle annonce.
Le trajet lui parut étrangement fugace, il ne vit pas défiler les quelques collines jaunies par le soleil, ni ne prêta attention aux rayons brûlants contre sa peau. Tout à ses pensées, il n'accorda même pas un regard aux interpellations de deux jolies filles aux chapeaux de paille. C'était pour dire.
Parvenu à destination, il franchit avec agitation le perron de pierres, sans prêter l'oreille aux admonitions de Marianne, la vieille gouvernante, qui marmonnait sur l'indécence de son apparence échevelée. Il ignora les regards interloqués de deux bonnes, stupéfaites de voir Charles de Beauvière se ruer vers l'étage. Il grimpa les marches grinçantes deux à deux, avant de s'engouffrer dans sa chambre lumineuse. Son esprit tournait à toute vitesse, alors qu'il ouvrait en grand ses armoires, commodes, penderies... Il lui fallait organiser son voyage : préparer ses malles - trois ou quatre, s'il voulait emporter ses plus beaux atours -, récupérer son argent, obtenir un carrosse à quatre roues pour le conduire, dire adieu à ses amis... Informer son père, accessoirement.
Le jeune homme, subitement harassé, porta un regard hagard sur les piles vacillantes de vêtements déjà formées. Force était de reconnaître qu'il ne savait pas par où commencer. Il faut dire qu'il n'avait jamais quitté sa province, ses voyages s'étaient limités à une sortie ou deux à Reims pour visiter sa grande-tante acariâtre, et il en gardait un souvenir peu plaisant. Le trajet était long, secoué dans tous les sens par les cahots du coche*, il était pris de haut-de-cœur. De plus, il s'ennuyait ferme chez cette vieille tante aigrie qui n'offrait même pas de biscuits à ses invités. Charles secoua la tête : comme à l'accoutumée, ses pensées dérivaient. Il devait se concentrer.
Un soupir s'échappa de ses lèvres. Il lui fallait se confronter à son père. Leur altercation du matin avait laissé une impression vivace dans son esprit, et il n'était pas certain de vouloir reprendre la bataille. Sauf qu'il n'avait pas le choix. Il était impécunieux. Jean de Beauvière versait une petite pension à son fils pour lui conférer une certaine autonomie, et pour qu'il cesse de lui réclamer de l'argent à chaque instant pour s'offrir une quelconque babiole. Mais Charles ne se refusait rien, et sa bourse était en ce moment légère, très légère... Il avait dilapidé ses dernières livres la veille, après une partie mouvementée de whist. Si les Anglais l'excédaient, - il se félicitait d'ailleurs de leur défaite à la bataille de Port Mahon*-, il devait bien reconnaître que leurs jeux de cartes étaient épatants. Malheureusement, la fortune n'avait pas été de son côté, et ses amis s'étaient fait un malin plaisir de le déplumer.
Toujours était-il qu'il n'avait pas un sou en poche. Découragé, il se laissa tomber sur son lit moelleux, et observa les tentures écarlates. Il lui fallait convaincre son père de subvenir à ses besoins, ou du moins régler son voyage. Le noble soupira, cela n'allait pas être simple : son géniteur ne le laisserait pas se dérober face à l'armée. Charles tenta de se décrisper, détendant ses muscles endoloris un à un, et surtout effaçant les rides causées par ses sourcils froncés. Il attendrait le souper : Jean de Beauvière était généralement plus affable après quelques verres de Bordeaux.
Dix-sept heures sonnèrent rapidement, annonçant par-là l'heure du repas. Une fois n'était pas coutume, Charles ne musarda pas avant de descendre dans la grande salle à manger. Il ne servait à rien de froisser son père par son manque de ponctualité. Lorsqu'il fit son apparition, huit regards stupéfaits l'accueillirent, allant du valet à son père, en passant par ses frères et sœurs. Sans répondre à la pique de son paternel sur sa ponctualité inhabituelle, il rejoignit sa place attitrée, à côté de Marguerite, sa plus jeune sœur.
Le repas fut long et l'ambiance, tendue. La querelle de la matinée était connue de tous, mais personne n'osa faire la moindre remarque. La conversation fut portée par Henri, qui devisa agréablement sur les affaires de leur commerce de thé, qui se portaient à merveille - grâce à lui, à l'entendre. Si la discussion était soporifique pour Charles, Jean de Beauvière écoutait son fils aîné avec attention, acquiesçant de temps à autre. Au moins, son humeur semblait belle. Leur bavardage prit fin, et un silence lourd s'abattit sur l'assemblée. Chacun avait les yeux rivés sur leur assiette de porcelaine, vraisemblablement fasciné par leur morceau de dinde rôtie au beurre, accompagnée de ses pommes de terres sautées - une nouveauté dont ils étaient friands. Seuls les tintements des couverts troublaient la quiétude.
Le jeune homme n'osait faire sa demande. Par où commencer ? « Bonsoir, papa, j'ai encore le souvenir vivace que, ce matin, vous m'avez annoncé que vous me coupiez les vivres. Mais est-ce que vous pourriez encore subvenir un peu à mes besoins, le temps que je me rende à Versailles, me fasse une place à la Cour, et épouse une belle duchesse qui m'a délicieusement pointé mes manquements ? ». Même à ses oreilles, cela ne semblait pas très convaincant.
— Comment s'est passée votre journée, Charles ? s'enquit aimablement Margaux de Beauvière, rompant le mutisme.
L'intéressé leva la tête, découvrant la figure agréable, quoique livide, de la jeune femme. Elle était jolie, Margaux. La vingtaine, sa taille fine et son nez délicat lui conféraient une grâce certaine. Dans d'autres circonstances, il l'aurait courtisée. Oui, il l'aurait courtisée... si cela n'avait pas été sa belle-mère. Son père s'était remarié, seulement trois mois après la mort de son épouse, avec cette jeune ingénue, qui n'était alors qu'âgée de quinze ans - soit l'âge de son fils aîné -. Charles haïssait Jean de Beauvière pour cela.
— Elle fut... intéressante.
À dire vrai, il ne savait comment qualifier ce seize août riche en événements. La matinée avait mal commencé, la séance d'entraînement fut désastreuse - mais pas davantage qu'à l'accoutumé -, et il s'était fait tancer par une jeune femme. Nonobstant, cette Joséphine d'Anjou avait accaparé tout son intérêt, et une échappatoire se dessinait peu à peu. Un frisson lui traversa l'échine : une nouvelle vie lui tendait les bras.
— Intéressante ? Laissez-moi deviner pourquoi. Vous avez découvert un nouveau punch à la taverne ? Vous vous êtes ruiné en achetant des coquetteries à la dernière mode ? Ah, non, j'avais omis que vous l'étiez déjà, intervint sèchement le père.
La mâchoire contractée, Charles serrait les dents pour ne pas répondre à la pique affutée. Ce n'était point le moment de déclencher un esclandre. Ravalant difficilement sa fierté, il aborda une expression affable qui se voulait détendue, mais ses lèvres s'incurvèrent en un rictus grimaçant, plus qu'en un véritable sourire.
— Rien de tout ceci. J'ai... J'ai pris une décision.
•••
*Cour parfumée : surnom donné à la Cour de Louis XV (ainsi que celle de Louis XIV) à cause de l'abondance de parfums dans l'air.
*coche : véhicule approchant du carrosse, mais pas complètement clos. Conduit par un cocher, sa capacité allait jusqu'à huit personnes; Cette voiture publique ne possède ni ressort, ni suspension : le confort est très sommaire.
*bataille de Port Mahon : survenue le 20 mai 1756, c'est un affrontement naval et terrestre opposant les Anglais et Français, afin de contrôler l'île de Minorque (début de la Guerre de Sept Ans).
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