Chapitre 5 - Aaron
Je ne suis parti en colonie de vacances qu'une fois. J'avais huit ans et demi, je commençais à prendre mon envol. Enfin, c'est ce que je croyais — j'avais alors tout l'orgueil du monde et pourtant autant de trous dans ma dentition que j'en ai aujourd'hui dans mon compte bancaire. Mes parents, encore mariés à l'époque, avaient décidé de m'envoyer en vacances pour que je puisse profiter. Bien évidemment, ils s'étaient assurés que tous les équipements soient conformes et adaptés. On le leur avait assuré que c'était le cas.
Je suis resté deux jours, tellement c'était galère et que je m'emmerdais comme un rat mort. Je me souviens simplement du lit si inconfortable qu'on aurait dit de la pierre froide, du seul jeu débile que j'ai fait et de la seule chanson que j'ai chantée devant un feu de camp si ébahi qu'il s'était mis à danser. Bon, ça, c'est ce que l'imagination du gosse que j'étais se plaît à croire. En vérité, il soufflait sûrement beaucoup. C'était d'ailleurs moi qui l'avait allumé... avant de me faire allumer par les moniteurs, qui ont longtemps déploré mon inconscience.
Depuis cette expérience catastrophique, je n'ai plus jamais foutu les pieds dans une quelconque colonie. Il s'agit donc d'une première fois. Est-ce que j'ai hâte ? Pas vraiment. Je me demande comment ça va se passer. Est-ce que les autres vont être sympa ? Est-ce qu'ils ont prévu des trucs pas trop chiants ? Est-ce que je vais regretter d'avoir dit oui ? Parce que le plus improbable, c'est que j'ai fini par accepter ! Au début, la proposition d'Antoine m'avait vraiment vexé. Comment osait-il m'envoyer dans une colonie de vacances comme si j'étais son gosse ? Voulait-il se débarrasser de moi ? Puis le pire, c'est qu'il m'a mis au pied du mur. Il sait très bien que je ne peux pas rester seul dans la maison aussi longtemps. J'aurais pu trouver une autre solution. Mais non ! Il a préféré m'envoyer dans une colonie de vacances. Il voulait peut-être me mettre mon doudou dans ma valise, pendant qu'on y est !
Pendant les quatre jours qui ont suivi, nos échanges ont été empreints de tension. J'ai multiplié les conneries et les bouderies, et lui, il rentrait de plus en plus tôt, ce qui n'a pas manqué de m'agacer. J'adore Antoine, attention. Vraiment. Mais je crois que trop d'attention tue l'attention. Et franchement, ce gars a l'âme d'un serial killer d'attention.
Puis j'ai fini par renoncer. Au début, je ne voulais vraiment pas y aller, et la simple mention d'une forêt, d'un arbre ou de quelque chose de vert me donnait une vocation de bûcheron. Imaginer me retrouver seul, sans Antoine, entouré d'inconnus, avec les frustrations de ne pas pouvoir faire exactement comme les autres, avec tous les facteurs inconnus, ça ne m'énervait pas : ça me terrifiait. Je joue les fanfarons, mais en réalité, ça me travaille de savoir que je vais me retrouver loin de mon terrain de jeu habituel, au profit de quelque chose de nouveau. Apprivoiser un nouveau monde...
C'est cette pensée qui m'a fait basculer. Apprivoiser. Pourquoi aurais-je besoin d'avoir peur ? Jusqu'à présent, j'avais réussi à dompter tout ce qui m'entourait. Pourquoi serais-je terrifié par quelque chose d'aussi banal et insignifiant ? C'était une autre aventure. Une autre occasion de montrer aux autres que j'étais incroyable. Antoine voulait la jouer solo ? Très bien ! Je rentrerai dans son jeu.
— Toinou ! Tu sais où est mon chargeur ?
— J'en sais rien, Aaron ! T'as regardé sur la table du salon ?
— Qu'est-ce qu'il foutrait sur la table du salon ?
— C'est toi qui le mets là, d'habitude !
C'est comme ça depuis une heure et demie. Le temps a passé si vite depuis qu'il m'a donné ce prospectus. Un mois à profiter de mes vacances tant bien que mal. Et aujourd'hui, c'est la veille du voyage. La veille d'une aventure dont j'espère à la fois énormément et pas grand-chose.
Je finis par dégoter mon chargeur. Mais après ça, viennent : mon tee-shirt fétiche, mon portable lui-même — avant de me rendre compte qu'il était dans ma poche, ce qui a vachement agacé Antoine —, ma console — mais qu'est-ce que tu vas faire avec ta console ? Aaron, t'y vas pas pour rester la tronche sur un écran ! —, un bouquin — Antoine, c'est un bouquin, pas un jeu, je peux en prendre un ? —, et tellement d'autres trucs que je perds le compte.
— Pourquoi on doit le faire aujourd'hui ? je me lamente.
— Tu te vois le faire demain ?
— Non...
— Ma mère m'avait conseillé de t'aider à faire ta valise genre une journée avant le départ... Mais avec toi, c'est trois jours avant qu'il aurait fallu s'y prendre !
— Eh ! Je te permets pas ! Tu te crois moins bordélique que moi ?
— Carrément ! répond Antoine, plein d'aplomb.
Il est gonflé, celui-là ! Ce n'est pas moi qui traîne à faire la vaisselle ou le linge... Enfin, quand j'ai la motivation, quoi... Comme tout le monde !
L'épisode de la valise a duré au moins trois heures. On a eu de cesse de multiplier les allers-retours entre la chambre, la cuisine, la salle de bains et le salon, le tout en s'interpellant avec des mots doux — je l'ai rangé ailleurs, crétin ! Tu peux pas mettre en ordre tes affaires, trouduc ! — ce qui nous donnait une allure de vieux couple. C'est peut-être un peu ce qu'on est. Un vieux couple de potes. Quand je lui ai dit que j'emporterai mon pyjama zèbre, j'ai cru qu'Antoine allait m'étouffer avec, sachant qu'il se trouvait tout au fond de l'armoire.
Au bout de ces trois longues heures de bataille et de recherche, on s'est affalé sur le canapé, totalement exténué. Enfin, lui, plus que moi. En plus de m'aider à ranger mes affaires, il a dû chercher plein de choses et revoir ma liste, pour vérifier que je n'avais rien oublié. Parce que je dois reconnaître, malheureusement, que je suis tête en l'air.
En plus d'avoir fait un peu moins de la moitié du travail, il faut aussi dire que l'appréhension — je n'ose même pas parler d'excitation, il ne faut pas pousser — me maintient en forme. Alors qu'Antoine est avachi, sur le point de ronfler, moi, je fais les cent pas, je tapote nerveusement mes doigts sur le canapé, je recompte mes affaires, je refais le monde dans ma tête. Lorsqu'il me demande si j'ai hâte d'y être, je fais mine de répondre non, de me vexer, de bouder dans mon coin, mais au fond de moi, j'ai l'impression que ce sera un peu plus intéressant que je ne veux bien le croire.
Pour nous féliciter de cette interminable préparation, Antoine a décidé de commander des sushis. En les ouvrant, la bonne odeur se répand dans la pièce. Comme toujours, Antoine m'aide à me caler dans le canapé avec des oreillers dans le dos et derrière la tête, pour soutenir mon cou. Comme toujours, à côté, j'ai l'air d'un roi, et même si je ne dis rien, ça m'agace, parce que j'aimerais lui rendre la pareille. J'aimerais être un peu plus proche de lui, l'aider, être moins insupportable. Je sens que ces vacances vont lui faire du bien ; il va en profiter à fond avant de me retrouver. Je ne dis pas qu'il s'occupe de moi comme si j'étais un gosse, mais on ne se trouve pas loin de la réalité.
Quand j'avale mon premier sushi, l'émission de télé qu'on regarde habituellement reprend. Avec toutes ces conneries, on a loupé toute l'introduction. Heureusement, les sushis sont délicieux, mais ils n'enlèvent pas la petite boule amère qui se loge dans ma gorge et s'infiltre jusque dans mon estomac. Je jette un regard discret vers Antoine, et je me surprends à détailler ses petites joues rondes, son menton puissant, ses yeux doux, ses cheveux blonds. Je l'observe prendre ses sushis et les grignoter avec passion, et j'essaie d'ignorer que demain, je vais le quitter pour trois semaines.
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