Marcel Maillet, quarante ans, cadre en entreprise et célibataire, se tenait immobile devant le rayon serpillières d'un magasin de bricolage quelconque. En effet, la saleté perpétuelle du parquet de son appartement lyonnais l'avait décidé à investir dans cet objet qu'il jugeait auparavant ô combien inutile. Actuellement, il hésitait entre deux modèles particulièrement attrayants, allant même jusqu'à mener une petite étude de marché afin de trouver laquelle des deux serpillières possédait le meilleur rapport qualité prix. Ce comportement était certes excessif mais M. Maillet était ainsi, souhaitant faire les choses jusqu'au bout et de la manière la plus avantageuse pour lui et son compte en banque. Le premier exemplaire, une serpillière au manche rose poudre, présentait le prix le plus alléchant et une qualité similaire à l'autre modèle, pourtant plus cher. La différence résidait en la couleur du manche, rosé pour l'un et gris pour l'autre, ainsi qu'en l'assemblage. En effet, le modèle rose était à monter tandis que son homologue argenté se trouvait être prêt à l'emploi. Après un instant supplémentaire de réflexion, Marcel opta pour le moins cher.

Son article en main, le commercial poussa la porte de son chez-lui avant de déballer son achat dans le but de procéder au montage. Quand celui-ci s'aperçut que les vis nécessaires à l'assemblage n'étaient pas fournies avec l'objet, au contraire d'un tournevis violet pailleté, il pesta brièvement mais non sans se mettre en quête de la bonne forme. Dans son anormal empressement, il trébucha dans les escaliers menant à la cave de son immeuble, manquant de faire une chute qui aurait pu lui être fatale au vu de ses vertèbres fragiles. Saisissant enfin sa chère caisse à outils, il remonta à son étage, baignant dans une euphorie nouvelle. Il avait si hâte de nettoyer son parquet  crasseux, il voulait qu'il resplendisse, que plus un grain de poussière ne macule son sol. La serpillière rose pâle l'attendait sur le tapis de soie de son salon, brillant dans une flaque de lumière délivrée par la fenêtre entrouverte.

Le propriétaire des lieux s'agenouilla et se mit au travail, triant les vis à sa disposition avec frénésie. Il y en avait de toutes les tailles, de toutes les formes, de quoi satisfaire le passionné le plus exigeant. Quand il eut fini de ranger ses vis par ordre de taille, M. Maillet se mit à les essayer une par une et, ne voulant pas se gâcher le plaisir du test, ne prêta guère attention à l'apparence des petites fixations, préférant les mettre à l'épreuve de manière systématique. Malgré la bonne centaine de vis présentes, aucune n'était malheureusement adaptée à la serpillière. Poussant un violent cri de frustration, Marcel envoya valser son matériel à l'autre bout de la pièce, balayant tous les objets à sa disposition, excepté sa précieuse, sa magnifique serpillière. Enfin, il avisa un petit bidule brillant, reposant dans l'ombre de celle-ci. Un sourire carnassier aux lèvres, Marcel Maillet s'approcha doucement de la vis avant de bondir sur elle et de la saisir avec un grand rire hystérique. C'était celle-ci, il le sentait, l'autre moitié de sa serpillière. Se saisissant alors du tournevis fourni, il retourna vers l'objet de sa convoitise.

À genoux auprès d'elle, il leva l'outil, comme s'il se fût agi d'un objet saint. Le tournevis resplendissait sous les rayons du soleil, éblouissant son propriétaire qui, un sourire béat aux lèvres, le contemplait avec une admiration religieuse. Or, quand l'homme voulut s'en servir pour enfin achever le montage de sa toile à laver, il entendit très distinctement "Cette vis n'est pas compatible avec votre modèle, monsieur". Il en était pourtant certain, sa serpillière réclamait cette vis et il ne voulait en rien la décevoir. Lâchant le tournevis qui ne présentait plus à ses yeux le moindre intérêt, il s'acharna sur le boulon, s'y arrachant les ongles. Après une bataille acharnée avec celui-ci, la serpillière fut enfin montée avec succès. Poussant un imperceptible soupir de soulagement, Marcel Maillet la reposa au sol puis, lentement, presque amoureusement, se laissa glisser à ses côtés avant de se coucher sur le flanc face à elle. Avec toute la douceur dont il était capable, il entreprit de caresser son manche poudré avant de simplement l'enlacer et s'endormir sans prendre le temps de nettoyer son parquet. Après tout, de simples lattes de bois ne méritaient pas d'être ne serait-ce que frôlées par cet être merveilleux.

Quand, deux jours plus tard, Mme Maillet se glissa dans le salon de son fils pour lui rendre sa visite hebdomadaire, elle le trouva assoupi dans son salon à même le sol, une serpillière d'un rose immonde posée non loin de lui.