72 Heures - Maman
18h32
72 : 00
Paul sait qu'à partir de maintenant, la situation est plus compliquée. Aborder sa mère va être totalement différent. Il ne va pas suffire d'agiter une laisse pour qu'elle le suive partout. Elle est tellement emmurée dans sa tristesse qu'il ne sait même pas si elle va le voir.
En général elle se contente de ranger la maison, de faire la cuisine mais parfois elle tombe dans de longues torpeurs où elle semble perdre tout contact avec l'extérieur.
Au début il a essayé de l'aider dans les tâches ménagères mais il a vite compris que c'était son exutoire, sa manière de fuir la réalité.
Il ne peut pas lui refuser ça, pas à sa mère.
Alors il la laisse faire. Il sait que dès qu'elle s'arrête de travailler, leur malheur la rattrape et elle perd tous ses moyens. C'est dans ces moments-là qu'il devient ardu de communiquer avec elle.
En prenant une grande inspiration, il pénètre dans le salon. Elle est là, prostrée sur le canapé. Comme un animal effarouché par la présence des hommes. Il n'aime pas la voir comme ça.
Il s'assoit à côté d'elle sans un mot. Elle le regarde.
Elle paraît si vieille, si fragile, léthargique, complètement effondrée. Échouée au milieu des coussins dont certains gisent au sol. Quel contraste avec le reste de la maison, luisant de propreté.
Quel contraste avec la femme forte qui tenait tête à n'importe qui, celle qu'elle fut. Il en a le cœur serré.
Elle essaye de faire semblant devant Mia, mais elle ne trompe personne, encore moins une enfant. Elle reste de longues heures dans sa chambre au point que Mia lui a demandé si quelqu'un était mort.
Elle n'a pas répondu et a fermé la porte à clé.
Cela a sonné comme un couperet tranchant le cou de Paul.
À ses yeux, il est déjà mort.
Le jeune homme prend une grande inspiration et se lance :
-Maman.
Elle ne répond pas. Ses lèvres s'entrouvrent dans un son muet. Paul espère longuement qu'elle lui dise quelque chose, n'importe quoi. Qu'elle s'énerve même. Il souhaite simplement réussir à établir le contact avec elle, elle qui paraît si loin.
-Je suis là, dit-il alors en cachant le sanglot dans sa voix.
Il s'en veut, il s'en veut tellement de lui infliger ça. Même s'il sait qu'il n'y peut rien, qu'il est innocent.
Il lui prend la main. Elle est molle, froide, sèche. Il la serre un peu plus fort dans l'espoir vain de la voir revenir auprès de lui.
Après de longues minutes, elle se redresse avec difficulté en fixant le mur, comme perdue dans ses pensées. Revenue au moment où elle était une petite fille qui avait besoin d'être rassurée.
-Pourquoi ? demande-t-elle sans paraître attendre de réponse.
L'espoir l'envahit. Si elle lui parle, il a peut-être une chance. Il lui suffit juste de la saisir en évitant de faire un faux pas.
-Comment veux-tu que je le sache. Je n'étais même pas né que cette maladie coulait déjà dans mes veines, maman. Ce n'est pas de ta faute. Et, même si papa a une grande responsabilité là-dedans, ce n'est pas non plus la sienne.
Il a peur d'être allé trop loin mais il s'est laissé emporter par son élan. Heureusement, elle lui répond malgré tout :
-Si. Il aurait dû me le dire.
Sa voix est rauque, éteinte.
-Et puis quoi ? Je n'aurais même pas pu vivre dix-huit ans. Mia non plus. Je préfère avoir cette existence faussée que pas de vie du tout.
Et il aurait aimé encore plus avoir une vraie longue vie, mais ça il ne peut pas lui dire. Il ne peut pas se le permettre.
Elle soupire difficilement mais semble reprendre ses esprits.
-Qu'est-ce que tu vas faire ?
-Passer vingt-quatre heures en ta compagnie.
Cela prend du temps mais elle finit par comprendre. Une énergie nouvelle semble alors la parcourir mais suffit tout juste à lui permettre de se lever pour se diriger vers la fenêtre. D'une voix lente, elle réfléchit :
-Je crois que je comprends. Tu as toujours dit que tes cinq derniers jours seraient spéciaux. Tu veux passer vingt-quatre avec moi, donc idem pour Mia. Aïdi aussi c'est ça ? Je ne l'ai pas vu depuis hier soir. Mais qui sont les deux autres personnes ?
Elle se retourne brusquement et ses yeux lancent des éclairs. Sa voix sonne comme le tonnerre, bien plus assurée que depuis le début de la conversation.
-Pas avec ton père, quand même ! Je te l'interdis.
-Non ! s'exclame-t-il même s'il exulte de la voir reprendre vie. Je n'ai plus rien à faire avec lui. Ne t'inquiète pas. Vingt-quatre heures me sont consacrée et idem pour Sophie.
-Sophie ? relève-t-elle, contrariée même si la lueur de haine dans ses yeux s'éteint. Ah. C'est cette jeune femme...
-Oui.
Pour clore le débat, il l'invite à le rejoindre. Au moins, il a réussi à discuter avec elle. Même si sa mère est très amère depuis le départ de leur père et complètement détruite depuis quelques mois, depuis que l'échéance se rapproche, elle garde une place importante dans le cœur de Paul. Il sait qu'elle a beaucoup souffert.
-Que veux-tu faire, maman ?
C'est l'une des journées qu'il n'a pas vraiment prévu. Il a bien quelques idées mais il n'était pas sûr d'arriver à établir la communication avec elle.
Elle paraît étonnée qu'il lui demande son avis puis, soudain, elle semble avoir une idée et entraîne son fils d'un pas décidé vers sa voiture. Il ne lui demande rien. Pour le moment, tout se déroule au-delà de ses espérances.
19h56
70 : 36
Les bouchons sur la route ont mis les deux voyageurs dans un état d'énervement. Paul tapote nerveusement son pied contre le tapis de la voiture. Sa mère n'a rien voulu lui dire et il s'agace de perdre autant de temps pour un objectif si vague. Elle semble culpabiliser de la situation mais se mordille la lèvre pour ne pas craquer. Paul ne lui reproche rien, pas à voix haute en tout cas, il est déjà incrédule de constater la transformation de sa mère. Malgré tout il est irascible et la pluie qui tambourine sur le toit de la voiture l'agace prodigieusement. Du soleil était prévu durant les cinq jours qui lui importent mais la météo semble avoir décidé de faire des siennes.
Il contemple le paysage. Les champs bordés d'arbres se sont fait petit à petit plus rares pour laisser place à des habitations. Ils s'éloignent de leur petit village pour se rapprocher de la ville.
-Enfin arrivés ! s'exclame-t-elle avec un net soulagement.
Ils se garent en plein centre-ville, Paul s'empresse de descendre de la voiture. Savoir qu'il est de retour sur la terre ferme le soulage. Il a apprécié discuter avec sa mère dans la voiture mais les événements importants se déroulent rarement en voiture. Il attendait simplement d'arriver à destination en priant pour que le trajet ne soit pas trop long.
-Viens, l'invite-t-elle en avançant d'un pas pressé.
Il la suit jusqu'au pied d'un immeuble, qu'elle contemple tristement.
-C'est ici que j'ai rencontré ton père, finit-elle par lâcher.
Il ne sait pas ce qui l'étonne le plus entre le fait qu'ils se soient rencontrés dans un bâtiment si triste ou que sa mère se confie. C'était bien la dernière chose à laquelle il s'attendait. Elle est toujours si secrète sur sa relation avec leur père, à Mia et à lui. Une rancune amère qu'elle n'a jamais réussi à digérer. Conscient de sa chance, il l'écoute alors avec un silence respectueux, n'osant pas l'interrompre.
-Il travaillait au même étage que moi, mais on se croisait peu. C'était mon ancien lieu de travail, précise-t-elle en désignant l'imposant bâtiment. Le seul moment où on avait le loisir de discuter, lui et moi, c'était le matin, dans l'ascenseur. Je ne sais pas comment on faisait, mais on s'arrangeait toujours pour être ensemble dans la petite cabine.
Le soir, il travaillait beaucoup plus tard, on ne se voyait pas. Et c'était un peu notre routine, notre instant volé à notre quotidien si ordinaire et répétitif.
Pourtant, un jour, je ne l'ai pas croisé dans l'ascenseur. J'ai décidé de ne pas m'inquiéter, il devait être en retard. Et puis, c'était idiot de paniquer parce qu'un presque inconnu ne venait pas à la même heure que d'habitude. Néanmoins, cela m'a perturbé. J'ai surveillé la porte de l'ascenseur et des escaliers toute la journée. Il n'est pas venu.
Elle s'arrête un instant et il en profite pour remarquer qu'elle est la proie à de vives émotions.
-Dans un premier temps, je me suis raisonnée en me disant qu'il devait être malade. Pourtant, le lendemain je ne le vis pas non plus, ni le surlendemain et ainsi de suite. Plus le temps passait moins les théories que j'avais imaginées ne me paraissaient plausibles. Malgré moi, je m'inquiétais, j'ai questionné énormément de collègues pour récolter des informations, mais tous haussaient les épaules et retournaient à leurs occupations.
Et puis, deux semaines après sa disparition, il est revenu. Comme ça. Je me suis retenu de lui sauter au cou, avoue-t-elle l'air troublé mais un peu mélancolique. Je n'ai même pas eu le courage de faire allusion à sa disparition, j'ai fait comme si de rien n'était et la discussion a repris là où elle s'était terminée la dernière fois. Le lendemain, dans l'ascenseur, il m'a invité à diner.
Elle s'arrête et retourne rapidement à la voiture, comme pour fuir le passé. Même si Paul brûle de connaître la suite, il la suit simplement, ne sachant ce qu'ils vont faire à présent, elle est déjà tellement triste, il ne sait même pas comment lui remonter le moral. Malgré tout, son cœur se serre un peu en pensant qu'ils ont fait tout ce trajet pour contempler un vieil immeuble grisâtre... Aurait-elle oublié qu'il vit ses dernières heures ? Non, impossible. Pour se rassurer, il se raisonne en songeant que, de toute façon, si sa mère n'avait pas été prise de cette énergie soudaine ils seraient sans doute chez eux à ne rien faire. Il préfère cette situation. De plus, cela lui avait au moins permis d'en apprendre plus sur ses origines même s'il sait qu'il ne pourra pas faire grand-chose de cette information dans les soixante-dix heures qui lui restent. Maintenant ils n'ont plus qu'à entamer le voyage retour.
Mais en la voyant derrière le volant, il a un espoir fou. Même s'il espère très fort qu'elle va l'emmener dans un nouvel endroit, il demande sagement :
-Tu ne veux pas rentrer manger un peu ? Dormir ?
-Non, répond-elle d'un ton farouche, déterminée à finir sa quête.
Et la voiture démarre vers une nouvelle énigmatique destination tandis qu'un sourire se dessine doucement sur le visage de Paul.
20h22
70 : 10
La voiture se gare devant un petit bâtiment. Paul sort, suivi de sa mère. Elle contemple la rue, un peu songeuse et la mélancolie se lit sur son visage figé. Ses yeux brillent un peu mais la vue de son fils la ramène à la réalité.
-Avant, ici, il y avait un restaurant.
-C'est l'endroit de ton premier dîner avec papa ? devine Paul.
Elle hoche la tête sans un mot et un petit sourire vient hanter son visage, souvenir d'un bonheur détruit par le temps. C'est toujours le temps qui démolit tout sur son passage, les gens comme l'amour.
-Il a été très galant. Il m'a récupérée chez moi et m'a emmenée dans ce restaurant calme et tranquille qui était tout à fait à mon goût. Au début c'était bizarre de se voir autre part que dans l'ascenseur, mais rapidement on a retrouvé nos discussions si fluides. Il m'a appris que la raison de son absence était la mort de sa sœur.
-J'ai... une tante ? la coupe le jeune homme sans pouvoir s'en empêcher.
-Oui.
Elle ne s'attarde pas sur le sujet et retourne en plein cœur de l'histoire, son histoire. Le reste semble superflu à ses yeux
-J'étais vraiment désolée pour lui mais il ne semblait pas vouloir en discuter, il était trop triste. Je crois que cette soirée lui a fait beaucoup de bien, il était très attaché à sa sœur.
Elle s'arrête et il sait qu'elle a raconté tout ce qu'il y avait à dire sur ce lieu, il regagne donc la voiture sans plus en parler. Il attend qu'elle ait redémarré pour lui parler d'autre chose et éviter de passer le trajet dans un silence tendu. Il essaie de profiter d'être en sa présence mais sa montre continue éternellement d'égrainer les secondes.
20h36
69 : 56
Ils se garent devant un quartier remplis d'HLM. Paul saisit la poignée de la portière pour sortir mais sa mère pose une main ferme sur son bras pour l'en empêcher. Paul est perturbé par ce contact et tressaille. Sa main est glacée.
-Inutile de se faire remarquer dans ce coin-là. Et je sais de quoi je parle.
Il hoche la tête et observe plutôt les alentours dans la lumière de la fin de journée.
-C'était ici que j'habitais avant de rencontrer ton père. Ce n'était pas un quartier très luxueux, comme tu peux le remarquer... Il est quand même venu me rendre visite de temps en temps. Finalement, il m'a proposé de déménager, je n'ai pas hésité très longtemps et j'ai accepté. On s'est installé ensemble.
Sans lui laisser la possibilité d'intégrer convenablement ces informations elle fait rugir le moteur de la voiture et démarre sans attendre. Visiblement, cet endroit ne lui évoque pas que des bons souvenirs. Paul ne fait aucun commentaire et attend patiemment d'arriver à leur prochaine destination. Malgré lui, il espère qu'elle va se dépêcher et éviter de visiter chacun des lieux qu'elle a connus car le temps joue contre eux et il veut absolument être à l'heure pour ses prochaines vingt-quatre heures.
21h18
69 : 14
Cette fois-ci, c'est un joli lotissement bien entretenu qui apparaît derrière la vitre de leur voiture. Paul se doute que cela doit être la maison de ses parents quand ils se sont installés ensemble. Il a longuement réfléchi à leur prochaine destination durant le trajet et cette hypothèse était la plus évidente.
Sa mère lui donne d'ailleurs raison en continuant :
-C'est dans cette maison que ton père et moi avons vécu. Elle a changé, soupire-t-elle. Cette balançoire n'y était pas avant... Et elle a été repeinte... C'est triste.
Il garde un silence respectueux pour la laisser vivre ses souvenirs. Il en profite pour admirer la petite maison dans laquelle il n'a jamais vécu. Elle est humble avec son toit discret, ses fenêtres qui sont allumées à cette heure du soir mais qui doivent accueillir la lumière, le jour.
Lui aussi pense que c'est triste qu'elle ait tant changé. Mais pour des raisons différentes de celles de sa mère.
Il trouve cela triste de voir que la vie continue, ne s'arrête jamais pour personne et que chaque humain en cette terre sera toujours remplacé par un autre, encore et encore.
Qui le remplacera, lui, dans soixante-neuf heures ? Qui récupérera, sa chambre, ses biens dans dix, vingt, trente, cent ans ? Qui prendra son poste dans le boulot qu'il aurait eu s'il avait survécu ? Qui aura cette chance qui ne lui est même pas accordé, à lui ?
Il appuie sa tête contre la vitre froide et observe le paysage qui défile. Il entend son cœur tambouriner dans sa poitrine et songe qu'il cessera de battre dans si peu de temps. Il ne sait pas s'il est à sa place, là où il est. Toute sa vie il s'est promis que ses derniers jours seraient spéciaux, mais au fond il ne sait pas vraiment s'il est heureux en ce moment. N'aurait-il pas mieux fait d'aller ailleurs ? D'aller quelque part où la vie aurait un sens ? Cet endroit existe-t-il seulement ?
Il regrette de ne pas avoir cherché à le découvrir plus tôt, avant d'être coincé dans cette voiture qui va il ne sait trop où. Les petites taches de la vie quotidienne l'accaparait et il a perdu de vue l'essentiel. Il se mord la lèvre. Fort. Des larmes lui montent aux yeux mais il ne les laisse pas couler. Pas encore.
Au final, quel a été son objectif durant toutes ces années ? Être heureux, laisser son empreinte dans le monde ? À quoi sert-il ? À quoi servent tous ces gens qui vivent et meurent sans jamais se lasser, sans jamais arrêter ? Il se questionne sur les raisons de son existence, le bonheur lui paraît cliché et il ignore même l'utilité de subsister dans la mémoire collective.
Son discours évolue, se contredit au fur et à mesure que sa montre lui arrache chaque instant qu'il lui reste. Il n'est plus sûr d'être lui-même, plus sûr de rien. Tout lui paraît brusquement bien fade et il se demande pourquoi il devrait attendre soixante-neuf heures pour mourir. L'issue sera la même de toute façon.
Une goutte de pluie glisse sur la vitre, il l'observe couler doucement, obéissant à la gravité.
Mais peut-être n'est-ce que le reflet de son visage.
23h43
66 : 49
Un petit chemin fait tressauter la voiture sur ses roues qui s'enfoncent dans les aspérités de la route. Ils finissent par sortir de la voiture pour continuer à pied.
Encore une perte de temps. Il essaye de ne pas y penser mais c'est plus fort que lui.
Au cours du trajet, ils ont dû s'arrêter dans une station essence pour permettre à la voiture de tenir le coup. Il y avait beaucoup de monde pour l'heure tardive et Paul a eu envie de sortir et de hurler à tous ces égoïstes de se dépêcher, de penser à lui.
Malgré ses propres réflexions qui l'ont mis dans une humeur noire, Paul voit bien que ce voyage dans le passé est compliqué pour sa mère et qu'il n'est pas le seul à serrer les dents. Il lui en veut un peu d'être si malheureuse, c'est injuste pour lui, il est le seul à en avoir le droit.
Maintenant il a un peu peur de lui-même, il ne savait qu'il cachait au fond de son âme une part si sombre et amère. Il n'est même pas sûr de s'en vouloir d'avoir des pensées si égoïstes. Quand on va bientôt mourir, on a bien le droit d'être un peu égoïste.
Après une marche assez longue dans un silence tendu, ils arrivent finalement devant une petite maison fermière. Paul préfère reléguer ses tourments au fond de lui et s'intéresse plutôt à ce que sa mère va lui raconter sur ce lieu. Il a perdu plusieurs heures pour y venir, après tout.
-C'était une petite maison à louer, commence-t-elle en avisant le panneau qui l'indique toujours comme telle. On n'avait pas vraiment les moyens de voyager alors on s'est dépaysé à deux heures de route. C'était différent, et puis on était à deux et à l'époque, cela nous suffisait.
Elle sourit tristement et poursuit d'une voix lourde de souvenirs :
-J'aimais beaucoup cet endroit. Nous allions rarement à la campagne avec ton père mais c'était un espace que nous adorions tous les deux. C'est pour cela que nous nous y sommes installés par la suite. Les étoiles dans le ciel, le chant des oiseaux qui nous réveillait le matin. Je crois que... Je crois qu'on ne peut jamais vraiment revenir en arrière, jamais vraiment retrouver l'authenticité de ce que nous avons vécu à un moment précis.
-Tu ne peux pas savoir à quel point tu as raison, maman, murmure Paul trop bas pour qu'elle puisse l'entendre.
Son existence a consisté à vivre dans le passé, l'avenir et à essayer vainement de s'ancrer dans le présent. Ses pensées n'ont jamais cessées de lui échapper et il a l'habitude de se déconnecter du reste du monde. Chaque fois qu'il revient à la réalité, il a l'impression de prendre un coup en constatant le temps qu'il a perdu. Cela a toujours été pour lui une chose rare et précieuse, le temps. Après tout, il en a bien moins que les autres. Il peut bien se permettre d'être un peu avare, parfois.
Il se concentre sur sa mère qui lui fait signe de la suivre. C'est fou quand même de se perdre dans ses pensées en songeant à toutes les fois où il s'est justement perdu dans ses pensées. Alors, il n'hésite pas un instant et s'enfonce dans la forêt à sa suite. Il s'est assez lamenté sur son sort pour aujourd'hui, il doit à présent profiter de ce qu'il lui reste. C'est ce qu'il s'est promis de faire depuis le début de cet incroyable périple qui le mène tout droit vers sa mort. Tant pis pour ses tourments.
00h04
66 : 28
Elle s'arrête devant une clairière. L'endroit n'a rien de particulier. Des arbres et puis un espace dégagé tapissé d'herbe. Mais Paul sait que cet endroit est lié à l'histoire de ses parents. Cette clairière devient donc un lieu très spécial.
-On venait souvent ici, on y pique-niquait et nous passions de longues après-midi au soleil.
Dans ce genre de moments je n'imaginais pas une seule seconde que bien plus tard, notre histoire prendrait un tournant si catastrophique. J'étais tellement heureuse et tellement naïve... soupire-t-elle en secouant la tête.
Paul observe les alentours. Il comprend très bien ce qu'elle veut dire. La clairière est calme, tranquille et on s'y sent bien. Il aimerait tellement s'allonger dans l'herbe fraîche et laisser ses problèmes s'évaporer comme la rosée aux premières lueurs du jour.
Il sait que c'est impossible.
Il adore et déteste ce genre d'endroit qui lui donnent l'impression que le temps n'a pas d'emprise. Quelle terrible illusion.
Il laisse sa mère terminer de se recueillir et de se remémorer ses souvenirs heureux puis la suit lorsqu'elle prend le chemin du retour. C'est tout ce qu'il peut faire.
01h08
65 : 24
Ils sont au milieu du trajet et Paul voit que sa mère montre des signes de fatigue, ses paupières tressautent et elle retient de longs bâillements.
Pour lui, ça ne change pas grand-chose de perdre la vie soixante-cinq heures plus tôt que prévu. C'est un peu triste, ça fait râler mais que sont soixante-cinq heures en comparaison de toute une vie ? De plus, il est un peu compliqué de se plaindre lorsqu'on est mort.
Par contre, il est hors de question qu'il arrive quoi que ce soit sa mère à cause d'un bête accident de voiture. Il essaie donc de la convaincre de le laisser prendre le volant, mais elle refuse en prétextant qu'il ne sait même pas où ils vont et qu'il n'a pas encore le permis mais seulement la conduite accompagnée.
Finalement, elle accepte de s'arrêter sur une aire d'autoroute pour se reposer un peu.
Paul n'est pas fatigué, il considère qu'il a suffisamment dormi ces derniers temps. Il préfère l'observer, sa respiration soulève et creuse son corps émacié, il sait qu'elle ne mange plus beaucoup.
Malgré lui, il a confiance en sa mère, elle s'en remettra. Mais il a de plus en plus peur qu'elle n'aille trop loin en repoussant ses limites. Il voit bien, d'après les cernes qui creusent son visage, qu'elle est épuisée. Mais il la connaît, elle voudra reprendre la route aussitôt qu'elle sera réveillée.
Il s'inquiète un peu pour Mia. Après tout, ils l'ont laissée seule brusquement et durant toute une soirée. Il sait qu'elle a suffisamment à manger mais elle est encore tellement jeune pour rester un si long moment seule.
Il sort silencieusement de la voiture pour ne pas réveiller sa mère et compose le numéro du téléphone de la maison.
Puis il se rend compte de l'heure et s'empresse de raccrocher. Il espère ne pas l'avoir réveillée, il n'avait pas remarqué qu'il était si tard.
Il s'apprête à retourner à l'intérieur du véhicule pour essayer de dormir un peu mais son téléphone sonne alors.
Ça doit être Mia.
Il décroche.
-Paul c'est toi ? interroge Mia d'une voix parfaitement réveillée.
-Oui. Tu es encore debout ? Ce n'est pas très raisonnable.
-Bah toi aussi apparemment, en plus c'est toi qui m'appelle.
Paul sourit, entendre sa petite sœur lui met toujours du baume cœur.
-Tu as raison, admet-il. Tout va bien pour toi ?
-Oui, oui. Vous rentrez quand ?
-Je ne sais pas, sans doute bientôt. Il te reste assez à manger ?
-Euh non pas vraiment. J'ai rien pour demain matin.
-D'accord j'arrive.
Il raccroche. Il sait que sa mère n'appréciera pas beaucoup qu'ils coupent court à leur promenade mais il doit le faire pour Mia même s'il enfreint légèrement la loi.
Délicatement il la redresse et lui attache la ceinture. Il s'étonne qu'elle ne se réveille pas. Elle est sûrement complètement épuisée.
Il prend silencieusement la place du conducteur et démarre. Elle doit se reposer. Lui il va mourir, une heure de plus ou de moins ne changera pas grand-chose... En attendant Mia a besoin d'eux.
Il ne peut pas la laisser, la fin est proche.
Dans soixante-cinq heures.
02h56
63 : 36
Le jeune homme se gare doucement devant la maison et réveille sa mère. Celle-ci prend plusieurs secondes pour se rendre compte du lieu dans lequel elle se trouve et quand elle se souvient enfin, elle fusille son fils du regard :
-Tu avais dit qu'on allait seulement se reposer quelques instants ! Pas qu'on allait rentrer !
-Je sais, mais il est hors de question que tu prennes des risques inutiles.
-Et il est hors de question que tu perdes le peu de temps qu'il te reste à faire du trajet supplémentaire !
C'est la réalité mais ça fait mal, très mal. Blessé, Paul serre les dents et lui répond d'un ton tranchant :
-Mia n'avait pas assez à manger pour demain matin. Je ne voulais pas te réveiller. Je vais lui préparer les repas pour aujourd'hui, toi tu vas dormir et on part dans quelques heures. Ça te convient ?
Elle hoche la tête mais semble encore frustrée. Néanmoins elle est si fatiguée qu'elle va se coucher sans discuter.
Parfois, il voudrait lui demander si elle croit que c'est facile pour lui, mais plus le temps passe, plus il songe que cela n'en vaut plus la peine. Il est trop tard.
Après qu'elle soit retournée dans sa chambre et qu'il ait entendu la porte se fermer, il va récupérer les provisions qu'il a achetées sur le trajet, dans une boutique ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Une aubaine pour lui, ils partiront plus tôt demain. Mais cela lui laisse aussi un goût amer en bouche. Voilà des gens qui peuvent se permettre d'ouvrir tous les jours et tout le temps.
Il se met aux fourneaux en baillant. Dès qu'il aura terminé il ira se coucher, lui aussi a besoin de sommeil pour affronter les heures qui lui restent.
05h00
61 : 32
Il se réveille en sursaut, alerté par les bips sonores de sa montre. Après quelques instants d'angoisse il se calme et s'étire difficilement. Il a rêvé qu'il ne lui restait plus qu'une poignée de secondes avant sa mort, qu'il n'avait pas eu le temps d'effectuer tout son programme. Le son de son réveil, semblable à celui qui sonnerait ses derniers instants, lui avait fait croire que c'était vraiment la fin.
Un frisson le parcourt dans ses vêtements sales de la veille qu'il n'a pas changés et il descend dans la cuisine où sa mère s'affaire. Elle a des cernes sous les yeux mais paraît en bien meilleure forme que les dernières semaines où elle est restée prostrée sur le canapé en faisant parfois semblant que la situation était normale.
-Bonjour M'man !
Elle se retourne avec son habituel sourire triste et lui désigne une assiette :
-Je t'ai préparé ton petit déjeuner afin qu'on puisse partir rapidement.
-Tu devais te reposer...
«Moi je me fiche de dormir» songe Paul avec mauvaise humeur. Du moins, il essaie d'être de mauvaise humeur car il va bientôt mourir et qu'il en a le droit. Mais il n'y arrive pas et cela le ravit encore davantage.
Voir le changement qui s'est opéré chez sa mère ne peut le laisser de marbre.
Quel bonheur de constater que sa mort prochaine ne lui prodigue plus qu'un tout petit pincement au cœur. Enfin peut-être un peu plus qu'un pincement au cœur mais c'est déjà pas mal.
-Celui de Mia est prêt aussi, répond-elle, décidée à esquiver le sujet.
En pensant à sa petite sœur, Paul sent sa gorge se serrer douloureusement. La pauvre a passé sa soirée seule ainsi qu'une bonne partie de la nuit. Elle est très jeune pour tout cela. Même si elle a semblé gérer la situation lorsqu'il l'a appelée hier soir il n'est pas très serein de la savoir ainsi isolée. Il décide donc de laisser un mot à son intention.
Mia,
Avec maman on part encore jusqu'à ce soir, certainement.
Je te promets qu'ensuite j'aurais du temps pour toi, une journée entière où l'on fera ce que tu veux. Je t'expliquerais tout en temps voulu.
Bisous et à ce soir,
Paul
Il engloutit ensuite son petit-déjeuner, en ne manquant pas de féliciter sa mère puis la rejoint dans la voiture pour se diriger vers leur prochaine destination. Il n'y a pas de temps à perdre.
06h19
60 : 13
Le petit café devant lequel ils s'arrêtent n'est pas tape à l'œil mais il donne envie d'y pénétrer pour s'installer dans cette atmosphère douillette. C'est d'ailleurs ce qu'ils font.
Paul commande deux cafés et sa mère débute l'histoire de cet endroit tout en parcourant les lieux d'un regard songeur.
-Je crois que je m'en souviendrai toujours. On était assis à cette table là-bas, indique-t-elle en la désignant. Paul se tourne vers l'endroit qu'elle regarde et imagine son père et sa mère discutant ensemble avec légèreté. Cette scène lui paraît tellement absurde qu'il détourne les yeux.
-J'étais très stressée, j'avais très peur de sa réaction. Il m'a fallu un certain temps et pas mal de verres de jus de fruit pour me détendre avant que je ne réussisse à lui avouer que j'étais enceinte de toi. Je ne savais pas moi même si c'était vraiment une bonne nouvelle, je ne me sentais pas vraiment prête.
Paul ne doute pas qu'à présent, elle n'en pense plus un mot mais pour lui, cela est plus compliqué. N'étais-ce pas une erreur finalement d'avoir eu cette moitié d'enfant ? De n'offrir au monde qu'une demi-vie ? Il ne peut s'empêcher de se poser la question en voyant à quel point sa mère est détruite de l'intérieur. À quel point il l'a détruite.
Elle marque une pause afin de s'attaquer à la partie la plus difficile tandis que le serveur revient avec leur commande. Une fois qu'il s'est suffisamment éloigné, elle reprend :
-Je n'ai compris que bien plus tard le cocktail d'émotions qui se sont succédées sur son visage, joie, peur, tristesse, inquiétude. J'ai mis ça sur le compte de la nouvelle d'être père, mais il n'en était rien... Oh non, il n'en était rien.
Tous deux savent et sans qu'un mot ne soit prononcé, Paul ressent la haine profonde de sa mère pour cet homme. Elle se lève et il la suit dans le silence tendu qui règne toujours à la fin d'un éclat de l'histoire de sa mère. Il reste derrière eux deux tasses de café à peine entamées et une myriade de souvenirs au goût amer du mensonge.
08h11
58 : 21
Ils se trouvent à présent à seulement quelques dizaines de minutes de route de leur maison, il faut dire qu'ils ont emménagé dans cette dernière un peu avant la naissance de Paul. Celui-ci sait donc très bien où ils se trouvent.
-L'hôpital qui t'a vu naître, l'endroit dans lequel tu as pris ta première inspiration, complète-t-elle comme en écho aux pensées de son fils. Je ne sais pas si c'était vraiment utile de t'emmener ici, ça fait juste partie de notre pèlerinage, en quelque sorte.
Paul observe la bâtisse en songeant à ces derniers mots. "un pèlerinage" c'est donc de cela qu'il s'agit ? Cela lui plaît bien mais il aurait préféré un autre mot comme "voyage" ou même "odyssée" quelque chose qui se rapprocherait plus de l'aventure et de la découverte qu'il vit. Mais sa mère ne doit pas ressentir les choses de manière identique.
-Papa était là quand je suis né ? demande Paul d'une voix douce, se risquant enfin à poser l'une des nombreuses questions qui le taraude depuis des années au sujet de son père.
Elle reste silencieuse quelques instants puis murmure du bout des lèvres, comme un aveu honteux :
-Oui il était juste là, il me tenait parfois la main et je crois qu'il a pleuré un peu au moment où tu es né. Il n'était pas complètement monstrueux.
-Je n'ai jamais dit une telle chose ! proteste Paul avec véhémence.
-Non, c'est moi qui le dis.
Cela sonne comme une constatation criante de vérité. Paul se tait et la laisse redémarrer.
08h47
57 : 45
Paul et sa mère longent un grand champ pour se diriger vers un coin de forêt. Cet endroit lui dit quelque chose sans qu'il se rappelle précisément quoi.
Pourtant quand ils arrivent devant un large cours d'eau, les souvenirs le frappent de plein fouet :
-La rivière ! s'exclame-t-il.
-Oui. On y venait souvent quand tu étais petit. Mais je n'y suis jamais retourné depuis que ton père...
Elle s'interrompt puis reprend sur un ton plus ferme :
-Enfin, tu as compris. Étant donné que le théâtre de la suite de l'histoire se trouve dans la maison je t'ai amené ici, je ne veux pas déranger Mia. Elle est trop jeune pour entendre certaines choses.
-Quand lui diras-tu ? insiste Paul. Elle mérite de savoir, elle aussi. J'ai longtemps souffert de ce silence au sujet de notre père et sans ma... sans ces quelques heures que je t'ai consacrées je n'aurais jamais compris.
-Ce n'est pas le sujet, réplique-t-elle.
Pourtant elle cède devant le regard appuyé de son fils.
-D'accord je le ferai dès qu'elle sera apte à comprendre ces choses-là.
Paul est satisfait d'avoir obtenu ce qu'il voulait mais parler d'avenir est toujours douloureux pour lui. Qu'il est atroce d'imaginer un futur dans lequel il ne figure pas !
Sans prêter attention à la distraction de Paul, sa mère poursuit son récit :
-Quand tu es né nous étions extrêmement heureux. Pour moi, rien ne pouvait ternir notre bonheur. Nous avons vécu dix ans ainsi avant que je n'annonce à ton père la naissance prochaine de Mia. Il m'a paru inquiet et le même cocktail d'émotions que la première fois a traversé son visage. Cette fois, ça m'a interpellé, quelles raisons aurait-il d'être inquiet ? Tu étais un petit garçon de dix ans épanoui, il en serait de même pour ta sœur. Ensuite, je n'y ai plus vraiment repensé, trop absorbé par mon bonheur. Le bonheur est une lumière qui t'aveugle plus que n'importe quelle autre si tu veux mon avis.
Pourtant, un jour, ton père devait te ramener de l'école et c'est à cet instant que notre bonheur a volé en éclats.
-Oui... soupire Paul. Je m'en souviens très bien.
Comment aurait-il pu oublier un tel traumatisme ?
-Vous n'êtes pas rentré à l'heure. J'ai d'abord pensé à des bouchons et j'ai essayé de ne pas m'inquiéter. Finalement, j'ai envoyé un message à ton père. Il m'a simplement répondu «Tout va bien». Je n'ai eu droit à aucune autre explication, imagine mon inquiétude ! J'avais toute confiance en ton père mais l'ignorance était cruelle... Et si quelqu'un avait tapé ce message à sa place et que vous étiez en danger ? Cherchait-il à me cacher quelque chose ? Comme je ne pouvais rien faire, j'ai attendu et encore attendu. Vous êtes finalement rentrés. J'allais hurler sur ton père ou bien lui sauter dans les bras, je ne sais pas trop, mais sa mine défaite m'a arrêtée net. Il t'a alors demandé d'aller dans ta chambre.
-Oui. Et puis vous vous êtes disputé, j'ai eu peur, j'ai cru que c'était de ma faute. J'avais déjà été intrigué et un peu inquiet d'aller à l'hôpital, je n'étais pas malade après tout ! Mais après le silence que papa m'avait accordé dans la voiture... j'étais terrifié et j'ai su que quelque chose de grave était arrivé.
-Je suis désolée... soupire-t-elle en regardant tendrement son fils. Bref, on s'est disputé. Il m'a appris que tu étais touché par la maladie de Zeit. Je suis restée un instant sans comprendre avant de me souvenir de la particularité de cette maladie : Tu allais mourir aux alentours de tes dix-huit ans.
Mais la deuxième constatation est arrivée comme un coup en plein cœur. Elle m'a davantage touchée que la première car je ne parvenais pas encore à me rendre compte que ta vie s'arrêterait si brusquement.
Non, le pire ce fut quand je me rappelai que c'était une maladie héréditaire.
J'ai commencé à pleurer, comme tu le sais puisque tu l'as entendu. Lui aussi. Et ça, ça m'a mise dans une colère sans nom. Tout était de sa faute et il se permettait de pleurer ? Il savait depuis le début. Ses deux sœurs sont mortes de cette même maladie et il a été le seul à survivre, étant un porteur sain. Par contre, tu n'en étais pas un. C'était ce que tes analyses à l'hôpital avaient révélé.
Un soupir sort de ses lèvres pales tandis que ses yeux s'embuent. Paul est comme figé, il savait bien sûr que son père lui avait transmis cette maladie mais au point d'être au courant bien avant ? Il pensait qu'il l'avait appris après la naissance de Paul mais n'en avait rien dit à sa mère.
Il a osé avoir des enfants alors qu'il avait cette maladie tapie comme un prédateur à l'intérieur de lui...
-C'est inhumain... souffle-t-il choqué.
-Comme tu dis... soupire-t-elle. Il a fini par partir quand je lui ai fait comprendre que je ne voulais plus rien avoir à faire avec lui. Il n'a même pas demandé votre garde. Elle ne le lui aurait pas été accordée, de toute façon. À cette époque, j'étais dévastée par la tristesse et la colère car j'avais peur pour toi. Pour Mia aussi, l'avenir était tellement incertain pour vous deux...
Pourtant, je me suis attelée seule à la lourde tâche d'élever un jeune enfant et un bébé, d'entretenir une maison et d'essayer de ne pas trop penser à votre avenir.
J'ai été extrêmement soulagée d'apprendre que Mia était aussi porteur sain. Mais j'ai réussi avec succès à oublier la situation, à me cacher derrière des illusions. Jusqu'à ces derniers mois en tout cas...
-C'est... C'est fou...
Il voit son père différemment à présent, autrefois il était un vague souvenir un peu palpitant pour lequel il pouvait imaginer milles aventures. Maintenant, c'est juste un monstre.
-Il est horrible, constate Paul. Mais il reste mon père.
-Oui, répond-elle simplement en semblant regretter profondément cette vérité.
09h24
57 : 08
Paul pénètre dans la maison. Il a à peine le temps de faire quelques pas qu'une Mia encore en pyjama déboule et le serre contre lui. Il lui rend son étreinte avec un petit sourire. Il est déjà moins crispé qu'avant hier lors d'une scène semblable.
-Tu t'es levée à quelle heure ma puce ?
-Six heures et demie, répond-elle tranquillement.
-C'est vrai ? demandent Paul et sa mère à l'unisson sans réussir à y croire.
-Non ! Vous ne pensez tout de même pas que je vais me lever si tôt alors qu'il n'y a personne pour me réveiller.
Tous deux sourient avec amusement Mia enchaîne :
-D'ailleurs, Paul, j'ai vu ton mot. Tu me dois une journée !
Et elle s'enfuit dans l'escalier pour éviter qu'il ne proteste. Paul n'en a d'ailleurs, pas l'intention.
Il monte à son tour dans sa chambre et s'assoit quelques instants sur son lit. Il a besoin de temps pour méditer sur ce qu'il vient d'apprendre.
Mais il se relève bien vite. Du temps il n'en a pas, ou du moins, pas assez
Il préfère l'occuper en sortant un large carton de sous son lit.
10h48
55 : 44
C'est le bruit de quelqu'un qui frappe à la porte qui tire Paul de ses pensées. Il s'empresse de ranger ce qu'il a sorti dans le carton et se place devant pour qu'on ne puisse pas le voir.
-Entrez !
Sa mère pénètre dans la pièce exiguë et referme doucement la porte derrière elle :
-Que fais-tu ? Nous ne devions pas passer vingt-quatre heures ensemble ?
Elle garde un ton neutre mais Paul sait y déceler l'inquiétude. Lui-même ne peut retenir une bouffée d'angoisse en se rendant compte qu'il ne lui reste plus qu'une cinquantaine d'heures.
-Bien sûr que si ! répond-il précipitamment. Que veux-tu faire ?
-Passer du temps avec mon fils me suffit, nous pouvons simplement discuter ou... comme tu veux.
Leurs échanges sont encore hésitants et maladroits comme s'ils apprenaient tout juste à se connaître mais cela suffit à Paul. Il n'a pas le temps d'espérer davantage.
Il l'accompagne jusque dans la cuisine et ils préparent ensemble le repas. Tous deux se complètent presque à la perfection après des années d'habitude et Paul accueille avec joie ce sentiment connu. Qu'il est agréable de retrouver ne serait-ce que l'illusion de la complicité qui les liait auparavant.
12h37
53 : 55
Après avoir mangé, Mia a immédiatement réintégré sa chambre comme si elle avait compris que ce n'était pas le moment de s'éterniser. Aïdi, quant à elle, ne semble pas de cet avis et garde sa tête posée sur les genoux de son maître. Celui-ci est néanmoins obligé de se lever arrachant un grognement mécontent à la jeune border collie qui part bouder dans son panier. Paul sourit, il sait qu'en revenant elle aura déjà oublié ce désagrément.
Paul monte dans sa chambre et sort plusieurs cartons de sous son lit dont celui qu'il a caché tout à l'heure. Il les descend en bas en vacillant sous leur poids et en priant pour ne pas les faire tomber. Il les pose sur la table et sa mère s'assoit à ses côtés avec curiosité pour le regarder en ouvrir un.
Les photos sont poussiéreuses d'avoir séjournées si longtemps dans le grenier mais elles sont bien là. À chacune d'elles, la mère de Paul évoque un souvenir, une anecdote. Une fois, elle évoque une randonnée qu'ils ont fait ensemble lorsque Paul avait quinze ans. Sur la photo il sourit à l'objectif tout en tenant la main de la petite Mia qui ne semble guère heureuse d'être ici. Il se rappelle de ce moment, elle avait passé l'essentiel de la balade à pleurnicher alors même qu'il n'y avait pas beaucoup de distance à effectuer. Pourtant son humeur avait complètement changée quand elle avait eu l'opportunité de se baigner dans un ruisseau.
Sur une autre photo, il aperçoit son père et sa mère souriant sur une serviette de pique-nique. Ils sont dans la petite clairière que Paul a visité la veille et qui lui a paru si tranquille. Il se crispe un peu en la montrant à sa mère mais elle reste de marbre et lui explique avec détachement les événements de ce jour-là. Malgré tous ses efforts pour paraître désinvolte, Paul voit bien qu'elle a du mal à évoquer ces souvenirs.
Sur certaines, il voit Hugo et il passe rapidement aux suivantes. Sur d'autres, c'est son père qui apparaît et même si c'est encore difficile pour sa mère, elle arrive à lui expliquer posément le moment auquel est lié chacune d'entre elles.
Mais celles qu'il affectionne le plus sont celles qui les représentent Mia, sa mère et lui. Il voudrait tant en garder une mais il sait que c'est inutile. Nul objet ne le suivra lorsqu'il arrivera à destination. Rien ni personne ne pourra l'accompagner dans la mort.
17h14
49 : 18
Ils ont passé toute leur après-midi à regarder des photos. Finalement, Mia les a rejoint et s'est amusée avec eux. Ils ont passé un bon moment.
Avant de démarrer ces cent-vingt heures, Paul avait réfléchi à l'idée de ressortir ces vieilles photos. Il était par contre certain que sa mère l'accueillerait mal et avait préféré la classer comme une simple possibilité.
Très honnêtement, si sa mère n'avait pas pris de décision, il aurait été bien en mal de trouver une occupation ainsi qu'un cadeau à lui offrir comme il s'est imposé de le faire.
Au départ, il avait plutôt pensé à s'occuper d'elle et à essayer de l'aider à se remettre mais, finalement, tout s'était passé mieux qu'il ne l'aurait cru. Même s'il a beaucoup douté, il s'estime heureux de ce qu'il a accompli.
Les fatidiques dix-huit heures trente-deux approchent et le moment est venu d'offrir son cadeau. La pauvre Mia semble comprendre une fois de plus qu'elle est de trop et s'éclipse discrètement. «Bientôt Mia, bientôt je pourrais passer du temps avec toi. » songe Paul en la regardant s'éloigner.
Il saisit alors le dernier carton, celui qu'il a refusé qu'on ouvre jusqu'alors et il en sort un album photo.
-C'est moi qui l'ai fait, ça représente nos meilleurs moments ensemble, annonce-t-il.
Avant les fatidiques cent-vingt heures, il avait espéré faire réagir sa mère avec ce cadeau si cela avait été nécessaire. Mais si cette journée en sa compagnie s'était mal passée, il aurait dû trouver autre chose et avait longuement réfléchi à cette possibilité. Il avait fini par conclure qu'il ne pouvait pas tout prévoir et qu'il verrait à ce moment-là.
À présent, il est heureux. Il ne pouvait espérer meilleure réaction.
-Je ne savais pas que tu faisais des albums photos ! s'exclame sa mère pour cacher son émotion.
Elle saisit l'objet avec précaution et l'ouvre à la première page. Paul le referme immédiatement et lui dit :
-Tu le regarderas quand je serai parti. Comme ça je ne serai pas vraiment mort.
À ces mots, elle éclate en sanglot. Trop d'émotions. Paul ne sait pas vraiment quoi faire et reste là, les bras ballants. C'était maladroit... Brutal.
-Je... Désolé...
-Non... Non... sanglote-t-elle. Ne soit pas désolé. C'est magnifique, merci. Merci...ci beaucoup.
Il l'observe un long moment se remettre de sa crise de larmes, impuissant. Quand elle est enfin calmée, il ne sait plus quoi dire. Ce cadeau semble lui faire plaisir mais également la faire beaucoup souffrir. C'est le cas pour pas mal de choses lorsqu'elles concernent Paul.
Comme il ne sait pas trop quoi dire, il essaie de changer de sujet :
-J'ai eu peur que tu ne sois en colère pour les photos de papa.
-Non. C'est normal, il était très égoïste mais il avait aussi beaucoup de qualités.
-Il m'a donné la vie pour me la retirer ensuite. C'est quand même un certain niveau d'égoïsme...
-On peut voir ça comme ça, concède-t-elle.
Ils restent un instant silencieux avant qu'elle ne reprenne :
-Tu sais, dit-elle en prenant une photo où il figure, quand je le vois, je me rends compte que je suis encore amoureuse.
-Mais... Tu le déteste ! s'exclame-t-il interloqué.
Sa mère a passé tellement de temps à cracher sur ce père qui les a abandonnés et à en énumérer tous les défauts qu'il paraît invraisemblable à Paul qu'elle l'aime encore. Leur amour aurait dû disparaître il y a longtemps déjà. Il ne parvient pas à comprendre.
Mais elle répond gravement, coupant court à ses réflexions :
-Il est plus facile d'haïr que d'aimer.
Et ça, Paul ne sait pas quoi y répondre. Cette phrase lui semble si simple et si juste. L'amour est un combat là où la haine est une facilité. Mais la haine pousse les hommes à se déchirer bien plus souvent que l'amour. Au final, le résultat est le même.
Il lui reste quarante-huit heures et il compte les passer à aimer et non pas à haïr. C'est tout ce à quoi il peut se raccrocher.
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