24 Heures - Sophie
18h32
24 : 00
Paul est devant la porte de Sophie. Il a attendu qu'il soit pile dix-huit heures trente-deux pour toquer. Elle ouvre immédiatement et jette un coup d'œil à sa montre avec un petit sourire :
-Quand tu m'as dit que tu allais venir à dix-huit heures trente-deux, j'étais curieuse de voir si tu allais être en avance ou en retard. Mais tu es là à la seconde près ! s'exclame Sophie en souriant en guise de bonjour.
Paul rit avec elle mais esquive le sujet.
Il ne veut pas lui dire qu'il ne lui reste plus que vingt-quatre heures à vivre et que cela explique sa ponctualité.
-Tu es prête ? demande-t-il.
-Bien sûr. On part quand tu veux.
Sa tenue est un peu plus chic que d'habitude mais elle n'a pas quitté son éternel jean. Il remarque aussi qu'elle a mis un peu de maquillage
-Alors partons tout de suite !
Paul l'invite à prendre place sur son scooter où Aïdi les attends sagement dans son panier.
-Oh ! Aïdi est avec toi ! Je ne savais pas.
Sophie se penche afin de la caresser pour le plus grand bonheur de la border collie. La jeune fille adore Aïdi et c'est réciproque.
-Ce n'était pas prévu, répond Paul en s'installant aux commandes du scooter. Mais c'est tout aussi bien comme ça.
Sophie ne pose pas davantage de questions et s'installe à ses côtés.
Le jeune homme tourne la clé et démarre. Sophie reste silencieuse un instant avant de demander malicieusement :
-Alors, tu vas m'expliquer pourquoi tu me kidnappe pendant vingt-quatre heures ? Et pourquoi tu avais prévu de le faire plusieurs mois à l'avance ? Pourquoi aujourd'hui ? Pourquoi à dix-huit heures trente-deux? Tu as toujours été secret, Paul, mais là, tu m'épates.
-Si je vais te l'expliquer ? Non. Mais tu le sauras bientôt.
Sophie paraît surprise mais hausse les épaules.
-Bon et bien d'accord. J'imagine que tu as une bonne raison.
Aïdi aboie pour rappeler sa présence. La conversation reprend sur un ton plus léger et Paul cache au fond de son cœur la réalité.
18h57
23 : 35
C'est un bâtiment aux enseignes lumineuses mais à la façade simple et accueillante. Paul aime beaucoup ce restaurant, il est à la hauteur de ses moyens et malgré le fait que la cuisine est simple, elle n'en est pas moins délicieuse.
-Tu m'invites au restaurant ? questionne Sophie avec un sourire ravi. Qu'est-ce que ça sous-entend ?
-Rien du tout, répond Paul en lui rendant un sourire innocent.
Aïdi aboie comme pour exprimer son approbation. Elle a sans doute senti l'odeur de la nourriture.
Sophie a un véritable don. Elle parvient toujours à le détendre quelle que soit la situation, même alors qu'il va mourir dans vingt-trois heures...
Obligé de laisser la jeune chienne à l'extérieur, Paul lui donne une gamelle d'eau et lui demande de rester sage. Aïdi n'apprécie pas beaucoup mais elle est relativement calme et elle s'allonge tranquillement pour dormir.
Sophie caresse la tête poilue de la petite chienne pour l'encourager à patienter avant d'entrer dans le restaurant.
Le serveur les accueille avec un grand sourire, Paul le connaît étant donné qu'il le voit souvent. Il s'appelle André et insiste pour qu'on l'appelle par son prénom et qu'on le tutoie alors que pour lui-même, c'est inimaginable de s'adresser ainsi à ses clients. C'est un petit homme joyeux qui adore visiblement son métier, il connaît très bien chaque personne venant dans son petit restaurant.
-Monsieur Louveau, Mademoiselle Dujet ! les salut-il avec entrain.
Apparemment, Sophie est déjà venue ici.
André a une mémoire extraordinaire et se souvient de n'importe qui passant dans son établissement même si cela remonte à plusieurs années en arrière. Paul l'a toujours beaucoup apprécié.
Sophie semble étonnée qu'il connaisse son nom de famille, elle le salue aussi d'un signe de tête poli.
Paul engage la conversation :
-Bonjour André ! Je suis venu étant donné que j'avais réservé. Comment vas-tu ?
-Mais bien sûr, votre table est prête ! Tout va bien, comme d'habitude et vous ?
Paul aurait pu répondre ironiquement que ça aurait pu aller mieux s'il n'allait pas mourir dans quelques heures... Mais à quoi bon ? Il est là pour s'amuser. Et il est hors de question qu'il évoque son décès imminent devant Sophie.
Même lui a du mal à s'en rendre compte. Il ressent le stress de la fin mais cela ressemble plus que jamais à une mauvaise plaisanterie. Comment peut-il imaginer que tout va s'arrêter ? Il a passé son adolescence fort de cette certitude. Déterminé à être préparé à quelque chose auquel nul être humain ne peut vraiment être préparé.
Et maintenant, alors que la fin est proche, il se rend compte qu'il n'est pas prêt, qu'il ne l'a jamais été. Parce qu'il ne veut pas mourir, il veut se battre, pas se résigner. Mais il n'a pas le choix.
-Nous allons bien, répond finalement Sophie pour briser le silence. Merci beaucoup monsieur.
André s'indigne et lui jette un regard courroucé. Paul le connaît bien et attends la suite avec un petit sourire. Énervé, le petit homme commence à balbutier :
-Mademoiselle ! Comment osez-vous m'appeler ainsi ? Je ne peux accepter ça. J'exige que vous m'appeliez André et que vous me tutoyiez ! Vous êtes déjà venue dans ce restaurant deux fois et chaque fois vous m'avez manqué de respect en m'appelant "monsieur" quand comprendrez-vous qu'il n'y a pas besoin de s'embarrasser de telles futilités ?
Sophie le dévisage interloquée, puis elle s'anime et semble se souvenir du curieux personnage :
-Oh oui André ! Je me rappelle de vous...enfin de toi, je ne voulais pas v...t'offusquer excuse-moi.
Il lui sourit et retrouve sa joie habituelle. Paul rit doucement, André est si comique qu'il n'hésiterait pas à venir tous les jours rien que pour l'écouter tenir son restaurant. Mais pour le moment, il a un repas à offrir à Sophie. Il préfère ne pas penser à la suite.
André les guide à leur table et leur tend le menu. Paul le parcourt du regard et choisit soigneusement.
Il veut profiter du dernier restaurant qu'il s'offre.
20h24
22 : 08
Leur repas terminé, les deux jeunes gens sortent repus et heureux. Malgré la menace qui s'agite dans un coin de son esprit, Paul est assez serein. Il profite du moment en compagnie de Sophie.
Ils libèrent Aïdi qui sautille joyeusement hors de sa cage et l'attachent. Parmi les derniers rayons de soleil qui s'attardent, deux jeunes gens et un chien marchent dans la ville.
L'itinéraire de ce parcours est laissé au hasard. Comme pour sa mère et Mia, il a décidé de laisser beaucoup de liberté dans son programme pour ne pas qu'il devienne une contrainte.
Leurs pas et leurs envies les guident bien plus efficacement, une errance commune. C'est reposant et ça laisse place à la discussion.
Avec Sophie, Paul ne veut pas évoquer sa maladie. Ce sont les dernières heures qui lui restent et il veut être libre, il ne veut pas gâcher leurs vingt-quatre heures en évoquant la mort. Elle l'apprendra le lendemain, comme tout le monde. Et tous sauront que Paul Louveau est décédé de la maladie de Zeit. Tous sauront. Et on pensera à lui avec pitié, pauvre victime.
Il ne veut pas voir ça dans le doux regard de Sophie. Cela lui serait insupportable. L'aveu lui a déjà énormément coûté avec Mia.
21h28
21 : 04
Ils s'arrêtent devant une petite tour inconnue à Paul.
-Oh je sais où nous sommes ! On peut monter dans cette tour et de là-haut on voit bien le village, s'exclame Sophie avec enthousiasme.
-Alors allons-y !
Ils entrent et grimpent les escaliers à vis, Aïdi en tête qui bondit de marche en marche. Après être restée un bon moment dans sa cage, elle a besoin de se défouler. Paul ne regrette absolument pas la présence de sa chienne, il aurait eu mal au cœur s'il avait dû l'abandonner. Elle mérite de rester avec lui jusqu'au bout.
Arrivés sur le toit, ils contemplent le village qui s'étend sous leurs pieds. Il est illuminé dans la noirceur du soir.
-On dirait que ça ne s'arrête jamais, que c'est éternel... souffle Sophie.
Paul ne répond pas. Il ne veut pas gâcher l'ambiance. Il regarde lui aussi toutes ces petites lumières et sourit. Oui, voilà quelque chose d'éternel : la vie. Même quand la mort nous emporte tour à tour, la vie réside toujours en chaque enfant resté derrière.
23h47
18 : 45
Ils sont restés longtemps sur la petite tour sans un mot d'échangé. Puis ils ont repris leur balade mais, fatigués, ils ont finis par s'arrêter dans un champ de blé ensemencé. Ils ont partagé leurs musiques préférées et ils ont discutés des récentes rumeurs et des dernières nouvelles mondiales.
Comme deux ados normaux.
Pas du tout comme si l'un d'eux allait mourir dans quelques heures.
Paul a plusieurs fois résisté à la tentation de déchiffrer sa montre, il essaie de s'en empêcher. Sophie lui permet d'oublier et il veut en profiter au maximum.
Mais même elle ne suffit plus à l'apaiser alors que le bout de son aventure est si proche.
Si ce moment avait pu ne jamais s'arrêter il aurait été heureux, vraiment. Il aurait alors eu la chance de pleinement profiter.
Mais il ne l'a que trop dit, le temps ne l'a jamais attendu.
Et ce n'est pas maintenant que cette vérité changera.
4h25
14 : 07
Alors qu'ils discutent paisiblement, Paul se rend compte qu'il regrette.
Il s'est promis de ne rien lui dire. Pourtant les mots lui brûlent la langue, il meurt d'envie de lui avouer. Qui d'autre qu'elle pourrait parfaitement le comprendre ?
Et puis ce serait malhonnête de se taire et de la laisser devant le fait accompli... Il a la sensation de lui mentir.
Il avait tout planifié mais les événements de ces derniers jours lui ont permis de comprendre qu'il y a toujours une bonne dose d'imprévus : l'impossibilité de visiter la famille d'Aïdi, son pèlerinage du passé avec sa mère, la manière dont Mia lui a tiré les vers du nez ou tout simplement la présence de la jeune border collie à leurs côtés.
-Sophie ?
Ces dernières heures, ils sont restés dans ce champ. Ils ont enchaîné les paroles et les silences, ils ont joué avec Aïdi et à présent, il hésite.
-Oui ? répond-elle.
Alors dans une expiration il se lance, il y va plus doucement cette fois, il a appris de la réaction de Mia.
-Tu connais bien la troisième guerre mondiale de 2030-2031 ?
-Pourquoi ? Tu prévois un cours d'Histoire ? demande-t-elle avec un regard espiègle mais un peu fatigué.
-Plus ou moins. Puisque tu me poses la question je vais te rafraîchir la mémoire.
C'est plus facile pour lui de commencer par le tout début, ne pas en venir tout de suite à lui.
-En Janvier 2029, les tensions étaient déjà fortes dans le monde, les États-Unis n'avaient pas appréciés que la Chine prenne leur place de puissance économique mondiale. Mais personne ne faisait rien, tous avaient trop peur de la bombe nucléaire. Les États-Unis étaient mieux armés mais à ce stade, le nombre de bombes nucléaires importait peu. Ils auraient détruit la planète avant d'avoir épuisé leurs stocks. Cela aurait été un terrible désastre écologique et humain.
En Août 2029, tous les pays du monde, ou presque, ont pris une décision : interdire la bombe nucléaire. Les centrales faisaient déjà assez de dégâts puisqu'il y avait eu plusieurs accidents dans certaines d'entre elles qui avaient été construites à la va vite pour répondre aux besoins énergétiques de la population. Une grande partie de la population était pour l'utilisation des énergies renouvelables pour palier à ce problème car des solutions avaient été trouvées mais rien n'était fait.
-Eh ben, tu connais bien ton sujet ! siffle-t-elle en haussant les sourcils. Comment fais-tu pour retenir tout cela avec autant de détails ? L'histoire c'est pas trop mon truc personnellement.
Il hausse les épaules, pressé de continuer. Maintenant qu'il est lancé il veut en finir. Il a peur de perdre son assurance, de renoncer à en venir au fait.
-Bref, ça a duré jusqu'en février 2030 où les États-Unis ont aspergé une substance non identifiée dans le ciel de la Chine. Les avions ont immédiatement été détruits, ce qui a causé, plus tard, des protestations des Américains suite à la perte de leurs appareils. Ils n'ont jamais voulu dire ce que contenaient ces avions et ont affirmé n'en rien savoir, que c'était une opération terroriste. Plusieurs pays d'Europe, d'Afrique, d'Asie et d'Amérique se sont ligués contre les États-Unis qui continuaient de nier.
-Je me suis toujours posée une question, le coupe Sophie, pourquoi appelle-t-on cette période une "guerre" alors qu'il n'y a pas eu d'arme utilisée à part cette substance ?
-Cette substance est une arme et c'est ce qui définit une guerre, même si dans ce contexte c'est assez flou, je te l'accorde. Et "mondiale" parce que beaucoup de pays se sont retrouvés impliqués sur tous les continents même s'ils souhaitaient rester neutres.
Elle hoche la tête et le laisse finir, visiblement captivée.
-La même substance a été aspergée sur tous les pays qui avaient protesté contre l'Amérique en Décembre 2030. Mais le président n'en démordait pas, il était innocent. Une sorte de procès a été organisé mais il a continué d'affirmer qu'il n'y était pour rien en utilisant l'argument du terrorisme et qu'au contraire, c'étaient les autres pays qui avaient détruits ses avions. Autant te dire qu'ils n'ont pas apprécié et que la sentence a été lourde, il a été notamment déchu de son poste et emprisonné en Janvier 2031 ce qui a signé la fin de la "guerre". Finalement, on a appris bien plus tard qu'il était véritablement innocent et que c'était effectivement une opération terroriste visant à créer la discorde, d'après ce qu'on suppose. À cette époque, la substance n'avait toujours pas été identifiée mais on avait repéré dans le corps de plusieurs personnes une anomalie génétique qui semblait étrangement correspondre aux zones touchées par les attaques...
-La maladie de Zeit... murmure-t-elle avec un frisson. Oui, cette maladie est légendaire.
Il se crispe et continue sans répondre :
-Mais les personnes touchées n'en souffraient pas, c'est alors que dix-huit ans plus tard, en décembre 2048 les premières victimes sont décédées. On a découvert que c'était une maladie héréditaire. Heureusement, il y avait des porteurs sains ce qui a permis d'éviter que toute une génération ne soit complètement décimée. Car, comme tu le sais, ils mouraient tous autour de l'âge de dix-huit ans. Mais la présence de ces porteurs sains a eu une conséquence dévastatrice puisque la maladie continuait à se propager.
Les médecins ont réussi à découvrir comment ils pouvaient évaluer à la seconde près, le moment où la personne mourrait. C'était la génération de nos parents. Après ce scandale on aurait pu croire que le gouvernement prendrait de grandes mesures pour tester chaque personne mais pas du tout, trop cher, alors ils ont essayé de minimiser l'affaire. On se retrouve à présent avec une génération encore moins nombreuse, et ça risque d'être de pire en pire à cause des porteurs sains qui continuent de transmettre le gène...
-C'est vrai ? demande-t-elle un peu inquiète. Je ne savais pas tout ça, généralement tout ce qui tourne autour de cette maladie est étouffé et minimisé.
-C'est vrai. Difficile à croire n'est-ce pas ?
-Oui... De plus je ne connais personne qui ait cette maladie. Parfois des amis d'amis mais rien d'autre. Tu imagines, bientôt nos camarades de classe vont avoir peu à peu dix-huit ans et on pourrait le découvrir... C'est terrifiant.
C'est le moment, il doit lui dire, pourtant bizarrement les mots restent bloqués, comme scellés au fond de sa gorge sèche. Il ne peut pas le lui avouer. Il ne peut pas voir l'horreur et la tristesse se disputer dans ses yeux. Il ne peut pas.
Face à son silence, elle commence à s'inquiéter et détourne le regard du ciel étoilé pour le fixer droit dans les yeux.
-Paul... Tout va bien ? Tu connais quelqu'un qui...?
-Oui, répond-il à voix basse, échouant à lui offrir l'entière vérité. Mon père.
-Je suis vraiment désolée, souffle-t-elle sans comprendre immédiatement ce que cet aveu implique.
Comme il ne dit toujours rien, elle l'interroge du regard.
Il sait qu'elle a compris lorsque ses yeux s'agrandissent d'horreur, lorsque son corps se tend brusquement et que sa bouche s'entrouvre légèrement dans un effroi muet.
-Tu es un porteur sain n'est-ce pas ? demande-t-elle dans un souffle.
Les mots ne sortent plus, comment peut-il seulement nier cette réalité et l'observer s'effondrer sous ses yeux. Complètement impuissant.
Elle sait.
Les larmes commencent à dévaler ses joues et elle les essuie précipitamment. Elle secoue la tête comme pour chasser un mauvais rêve. Il voit qu'elle attend toujours désespérément qu'il la contredise et la rassure. Il est incapable de le faire.
-Quand ? le questionne-t-elle dans un murmure étranglé, priant certainement pour se tromper.
Il regarde sa montre et souffle :
-Quatorze heures et deux minutes.
Elle le dévisage sans rien dire mais ces yeux expriment mille paroles silencieuses. Ils semblent lui demander pourquoi il lui a caché ce secret tant de temps, comment il a pu vivre toutes ces années en connaissant cette funeste vérité.
Mais surtout, ces deux prunelles brunes semblent crier que ce n'est pas assez et que ce ne le sera jamais.
Il hoche la tête et regarde le ciel, au bord des larmes. Le silence entre eux n'a jamais été si tendu. Il a tout gâché.
Pourtant il se sent soulagé.
6h47
11 : 45
-Paul ? murmure-t-elle.
-Oui ?
-Qu'est-ce que tu vas faire ? Quand rejoindras-tu ta famille ?
-Je ne la rejoindrai pas. Ma mère ne le supporterait pas et je ne veux pas risquer que Mia soit dans le coin lorsque...
Elle avale sa salive avec difficulté. Elle ne donne pas son avis et se contente de constater :
-Elles vont être tristes.
-Elles le seront dans tous les cas. Ça ne changera rien.
-Si c'est moi qui t'empêche d'y aller, alors n'hésite pas, d'accord ? Ta famille est bien plus importante et je ne veux pas... je ne veux pas tout gâcher.
Elle le fixe de ses yeux bruns presque noir et Paul y lit la farouche détermination qu'il admire tant chez elle.
Mais sa voix est brisée et ses prunelles sont remplies de larmes d'amertume et d'impuissance.
-Tu ne gâche rien, Sophie. Ne t'inquiète pas.
-Tu ne peux pas les abandonner pour moi ! Puisque tu persistes je finirai par m'en aller, Paul. Et lorsque je le ferai, je te demande ou plutôt je t'ordonne de retrouver ta famille
-Ne parlons plus de ça, la coupe le jeune homme en détournant le regard.
Il ne veut pas qu'elle culpabilise ainsi. De toute façon il ne la laissera pas partir, elle doit comprendre qu'elle est aussi importante pour lui que Mia et sa mère.
-Si c'est ce que tu désires... capitule-t-elle en haussant les épaules.
Aïdi gémit et pose sa tête sur le torse de son maître comme si elle pressentait le drame. Paul la rassure d'une caresse et finit par se lever :
- Allons-nous-en.
-Où ça ? demande Sophie en se redressant à son tour.
-Je ne sais pas, ailleurs, quelque part.
-D'accord. Je te suis.
7h03
11 : 29
La vie a repris son cours. Les commerces ouvrent peu à peu, des lumières s'allument dans les maisons. Déjà, des voitures parcourent les rues.
Tout va toujours trop vite.
Ils marchent de nouveau, main dans la main, cette fois. Sophie a argumenté qu'elle avait peur qu'il disparaisse et qu'elle se fichait du regard des autres qui penseraient certainement apercevoir un banal jeune couple.
Paul n'ose pas trop se l'avouer mais ce n'est pas pour lui déplaire.
-Pourquoi suis-je la dernière personne que tu comptes voir ? demande enfin Sophie pour briser le silence inconfortable entre eux.
-Pourquoi pas ? Ça m'a simplement semblé plus facile et plus logique comme ça.
Ils ont parlé d'autres sujets avant que celui-ci ne revienne sur le tapis. C'est inévitable. Tous deux ne pensent qu'à cela malgré leurs efforts.
Paul essaie de couper court à la conversation, l'évoquer le rend monstrueusement réel.
-D'accord, se contente-t-elle de répondre.
Depuis qu'il a fait la terrible erreur de lui apprendre la situation, elle a été tellement attentive à ne pas le froisser qu'il a l'impression de parler à une coquille vide. Il regrette amèrement ce choix effectué sur un coup de tête.
Il décide alors, mu par une impulsion soudaine, de retrouver la Sophie qu'il connaît.
Il s'arrête brusquement au milieu de la rue et se plante face à elle pour la regarder droit dans les yeux.
-Réveille-toi, Sophie ! Je suis toujours là et je n'ai pas envie de bavarder avec quelqu'un qui a perdu toute personnalité !
Elle reste quelques instants interdite puis baisse la tête et lui explique doucement, bien loin de sa force de caractère habituelle.
-Excuse-moi mais comment puis-je être insouciante en sachant cela.
-S'il te plaît, fais le pour moi.
-C'est pas si simple, Paul. Chaque instant je me demande si tu vas t'effondrer et la situation me paraît tellement irréelle que je ne sais pas comment réagir. Je veux bien essayer de faire comme si de rien n'était mais tu m'en demandes beaucoup. Est-ce vraiment ce que tu veux ?
-Je comprends... J'ai eu des années pour m'y habituer et j'ose à peine imaginer ce qu'il doit en être pour toi et pour Mia qui l'avez appris récemment.
-Mia ne savait pas ?
-Le moment ne s'est jamais présenté. Elle m'a toujours parue si jeune pour faire face à une telle épreuve...
Il hausse les épaules et reprend sa marche.
Elle le suit sans discuter et il voit bien qu'elle fait des efforts pour paraître naturelle.
Pourra-t-il se contenter de cette illusion de bonheur ?
Il regarde un instant autour de lui et son regard s'arrête sur la devanture d'un café. Une bonne manière de se changer les idées.
-Allons manger ! propose-t-il soulagé de trouver une occupation agréable.
Sophie sourit doucement et il retient un rire. Même la plus terrible des nouvelles ne suffit pas tout à fait à nouer l'estomac de la jeune femme.
7h17
11 : 15
Il contemple sa tasse de café et son croissant avec nostalgie.
Peut-être aurait-il dû opter pour quelque chose de plus original ? C'est son dernier petit déjeuner après tout.
Il a du mal à s'en rendre compte.
Maussade, il retrouve tout de même un peu de sa bonne humeur en voyant Sophie dévorer avec entrain son pain au chocolat. Au moins aura-t-il réussi à lui faire plaisir.
Il goûte à son tour sa pâtisserie et lui trouve un goût meilleur que ce qu'il aurait pu imaginer.
-Que faisons-nous, ensuite ? le questionne Sophie sans s'arrêter de manger.
Elle semble chercher à le terminer au plus vite. Paul, lui, se dit que tout cela n'a plus beaucoup d'importance. Il a l'impression de perdre du temps mais qu'aurait-il pu faire de mieux à la place ? Sans doute pas grand-chose.
Si proche de la fin il se rend compte à quel point l'univers est vain. À quel point sa vie n'est rien à l'échelle du monde et ces quelques secondes insignifiantes par rapport aux milliers d'années qui se sont déjà écoulées.
Pourtant il savoure toujours son croissant en compagnie de Sophie. Il voudrait vraiment y croire, partir sans regrets. Partir sans regretter d'avoir été vivant.
Mais il aime trop la vie et les plaisirs simples qu'elle lui offre. Il aime trop chaque personne qu'il a rencontrée pour ne pas se sentir dévasté à l'idée de son départ imminent.
Il soupir et répond à Sophie en essayant de chasser ces pensées parasites :
-Pour être franc je n'ai rien prévu de particulier. On peut faire un tour dans le village si tu veux ?
-Avec plaisir. J'en reprendrai bien un autre, avoue-t-elle avec un petit sourire en désignant les miettes de son pain au chocolat.
9h09
09 : 37
Une fois leur petit déjeuner englouti, les deux jeunes ont erré dans les ruelles avant d'emprunter un petit chemin de campagne qui a piqué leur curiosité.
Paul songe avec regret qu'il ne connaîtra jamais complètement son propre village.
Les arbres verts leur offrent une ombre appropriée car la journée promet d'être chaude.
Aïdi court dans tous les sens et va fureter parmi les fourrés. Elle ne s'éloigne jamais vraiment de son maître, à croire que son instinct lui souffle la vérité.
La conversation ne meurt pas malgré la fatigue apparente des deux jeunes gens. À présent, Sophie semble plus détendue, comme si elle avait du mal à se rendre compte de la vérité et avait décidé de ne plus se torturer à propos de cette histoire pour simplement profiter du moment présent.
Même s'il ne veut pas se l'avouer, Paul sait qu'il doit être plus ou moins dans le même cas. Le temps qu'indique sa montre lui procure une angoisse terrible mais il a des difficultés à s'imaginer réellement ce qui va se passer à la fin de ce minuteur même s'il a tendance à affirmer le contraire pour son entourage.
À nouveau, ils s'arrêtent sous un beau chêne. Ils sont tous les deux épuisés après leur nuit blanche et pour Paul, c'est encore pire. Il n'a pas beaucoup dormi ces derniers temps. Mais il est hors de question de se risquer à fermer une paupière, il ne veut pas perdre une seconde.
-J'aime beaucoup cet endroit. Si tu suis ce chemin tu tombes sur un ruisseau très joli au milieu de la forêt. Je m'y rends souvent quand j'ai besoin de calme et de solitude.
-Peut-on aller le voir ? demande Paul, galvanisé à l'idée de se rendre dans un lieu qui a de l'importance pour Sophie.
-Bien sûr !
Ils se relèvent et cheminent côte à côte jusqu'à leur nouvel objectif.
9h15
09 : 31
L'endroit est, en effet, magnifique. Le ruisseau envoie des reflets irisés aux alentours sous l'influence du soleil. Un tapis de feuille recouvre le sol de terre molle et les arbres se chargent d'apporter un peu de fraîcheur à l'ombre de leur vaste feuillage.
Ils s'assoient sur une vaste pierre froide que les rayons n'ont pas encore chauffée. Aïdi gambade gaiement et renifle toutes les odeurs.
-En effet, c'est très beau, souffle-t-il.
-Oui. Je trouve cet endroit à la fois apaisant et plein de vie.
Paul repense au lac et au petit coin qu'il a trouvé sur ses rives. Peut-être que ce ruisseau se jette-t-il dedans ? Peut-être que lui et Sophie sont-ils liés d'une autre manière.
Le regard de la jeune fille finit par s'assombrir. Paul comprend qu'il vaut mieux qu'elle ait de quoi s'occuper pour éviter qu'elle ne sombre dans des questionnements dont lui-même n'est pas sûr de détenir les réponses.
-Allez viens, dit-il en se levant pour lui tendre la main.
Elle s'en saisit et se hisse debout. Ils décident de retourner sous le grand chêne pour discuter. Cet endroit est trop particulier et chargé de souvenirs pour Sophie.
11h23
07 : 23
Ils ont fini par se relever et reprendre leur marche. Paul est étonné de voir tous les sujets qu'ils évoquent et de se rendre compte combien ils ont de choses à se dire, de théories sur le monde. Quand ils commencent à philosopher, le sujet de la mort n'est jamais loin. Mais ils l'évoquent tous les deux avec détachement, comme s'ils n'étaient pas concernés. L'analyse qu'ils en font leur permet de garder une frontière entre eux et cette notion.
Voyant qu'ils se sont beaucoup éloignés du village, Paul remarque une autre agglomération de petites maisons. Il connaît cet endroit.
-Si tu veux, on reste dans le coin jusqu'à midi. Il y a un petit étal qui vend des paninis et des sandwichs que j'apprécie beaucoup au centre du village.
-Avec plaisir ! sourit Sophie qui n'est jamais contre une pause casse-croûte.
12h05
06 : 41
En voyant que leurs paninis dégoulinent de fromage fondu, ils décident de s'installer sur un banc pour les déguster. Aïdi salive à leurs pieds. Paul lui donne quelques bouts de son repas. La jeune border collier a pu boire grâce au gérant de la boutique qui lui a offert un bol d'eau mais il doit sembler à la pauvre chienne que cela fait longtemps qu'elle n'a pas vu sa gamelle.
Ils ont remarqué une fête foraine qui se déroule sur la place du village et ils ont décidé de s'y rendre après avoir mangé. Au diable la digestion qui risque d'être difficile.
Une fois qu'ils eurent englouti leur repas, ils se dirigent donc vers les bruits et couleurs vives qui les attirent.
-Tu as de quoi payer ? demande Sophie avec anxiété.
-Oui, j'avais prévu les dépenses qu'on pourrait faire. Les paninis n'ont pas beaucoup entamé ma réserve !
-Tant mieux ! s'exclame-t-elle en retrouvant le sourire.
Ils commencent par acheter un ticket pour les autos tamponneuses.
Aïdi les regarde sagement à côté sans paraître comprendre l'utilité de ce manège.
Après un tour, ils en refont plusieurs autres avant de se décider à changer un peu.
Ils parcourent de long en large la petite place qui ne compte pas des attractions extraordinaires. Cela n'a pas beaucoup d'importance, ils sont ensemble et c'est tout ce qui compte.
-Tu veux un goûter ? Il me reste juste assez d'argent.
Sa montre indique à présent «15h28», pas encore seize heures mais Paul n'y prête que peu d'importance. Il a passé l'âge de manger à l'heure.
-Avec plaisir !
Ils regardent rapidement les stands mais très peu vendent de la nourriture et ils finissent par opter pour de la barbe à papa.
Le sucre colle et ils décident de s'installer dans un petit parc où des balançoires vides s'agitent au vent. Ils s'y asseyent et réussissent enfin à venir à bout de l'énorme sucrerie.
-Tu te souviens, quand on était petit, tous les jeux qu'on aurait inventés devant un tel espace ? questionne mélancoliquement Sophie.
Elle désigne d'un vaste geste les arbres et buissons, le toboggan qui grince, les petits chemins de terre qui serpentent entre les parterres de fleur et la pelouse bien verte ainsi que la petite fontaine d'où l'eau ne jaillit plus.
Sophie et Paul ne se connaissaient pas encore durant leur enfance mais certains jeux sont universels.
-On jouait au loup, dit-elle songeuse. J'aimais beaucoup.
-C'est vrai. Moi aussi j'adorais cette joie fiévreuse qui m'envahissait. Ou alors à l'école entre «la balle au prisonnier» et «poule, renard, vipère»...
-C'était tellement plus simple de ne plus réfléchir qu'au jeu.
-Je pense que, en voyant cet endroit, les enfants que l'on était auraient pensé à cache-cache, réfléchit Paul.
Sophie saute d'un bond au bas de sa balançoire :
-Jouons à cache-cache !
-Mais...
Aïdi aboie pour rappeler sa présence.
Devant le regard brillant de Sophie, Paul s'arrête net. Elle semble décidée à gagner cette simple partie de cache-cache. Amusé par l'idée, il accepte. De toute façon il fera n'importe quoi pourvu qu'elle soit heureuse.
-C'est toi qui compte !
-Mais pourquoi ?
-Ai-je précisé que tu avais le choix ou qu'il était possible d'en débattre ? Non je ne crois pas.
Elle lui tire la langue et commence déjà à disparaître entre les arbres.
Aïdi hésite à la suivre mais en constatant que son maître ne bouge pas, elle reste assise à ses côtés. Résigné, il commence le décompte.
-1, 2, 3...
Il décide de compter jusqu'à 100. Les cachettes doivent être rares dans ce petit parc.
-8, 9, 10...
Au fur et à mesure qu'il égrène les secondes, il pense à d'autres secondes qui s'écoulent sur son poignet.
-15, 16, 17...
Quel jeu cruel, quand on y pense. Pourquoi a-t-il accepté déjà ?
-24, 25, 26...
Mais en songeant au sourire de Sophie, il se rassure. Il est juste venu pour ça. Pour ce sourire.
-39, 40, 41...
Bercé par la mélodie régulière et cette image apaisante, il semble enfin reprendre son souffle depuis cinq jours.
-82, 83, 84...
S'il avait su plus tôt que se poser l'espace d'une centaine de secondes était si apaisant, nul doute qu'il l'aurait fait plus tôt.
-91, 92, 93...
Mais il est trop tard.
-94, 95, 96...
Trop tard.
-97, 98, 99...
Il n'a plus le temps.
-100 !
Ses pensées volent en éclat alors qu'il ouvre les yeux. Il revient au présent et l'angoisse l'envahit de nouveau. Il se retourne, déterminé à trouver rapidement Sophie et à ne pas s'éterniser ici, tout seul.
Bien entendu, nulle trace de la jeune fille. Mais un papier, coincé sous un caillou, attire son attention :
«Paul,
Tu sais, je t'ai proposé de jouer à cache-cache mais je ne pense pas que ce soit moi que tu doives chercher. Deux personnes t'attendent et tu sais pertinemment où elles sont.
Sophie. »
Un mot est effacé, complètement raturé et illisible, juste avant la signature. Le mot est griffonné sur un emballage de panini qui vante les mérites de leur entreprise.
Paul connaît ce papier, c'est celui de ce midi.
De rage, le jeune homme froisse l'emballage et le jette au sol.
-SOPHIE ! hurle-t-il, brisant la quiétude du petit village.
Mais il s'en fiche, elle l'a abandonné. À ses côtés, Aïdi gémit et se frotte à la jambe de son maître.
Paul l'ignore et il court écumer les environs. Elle n'a pas pu partir bien loin, il peut encore la retrouver.
Aïdi s'attarde un instant sur les lieux. Elle fixe un coin où deux yeux la supplient de ne rien dire, de ne pas la trahir.
Le papier chiffonné glisse jusqu'à cette paire de pupilles sous l'emprise du vent et une main le ramasse pour le fourrer dans sa poche.
Aïdi passe son chemin.
16h49
01 : 57
Paul sonne. Aïdi est silencieusement assise à ses côtés. Si Paul y avait prêté un peu attention, il aurait remarqué qu'elle pousse de légers gémissements de temps à autre.
La porte s'ouvre.
-Paul ?
La mère de Sophie le dévisage étonnée.
-Sophie n'est pas avec toi ?
-Je me demandais si elle n'était pas rentrée chez elle, elle m'a faussé compagnie.
Paul se fiche royalement d'attirer des problèmes à son amie, il se sent trahi et abandonné. Il veut se venger et ensuite, il ne sera plus là pour en subir les conséquences.
-Quelque chose s'est mal passée ?
-Pas du tout. Elle pensait que je serai mieux sans elle. Merci et au revoir, madame.
-Mais...
Il ne lui laisse pas le temps de protester et s'éloigne, Aïdi sur les talons. Il est sur les nerfs car il cherche la jeune fille depuis bientôt une heure, de quel droit lui inflige-t-elle ça ? Il DOIT passer vingt-quatre heures en sa compagnie.
Il lui reste un dernier endroit à vérifier même s'il doute fortement qu'elle soit assez bête pour s'y rendre.
17h17
01 : 25
Quand il la voit au bord de l'eau, sa rage se tait d'un seul coup. Elle a enlevé ses chaussures et ses pieds se balancent doucement dans le petit ruisseau. L'air s'est rafraîchi, une petite brise emmêle ses cheveux noirs. Il hésite un instant avant de s'approcher d'elle.
-Trouvée.
Elle se retourne, surprise.
-Paul ? Tu es allé voir ta famille ?
-Non.
-Tu as lu mon mot ?
-Oui et quelle idée pitoyable ! explose-t-il enfin. Il me semblait avoir été clair, je veux passer le temps qu'il me reste avec toi ! J'ai déjà été vingt-quatre heures avec chacune d'elles, c'est ton tour et tu n'as pas le droit de le fuir. Tu n'as pas le droit de me faire ça.
Il pleure à présent et elle aussi. Il s'en veut mais elle le mérite. Il ne sait pas ce qu'il pense, il veut la rassurer, lui crier dessus, s'enfuir, s'asseoir à ses côtés...
Le silence est glacial.
Aïdi jappe plaintivement.
-Je... je suis vraiment désolée, hoquette-elle. Je voulais vraiment... vraiment faire au mieux.
Finalement, il s'adoucit et la rejoint au bord de l'eau. Il sait qu'il n'a plus le temps d'avoir de la rancœur.
-Ne prends plus jamais de telles initiatives, la sermonne-t-il doucement.
Il ne dit pas qu'il n'aura sûrement pas l'occasion de le vérifier si elle le fait vraiment. Il ne sera bientôt plus là de toute façon.
-Pardon.
-Il ne nous reste plus beaucoup de temps.
Chaque seconde résonne en lui comme un coup de gong. Il a toujours du mal à se rendre compte de la réalité de ce qui l'attend.
-Pourquoi es-tu venue ici ? reprend-il. Je t'ai trouvée assez facilement, alors que j'aurais pu chercher longtemps encore. Enfin aussi longtemps que je l'aurais pu.
-Je ne sais pas trop, enfin si : j'avais besoin de réfléchir.
Il rit légèrement, un son sans joie. Il peut comprendre, oui.
-Je suis toujours désolée.
-Arrête de t'excuser, c'est bon. J'ai plus le temps pour ça.
Il se désole de la tension entre eux mais comment cela pourrait-il en être autrement ? Ce n'est pas maintenant, alors que la fin est si proche que Sophie va soudainement se détendre.
-À quelle heure comptes-tu partir ? questionne-t-elle dans un murmure.
-Dix-huit heures, je pense, ça me laisse une demi-heure, c'est largement suffisant.
-D'accord, et bien ne perdons pas plus de temps.
Elle se tourne vers lui et le regarde droit dans les yeux. Il sourit. Voilà ce pour quoi il l'a cherchée durant des heures. Il n'a besoin que de sa confiance et de sa détermination pour affronter l'épreuve qui l'attend.
18h00
00 : 32
-Il est l'heure, annonce lugubrement Paul.
-Puis-je au moins t'accompagner ? Je te quitterais une fois arrivés, c'est promis.
Paul n'a pas la force de refuser, il acquiesce.
Aïdi contemple son maître de ses grands yeux bruns. On peut y lire toute la loyauté qu'elle lui porte.
Les deux jeunes gens et le chien retournent vers le scooter et y grimpent dans un silence de mort. Paul n'a même plus envie de parler, Sophie semble hagarde.
Le trajet est des plus tendus. Ils échangent quelques mots mais Paul ne peut s'empêcher de jeter de fréquents coups d'œil à sa montre : 18h14, 18h15, 18h16...
Et en dessous, le minuteur inflexible : 00 : 18, 00 : 17, 00 : 16...
Est-ce que tout cela n'est pas une erreur ? Ce qu'il redoute depuis toutes ces années va-t-il vraiment se produire ?
Il finit par se garer un peu à l'écart de sa maison. Il ne veut absolument pas croiser sa famille. Il imagine très bien sa mère qui fixe l'horloge, les yeux embués. Et Mia ? Que fait-elle ? Pense-t-elle à son frère ? Est-ce qu'elle se rend seulement compte du drame qui va se jouer ?
Et Paul, s'en rend-il compte ?
Il sursaute brusquement en se souvenant d'un détail. Trop absorbé par la recherche de Sophie, il en a oublié de lui offrir son cadeau. Pour lui, tout devait se passer comme prévu et il aurait dû le lui donner bien plus tôt.
-Sophie ?
-Oui ? demande-t-elle d'une voix tremblotante.
-Je dois t'offrir quelque chose, comme je l'ai fait avec chacune des personnes qui ont animés mes cinq derniers jours.
Elle essaye de répondre mais sa voix s'étrangle, elle le fixe, la bouche ouverte, muette.
Il sort majestueusement un petit écrin. Elle ne comprend pas et il le lui offre maladroitement.
Il voit bien qu'elle peine à l'ouvrir, tellement elle tremble. À l'intérieur, il le sait repose une paire de boucle d'oreilles en forme de lune sur lesquelles sont accrochées quelques pierres.
Il commence à s'éloigner. Il n'a plus beaucoup de temps, il veut être arrivé à destination avant que tout ne s'arrête pour retrouver l'espace de quelques instants la quiétude du bord du lac.
Quand enfin elle parvient à ouvrir l'écrin, elle retrouve soudainement la parole.
-Paul ! Tu ne peux pas partir.
-Ça ne sert à rien de me crier dessus, lui jette-il en se retournant. Tu crois que ça me fait plus plaisir qu'à toi ?
-Je ne voulais pas... Excuse moi, j'ai été maladroite.
-Arrête de t'excuser. Murmure-t-il d'une voix douce en s'enfonçant dans la nuit. Je ne te reconnais plus quand tu le fais. Tu n'es pas si influençable d'habitude.
Il a conscience que ce sont les derniers mots qu'il lui adresse mais il est trop tard pour revenir en arrière. Il ne peut plus qu'avancer.
18h25
00 : 07
Au bord du lac, son cœur saigne.
Il voit presque son sang couler et teinter les flots d'un voile noir, ce même cœur qui va le lâcher dans quelques minutes.
Il n'est même plus triste, même plus en colère, seulement détaché de ce monde qu'il va quitter.
Aïdi s'est éloignée quelques instants mais il sait qu'elle sera là. Malheureusement ça ne changera rien.
Il imagine ce que doivent faire toutes les personnes qu'il a côtoyé ces derniers jours. Sophie est sans doute restée à l'endroit où il l'a abandonnée. Pleure-t-elle ? Est-elle triste ? C'est une pensée un peu égoïste mais il n'a plus la force d'être altruiste.
Et Mia que fait-elle ? Elle doit être avec leur mère en train d'observer le temps s'écouler. Peut-être essayent-elles d'imaginer où il se trouve à ce moment précis. Cela le rassure un peu de songer qu'il est en quelque sorte connecté à elle par la pensée.
«Est ce que je regrette ?» se demande-t-il en levant les yeux vers le ciel qui se teinte de rouge.
Soleil couchant.
Au moins, il aura essayé. Il aura essayé de faire de sa vie un bon souvenir. Il se rappelle chacun des moments qu'il a passé avec ses proches. Il se souvient des parties de cache-cache avec ses parents durant lesquelles ils faisaient semblant de ne pas le voir, des longues après-midi qu'il a passé avec Hugo avant que sa maladie ne se sache. Une fois, ils se sont perdus en forêt mais ont réussi à retrouver miraculeusement le chemin de la maison. Ils n'en n'ont jamais rien dit à personne tellement cette expérience leur a fait peur.
Voilà un secret qu'il emportera dans sa tombe.
Il se remémore la honte cuisante qu'il a ressenti le jour où il a expliqué avoir vu Audrey et Enzo ensemble au cinéma devant Frédéric, le petit copain de ce dernier. Il ne savait pas alors qu'ils étaient en couple.
Heureusement cette affaire s'est révélée n'être qu'un malentendu mais cela a appris à Paul à réfléchir avant de parler.
Il repense aux soirées devant la télé serré entre ses deux parents où il se sentait en sécurité plus que n'importe où ailleurs. Ensuite ce fut seulement avec sa mère et sa sœur qu'il s'y installait mais c'était déjà beaucoup.
Il les aimait tellement.
Il les aime tellement.
Il a froid. Le soleil darde encore de faibles rayons mais la peur et la fatigue le glacent. Il ne regarde pas sa montre.
La tête entre les mains il vit une seconde fois sa rencontre avec Sophie. Ils allaient au même lycée et étaient dans la même classe, une histoire banale. Lui qui s'était juré de n'avoir jamais plus d'amis proches pour éviter de leur briser le cœur plus tard, il n'avait pas résisté au charme de cette élève aux yeux bruns et au caractère bien trempé. Elle avait tout fait pour l'inclure et il s'était laissé faire, tout étonné de la joie qu'il ressentait en sa compagnie. Depuis Hugo, il ne s'était jamais vraiment attaché à qui que ce soit.
Était-ce une erreur ou la plus belle chose qui lui soit arrivée ? Il ne sait plus vraiment. Si son esprit penche pour la première option son cœur lui assure que la deuxième détient la vérité. Sans doute est-ce un mélange des deux.
Mais comment son histoire se serait-elle déroulée s'il avait décidé de persister dans son isolement ?
Il n'a plus le temps de répondre à cette question.
Aïdi finit par revenir et s'allonge aux pieds de son maître. Elle attend. Elle sait.
-Trouvé. Résonne une voix dans la nuit.
Paul se retourne, surpris, il a cru étrangement que c'était la mort qui lui parlait.
Mais non, c'est Sophie. Elle le contemple en souriant tristement.
Il aurait dû s'en douter.
-Tu m'as trouvée, c'était à mon tour de te chercher. J'avoue qu'Aïdi m'a un peu aidée.
Paul fixe la jeune border collie, elle le regarde, le mettant sans doute au défi de lui reprocher ce qu'elle vient de faire.
-Sophie... Tu devrais partir. Il me reste...
Paul n'a pas le courage de regarder sa montre. Il ne veut pas savoir. Il veut juste profiter de chaque seconde.
Sophie ne répond pas tout de suite, elle s'assoit d'abord à ses côtés.
-Ce n'est pas grave. Je préfère savoir que tu étais heureux jusqu'à tes derniers instants.
Elle parle déjà de lui au passé.
Il chasse rapidement cette pensées de son esprit, elle a eu le courage de revenir vers lui, il veut se concentrer sur ça et oublier les erreurs qu'elle a pu commettre. Tout le monde en fait.
-Je vais mourir, Sophie.
-Et si ça n'arrivait pas ?
-Tu devrais partir, je crois que tu n'es pas prête.
-Tu n'es pas prêt non plus, remarque-t-elle posément.
Qui peut être prêt à mourir ?
-Mais moi je ne peux pas partir, rétorque-t-il en fuyant son regard.
-Nul ne devrait affronter une telle épreuve seul.
Le silence se glisse quelques instants entre eux, Paul s'empresse de le chasser. Il a encore tant à lui dire et si peu de temps...
-Merci d'être là, Sophie.
Elle s'approche et pose sa tête sur son épaule. Ils regardent le soleil qui s'enflamme à l'horizon.
-C'est beau... murmure-t-il.
-Oui.
Elle se tourne vers lui et le fixe droit dans les yeux.
-Paul, je crois que si je suis venue c'est simplement pour une chose... J'ai besoin que tu saches...
-Sophie...
Il sait ce qui va passer, elle se penche doucement vers lui et il aperçoit l'éclat des boucles d'oreilles qu'il lui a offertes. Dedans se reflète les nuages et la lumière du soleil couchant. Des teintes de rouge flamboient sur son profil. Il attend.
Combien de temps lui reste-t-il ?
Elle ferme les yeux mais lui préfère les garder grand ouvert.
Il sent l'odeur de ses cheveux, parfum des bois, sauvage, sa peau contre la sienne, la douceur de sa main qui lui promet que tout ira bien.
Il n'a plus froid, il est bien.
Il pleure peut être, il ne sait pas.
Il est heureux mais il a peur, peur de mourir avant d'avoir la certitude que lui et Sophie se sont vraiment compris.
Puis, enfin, leurs lèvres entrent en contact comme une caresse, comme un espoir.
Bip bip bip. Bip bip bip...
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