Trahison
~ Quatre jours plus tôt ~
Alexandre regardait par la fenêtre, soucieux, une lettre froissée dans son poing.
-Sir ? Intervint soudain une voix, le faisant sursauter.
-Élis, dit Alexandre en reprenant contenance, son regard toujours perdu dans l'horizon, quel est le véritable nom de Cendre ?
-C'est-à-dire, votre Altesse ?
-Cendre n'est pas son nom de naissance, tu dois t'en douter. C'est celui que lui ont donnés les horribles Trémaine.
-Si vous le dites, Alexandre... Je venais vous parler de...
-Même lui ne connaît pas son véritable nom, continua le roi en l'ignorant totalement.
Il fit volte-face et planta son regard dans celui de son chambellan avant de reprendre d'une voix grave :
-Est-ce que tu peux m'expliquer pourquoi, sur la liste des volontaires, ne figurait pas son véritable nom ?
Il y eut un instant de silence.
-Normalement, continua Alexandre, il aurait du être désigné par son prénom d'origine, avec lequel il a été enregistré à sa naissance... La machine n'est pas censée connaître son surnom.
-Je reconnais, convint Élis, que c'est troublant... Mais si la liste avait comporté son véritable nom, nous ne l'aurions pas reconnu. Après tout, il existe beaucoup de Winchester...
-Exactement, lae coupa Alexandre. La machine voulait que Cendre parte en guerre.
-Mais, sir... Une machine ne veut rien ! Ce n'est qu'un tas de rouages et de donnés...
-Si tu devais choisir des soldats sur des critères rationnels, reprit Alexandre, imperturbable, quel type de personne sélectionnerais-tu ?
-Des hommes forts, je suppose, intrépides, courageux, mais discipliné et fidèles...
-Pas des intellectuels tous sauf sportifs, pratiquement tous pacifistes, qui ne savent pas obéir sans discuter et arborent pour la plupart la violence, n'est-ce pas ?
-Euh... Non. Mais ou est-ce que vous voulez en venir, sir ?
-Élis, tous les deux ans, le Grand Courronneur envoie tous ceux qui pourraient nous sortir de cet âge de ténèbres à la guerre pour qu'ils meurent.
Le chambellan ne répondit rien. Iel avait peur de comprendre.
-Et figure-toi, mon ami, continua Alexandre en défroissant sa lettre pour la ranger dans sa poche intérieure – après tout, elle venait de Cendre – que l'Ennemi n'est pas un monstre assoiffé de sang qui ne pense qu'à nous détruire. L'Ennemi s'appelle Lathan, et est dirigé par une machine qui envoie ses intellectuels à la guerre tous les deux ans...
-Alexandre, souffla Élis, vous vous rendez-compte de ce que vous avancez ?
-Tu crois que je l'ignore ? Répliqua Alexandre d'un ton acerbe. Tu crois que je n'ai pas passé la nuit à cette fenêtre, à repasser toutes ces pensées dans ma tête ?
-Mais si c'était vrai, on s'en serait aperçut plus tôt, tout de même... La Guerre dure depuis si longtemps...
-Et comment, Élis ? Comment s'en serait-on aperçu ? Le Grand Courronneur nomme au pouvoir l'individu qu'il pense le plus malléable, le moins apte à gouverner. Comme, par exemple, un petit garçon de dix ans ne rêvant que de visiter les étoiles, incapable de faire du mal à une mouche ou de se concentrer sur quelque chose de sérieux plus de dix minutes.
-Vous êtes un bon roi !
-Tous les précédents souverains ont trouvé leur partenaire lors d'un bal. Organisé par le Grand Courronneur. Un partenaire de la même trempe que lui, bien sûr, quelqu'un qui ne poserait pas de questions... Et si c'était le cas, alors les souverains disparaissaient sur un champ de bataille anonyme, comme mes prédécesseurs. On a presque aucune nouvelle du front, puisque quasiment personne n'en revient, et les officiers qui le font préfèrent se taire que de parler des massacres dont ils ont été témoins.
-Je... balbutia Élis. Mais si vous avez raison et que tout a été planifié, si la machine et si intelligente, comment...
Alexandre eut un sourire féroce.
-Une machine ne peut tout comprendre, et, tôt ou tard, il faut bien qu'elle se heurte à des imprévus de la nature humaine... Le premier, c'est toi, Élis. Tu as permis au petit garçon rêveur que j'étais de devenir un bon roi, plus solide et moins manipulable qu'il en avait l'air.
Élis rougit, touché.e par cette marque d'estime et d'affection.
-Le deuxième, continua Alexandre, et le plus ravageur, bien sûr, ce fut Cendre... Comment une machine pourrait-elle prédire que je tomberais follement amoureux de lui en un regard ? Comment pouvait-elle prévoir que celui qui me volerait mon cœur serait un homme intelligent et courageux, à l'esprit critique et curieux, qui m'ouvrirait les yeux sur les incohérences de cette société ? L'amour vient de mettre en échec ce vieux tas de ferraille, conclut le roi avec colère. Élis, je vais prendre la parole à la réunion de ce soir... Je veux qu'ils sachent. Tous. Au plus vite. Je ne sais pas ce qui motive le Courronneur, mais il faut le contrer avant qu'il ne prenne le dessus !
Dans le silence qui suivit, on entendit distinctement un corbeau s'envoler de la fenêtre où il était perché.
-Mais comment allons-nous faire, murmura faiblement Élis, si nous détruisons le Courronneur ?
-Nous nous débrouillerons ! Répondit Alexandre en lui attrapant les épaules. D'abord, nous ferons la paix avec nos voisins. Puis nous rebâtirons ce royaume, pierre par pierre, année par année... Nous reviendront aux Splendeurs d'antan, même si ça doit prendre deux siècles !
À cet instant, quelqu'un frappa à la porte.
Élis quitta l'étreinte du roi et alla ouvrir.
C'était Javotte.
-J'ai besoin de vous parler, déclara la jeune femme, les mains dans le dos, en souriant d'un air qui se voulait innocent mais aurait fait fuir en hurlant une horde d'enfants.
-Nous n'avons pas le temps de vous écouter vous plaindre, répliqua sèchement le chambellan.
-Je viens de la part de quelqu'un d'autre, reprit Javotte. L'une de vos vieilles connaissances, qui a un message à vous faire passer.
-Quoi ? s'exclama Élis, surprit.
Ça ne dura qu'une seconde.
Le temps d'un reflet. L'éclat furtif de la lumière sur la lame d'une dague.
Une grande sensation de froid envahit le chambellan.
-ÉLIIIIIIS ! Hurla le roi en se précipitant vers iel au moment où il s'effondrait.
Le sol est glacé, songea Élis.
Il ne pouvait plus bouger. De toute façon, il n'en avait pas envie.
Le monde entier est glacé. Même ses pensées...
... Ses pensées qui gèlent tout doucement...
-ÉLIS ! Hurle quelqu'un.
Il suppose que c'est la même personne qui le tient si fort contre lui et qui lui secoue l'épaule. Il a l'impression que c'est quelqu'un d'important. Un nom danse dans sa mémoire. Il n'arrive pas à le rattraper.
Réfléchir est si dur... Les idées si lourdes... Si difficiles à bouger...
Qu'est-ce qu'il devait faire, déjà ?... Protéger... Quelqu'un... Qui ?...
Il ne savait pas... Ne savait plus... Plus rien...
Il essaie d'ouvrir les yeux, pour voir ce visage si important, mais il n'y a que les ténèbres, derrière ses paupières.
Il ferait mieux de laisser ça à plus tard. Oui, il ferait mieux de dormir...
... mieux de dormir...
... de dormir...
... dormir...
... dor...
...
..
.
-ÉSPÈCE DE FOLLE ! Hurla Alexandre en se serrant le corps prostré. ÉLIS ! ÉLIS ! RÉVEILLE-TOI ! RÉVEILLE-TOI JE T'EN PRIS ! ÉLIS ! ... Élis ?
Il y avait tellement, tellement de sang... Trop de sang... Bien trop de sang...
-Élis ? Appela une nouvelle fois le roi, aveuglé par les torrents salés qui noyait le monde et brûlaient ses joues.
Il y avait quelque chose dans sa gorge. Quelque chose d'énorme, qui l'empêchait de respirer et compressait son cœur, son pauvre petit cœur qui se déchirait en lambeaux.
Malgré la profondeur de sa détresse, un drôle d'instinct lui fit relever la tête.
Juste à temps pour voir la dague couverte de sang foncer vers lui à toute vitesse.
Il recula juste à temps. Une traînée brûlante se dessina sur son front, et il sentit un liquide chaud se mêler à ses larmes.
Javotte arma son bras de nouveau.
Toujours assis par terre, Alexandre lâcha Élis et se jeta en arrière, sur le dos.
Nouvelle sensation de brûlure. Nouvelle marque sanglante, en travers de sa poitrine. Le sang imbiba ses vêtements.
Javotte laissa échapper un rire et enjamba le corps d'Élis pour s'approcher de lui. Elle leva de nouveau son bras...
Déboussolé, affaibli par la douleur de sa perte, par ses blessures physiques et par la perte de sang, Alexandre fouilla frénétiquement tout autour de lui. Il fallait qu'il s'échappe. Il n'était pas en mesure de combattre.
Mais la folle se trouvait entre lui et la porte.
Il envoya une prière à ses dieux préférés. Mobilisa le souvenir du visage de Cendre.
Et sauta par la fenêtre.
Il se trouvait au deuxième étage. Il se réceptionna mal, se tordit la cheville, et s'effondra de tous son long sur les pavés mouillés par la pluie récente.
-À l'aide ! Appela-t-il.
Mais il faisait trop froid. Personne n'était dehors.
Quelque chose bougea, à la lisière de son champ de vision.
Javotte !
Elle avait sauté aussi. Elle ne voulait pas disparaître comme sa mère, et le Grand Courronneur lui avait bien fait comprendre qu'elle avait intérêt à remplir cette mission jusqu'au bout.
Malheureusement pour le roi, elle se réceptionna beaucoup mieux, se redressa, et s'approcha de lui, son couteau plein de sang à la main.
Alexandre, en panique, au bord de l'évanouissement, se releva et avança du mieux qu'il le put. Le sang qui gouttait sur le sol se diluait dans les flaques, entre les pavés.
Instinctivement, il prit la direction de la tour en ruine. C'était son refuge. Là-bas, il serait à l'abri...
Et il fallait qu'il survive...
Pour Cendre...
Pour revoir Cendre...
Ses pensées devenaient de plus en plus incohérentes. Il s'appuya contre le mur de la tour.
Il y avait une large fissure, à côté de lui. Il ne l'avait jamais remarqué.
Il voulut se glisser dedans.
Mais son pied dérapa, et il chuta en avant.
Dans les ténèbres.
Sa tête heurta quelque chose de métallique...
Il eut à peine le temps de remarquer qu'il était entouré d'engrenages avant de sombrer dans l'inconscience.
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