Mélancolie
Lorsque les Trémaine rentrèrent, Cendre était recroquevillé dans un coin. Il avait revêtu de nouveau ses habits sales, larges, rapiécés et rugueux. Il s'était roulé dans la boue et la cendre, avant d'allumer le feu dans la cheminée. Il avait fait attention de ne plus pleurer, pour ne pas creuser sur ses joues noires le sillon de ses larmes.
Il n'allait pas leur faire ce plaisir.
Il avait dressé la table. Il savait qu'elles avaient déjà mangé, mais ne pas le faire lui aurait valu quelques méchants coups, qu'il n'avait pas le courage de subir.
Il s'était rendu compte qu'il avait perdu son anneau.
Bref, cette soirée avait été une catastrophe.
Pourtant avait été heureux, là-bas, rien qu'un instant. Il s'était senti bien.
Et il y avait... Lui. Allan. L'homme aux cheveux blonds et au regard triste. Il sentait encore, au creux de sa main, la chaleur de la sienne. Il entendait toujours son souffle, près, si près de lui, alors qu'ils dansaient l'un contre l'autre.
C'était une catastrophe, parce que c'était terminé.
Parce que c'était impossible.
Cendre ne pourrait plus retourner là-bas. Il ne pourrait plus revoir Allan.
Avant cela, sa vie n'était pas reluisante, mais il s'en accommodait, rattrapant dans ses nuits les affres du jour. Mais à présent... À présent il y avait un vide dans son cœur. Il se découvrait assoiffé de chaleur humaine. Il se découvrait l'envie d'aimer.
Aimer.
Était-ce ça, qui lui éraflait le cœur ? Était-ce l'amour, qui lui tordait la gorge et lui écorchait la mémoire ? Ce qu'il avait lu de romance présentait toujours l'affection comme quelque chose de doux et d'agréable. Ce qu'il ressentait à présent, c'était une vague gigantesque d'émotions entremêlées qui lui faisait mal. Il avait envie de disparaître. Et en même temps, un désir désespéré pulsait au fond de son âme. Celui de ses bras. Ses lèvres. Sa présence. Tout son être souhaitait le sien, comme un noyé cherche la terre.
Que se serait-il passé s'il était resté ? S'il avait reçu ce baiser ? La simple idée le fit frissonner.
Il était trop tard, désormais. Trop tard.
Ce simple constat refit jaillir des larmes, qu'il retint de justesse.
Il n'y a rien de plus triste que ce qui aurait pu être et ne sera jamais.
Les sœurs Trémaine, sans s'apercevoir de son trouble, prirent un malin plaisir à lui décrire le bal, la beauté et la richesse des invités, la nourriture, la musique...
Mais Cendre n'écoutait pas. Il caressait le projet de tout laisser tomber, ses livres, son atelier, et de retourner au château.
Se lamenter ne l'avancerait à rien. Il désirait revoir Allan plus qu'il n'avait rien désiré de son existence. Le reste avait peu d'importance.
Son attention, pourtant, revint brutalement aux sœurs Trémaine.
-Le pire, dit Javotte, c'est que tu as manqué lae bel inconnu.e !
-Lae bel inconnu.e ? Répéta Cendre.
-Iel est apparu.e comme ça, sublime, jaillit de nul part ! Personne ne savait qui c'était, personne ne l'avait vu.e auparavant !
Le jeune homme fouilla sa mémoire, sans parvenir à retrouver de qui elles parlaient.
Avant de se rendre compte qu'il s'agissait de lui.
-Iel est arrivé.e à la fin de la première danse, ajouta Anastasie en soupirant bruyamment. Je me disais que je danserais bien avec iel, mais le roi l'a attrapé.e avant...
Javotte gloussa.
-C'était très inconvenant ! Il lui a pris la main pour l'attirer dans un coin sombre... On ne les a revus qu'à la fin, pour la dernière danse !
Anastasie doubla les gloussements de sa sœur.
-Que crois-tu qu'ils aient fait, tous les deux, tout ce temps ?
Elles se laissèrent emporter par une série de petits rires, qui évoquaient irrésistiblement les derniers hoquets d'un âne agonisant.
Cendre avait reçu ces paroles en plein cœur. Il pâlit brusquement, heureusement dissimulé par son masque de suie.
Un instant, ses pensées s'embrouillèrent, désordonnées.
Le roi.
Le roi.
LE ROI, PAR RAGNOR !
Il avait dansé avec le roi !
Et soudain, Cendre se souvint de ce qu'il avait dit.
Comment l'avait-il appelé, déjà ? Sévère ? Cruel ? Sans cœur ?
Jamais il n'oserait se représenter devant lui. Pas après l'avoir insulté. Pas après l'avoir fuit ainsi. Que lui dirait-il ?
Il abandonna avec une tristesse infinie ses projets fugues magnifiques. Il eut l'impression de retomber sur terre après un rêve particulièrement beau. L'atterrissage fut brutal.
Alors, pour cacher ses plaies, il s'enferma dans le silence.
Heureusement pour lui, Lady Trémaine entra dans la pièce à cet instant. Une aura mécontente émanait d'elle. Aucun bon parti n'avait voulu de ses filles. Les deux concernées se turent aussitôt, terrifiées par les regards menaçants de leur mère, et se dépêchèrent de se retirer dans leur chambre.
Lady Trémaine lança quelques insultes à Cendre, qui n'entendit rien, puis se retira.
Le silence. La solitude. Enfin.
Le jeune homme ne se glissa pas dans son passage secret, cette nuit-là.
Il se roula dans la cendre, comme le petit être perdu qu'il était.
Et il ferma les yeux en songeant au roi. À son visage hâlé. À ses cheveux d'or. Et à ses yeux pleins de suppliques lorsqu'il avait essayé de le retenir. Il se maudit d'avoir fuit, d'avoir eut peur, d'avoir encore peur.
Et il pleura doucement la mort des rêves qu'il venait de se découvrir.
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